Être et avoir
par
Publication : février 2000
Mise en ligne : 14 mai 2010
Nos propositions forment un vaste projet de société, cohérent et réaliste, mais qui touche tant de domaines et ouvre tant de perspectives, qu’il est impossible d’en faire le tour dans chaque numéro. Nous en reproduisons donc, environ une fois par an, un court résumé, qui peut servir de plan d’ensemble, et nous n’abordons ici qu’un aspect à la fois, selon l’humeur, l’actualité et les propositions de nos lecteurs.
Je voudrais attirer l’attention sur un aspect de l’économie distributive qui n’apparait pas toujours dans l’exposé et qui est essentiel pour ses conséquences :
Parmi tant d’autres, il est un reproche à la société actuelle que l’on entend de plus en plus exprimer en ces termes : ce monde confond l’avoir et l’être. Façon simple de dire que l’être humain, qu’on veut sensible, réfléchi et imaginatif, est traité par le système mercantile comme un objet sans esprit et sans jugement.
Il serait utile de rechercher dans l’histoire comment cette confusion est née, comment elle a progressé et a été sensiblement accélérée en cette fin de siècle. Mais il est évident que notre système économique et financier entretient et développe cette confusion, par le simple fait que toute valeur est mesurée par une seule et même référence : l’argent. Il est pourtant absurde et extrêmement pervers d’entrer dans cette seule et même “comptabilité” des valeurs quantitatives, donc tout à fait mesurables, un sac de farine par exemple, avec des valeurs uniquement qualitatives, absolument PAS mesurables, l’art du boulanger par exemple. Ce monde fou a pris l’habitude de mesurer l’art du boulanger dans la même unité que les sacs de farine qu’il manipule !
Le drame est que cette confusion est aujourd’hui parfaitement digérée par un très grand nombre de gens, qui n’en ont même plus conscience. Cela va des cadres brillants qui ont appris à négocier leurs salaires, donc à se vendre avec les mêmes méthodes qu’ils présentent leurs marchandises, jusqu’aux prostituées qui connaissent les tarifs [1]. Il est bien dommage que cette confusion soit aussi le fait de paysans, qui refusent l’idée que leurs revenus ne soient pas proportionnels à leur production et veulent que leur mérite continue à être mesuré par le volume de celle-ci : bien que subventionnés, ils accueuillent encore très mal l’idée d’un contrat qui leur assurerait à vie un revenu décent et par lequel ils s’engageraient à prendre la responsabilité de l’entretien et de l’exploitation de la terre. Rares sont les efforts ou les mérites humains offerts sans compter, il faut une catastrophe pour qu’ils réapparaissent.
Autrefois, il était normal de donner un coup de main à un voisin et celui-ci préférait en donner un autre, à l’occasion, plutôt que manifester sa reconnaissance par un cadeau, plus ou moins bien reçu. Aujourd’hui, les SEL (systèmes d’échange local), sont confrontés à cette confusion quand ils veulent comptabiliser ces “échanges de bons procédés” (cette expression serait-elle ringarde ?) et qu’ils mesurent avec la même unité, même s’ils l’appellent autrement que Franc, des heures passées et des objets à vendre.
Au contraire, l’économie distributive évite l’entretien de cette confusion. Elle tranche complètement entre être et avoir parce qu’elle implique deux comptabilités distinctes. Il y a, d’une part, comptabilité et distribution des biens produits et, d’autre part, une autre comptabilité qui gère une autre distribution, celle des tâches accomplies par les gens.
Il est évident que ces deux gestions ont des points de rencontre : les choses à produire sont définies par les besoins des gens et d’autres considérations (écologie, durabilité, réserves, etc.) ; les tâches de production sont définies en fonction des quantités à produire et d’autres considérations (techniques, matériaux, etc.). Chacune des deux gestions doit donc fournir des données à l’autre, qui les prend en considération dans des débats politiques, démocratiques. Mais ces débats se situent à une échelle générale et non plus individuelle, de sorte que l’intérêt personnel, même celui des beaux parleurs, fait place à l’intérêt général : cet élargissement permet d’aborder publiquement tous les aspects économiques, au lieu de poursuivre dans le secret la recherche de profit pour quelques uns.
Il faudrait entrer dans les détails pour aborder toutes les conséquences qu’entraine cette façon de gérer l’économie sans plus confondre les choses et les gens dans une même gestion.
Au point de vue individuel, le revenu assuré sera un droit de l’Homme, le droit de vivre décemment, d’épanouir sa personnalité selon ses aspirations, donc de choisir ses activités, son mode de vie, d’alterner des périodes de travail intensif au service de la communauté et des périodes d’activité d’intérêt purement personnel. Mais chacun se sentira responsable du niveau général du revenu assuré à vie pour tous, puisque celui-ci sera fonction de la production réalisée par l’ensemble. Chacun sera donc motivé pour intervenir dans les décisions générales concernant la production des biens.
Quant aux tâches à accomplir, plus question pour un individu d’accepter un boulot stupide pour gagner sa vie, ni de pousser les autres pour se faire valoir à leurs dépens. Mais comme il s’agira d’un devoir minimum à remplir envers la communauté, celle-ci pourra décider, au cours des débats publics, des moyens à se donner pour veiller à faire valoir et respecter les décisions prises en suivant l’intérêt général.
[1] S’il les cadres qui me lisent sont choqués par cette comparaison, cela les amènera peut-être à réfléchir….