Faisons le point
par
Publication : février 2002
Mise en ligne : 27 janvier 2007
Roland Poquet ayant fait allusion à une proposition de monnaie “affectée” dans son article intitulé Au gré du vent, de notre N°1015, un lecteur lui a écrit qu’il voyait là une mesure transitoire vers l’économie distributive. Sa lettre a incité Roland à donner son point de vue à propos de nos réflexions présentes et des perspectives d’action :
Un lecteur avisé - il a été un militant de la section “JEUNES” du Mouvement Français pour l’Abondance (1) juste après la seconde guerre mondiale - se tourne vers le passé, regrette que nos idées n’aient pas progressé dans le grand public et se demande si l’Economie Distributive, telle que décrite par Jacques Duboin, « peut s’instaurer aujourd’hui brutalement, sans risques majeurs ». Et il répond aussitôt à sa propre question : « Les esprits ne sont pas prêts à un si grand changement » et « des intérêts puissants s’opposeront à un tel changement ». Aussi s’empresse-til d’ajouter « des mesures transitoires, raisonnables, réalistes et progressives, applicables de suite, s’avèrent nécessaires... » Et, prenant appui sur mon article, il s’avoue intéressé par la « création d’un revenu social réglé en monnaie de consommation, destiné à l’acquisition de produits spécifiques, non achetables avec l’euro ».
Nous voilà propulsés au coeur du débat.
Lorsque Jacques Duboin, dans les années trente, a développé ses thèses et créé le mouvement d’opinion que l’on sait, de nombreux citoyens, français et étrangers, ont pensé qu’il apportait l’alternative à une économie capitaliste acculée à gérer “la misère dans l’abondance”. La crise de 1929 avait fortement marqué les esprits et amené irrésistiblement à assurer la survie par la mise en place d’une économie de guerre. Paradoxalement, dans les dix années qui ont succédé au conflit mondial, donc encore en pleine période de rareté et de restrictions, l’enthousiasme en faveur de l’instauration de cette “économie d’abondance” n’avait pas fléchi : je puis en témoigner par ce que j’ai vu alors à Douai où Jacques Duboin, Jean Maillot, Jacques Guggenheim, Albert Ducros, Robert Laurent... remplissaient les salles. Force est de reconnaître qu’ensuite, au milieu des années soixante, le mouvement a perdu de sa vigueur. Tâchons d’en déceler les raisons.
Trois types de raisons se dégagent d’une première analyse, bien entendu non exhaustive. Certaines raisons sont directement liées aux hommes qui s’étaient donné pour mission d’animer ce mouvement. En 1963 Jacques Duboin avait en effet 85 ans. Sa succession s’avéra difficile. De nombreux disciples tenaient des discours enthousiastes mais parfois sans nuance, et ils déconsidéraient des thèses qu’ils avaient mal assimilées.
D’autres raisons relèvent des thèses elles-mêmes. Poussées dans leurs ultimes conséquences par Jacques Duboin - ce qui est le propre d’un grand théoricien - elles sont apparues, d’année en année, comme relevant d’une application trop lointaine, voire irréaliste : on ne dira jamais assez le tort causé par l’obstination à réclamer, de suite, l’égalité économique, ce que Duboin ne faisait plus dans ses derniers ouvrages. Ajoutons à cela l’usure du temps et l’impossibilité de “mise au banc d’essai” de ces thèses dans un pays, sachant que l’économie distributive n’est pas conçue pour permettre à un groupe de gens de vivre en marge des autres, mais pour toute une société humaine. Contrairement aux SEL, la monnaie que nous proposons n’est pas une monnaie parallèle mais bien une monnaie destinée à être la monnaie légale remplaçant la monnaie capitaliste.
Mais l’essentiel n’est sans doute pas là. Les vraies raisons tiennent, à mon sens, à la rapide évolution de nos sociétés occidentales.
Nous en retiendrons deux.
Tout d’abord l’évolution de l’économie libérale à partir des années soixante : l’économie a changé de vitesse dans les pays supérieurement équipés, ouvrant toutes grandes les portes de la société de consommation. Alors que la relance de la production à un rythme accéléré pouvait conduire, pensait-on, au retour des difficultés que le capitalisme avait connues de 1929 à 1939 - notamment ses crises de surproduction - on assistait à la mise en place, empirique sans doute, d’une parade d’autant plus surprenante qu’elle était inattendue : l’abandon du seul terrain de la satisfaction des besoins au profit de la surexcitation des désirs. Il faut relire, par exemple, “Les choses - une histoire des années 60”, de Georges Pérec, et repenser aux évènements de mai 1968 qui ont marqué le dernier (?) soubresaut de l’être contre l’objet, contre la “chose”. Au lieu de réduire l’offre, on allait la multiplier, tout en utilisant les moyens de séduction d’une publicité délirante. La plupart des femmes n’utilisent pas de parfum ? on saura le rendre indispensable, non par la création de cinq ou six produits nouveaux mais de cent s’il le faut. La nécessité d’acheter une voiture ne se fait pas sentir ? Le Président Pompidou promettra une voiture dans chaque foyer pour 1970. Pour ce faire, on lancera sur le marché, pêle-mêle, d’anciens et de nouveaux produits en prenant bien soin de réduire les durées d’usage. Peu importe l’énorme gaspillage de matière premières et d’heures de travail : la machine économique doit tourner de plus en plus vite au risque de s’enrayer. Et le pari est gagné ! Le futile le dispute à l’utile, ce qui en soi n’est pas condamnable, mais entraîne une production délirante d’objets-gadgets qu’on nous fait admettre comme nécessaires et indispensables. Et si l’on demande la justification d’une telle pratique, on nous répond que c’est le prix à payer pour conserver notre liberté de choix et d’action !
L’autre raison essentielle est d’ordre sociologique et politique. Face à cette poussée fulgurante de l’expression et de la satisfaction des désirs de tout un chacun, le sens du collectif et de la solidarité font place à un phénomène d’individualisation hostile à toute politique centralisée ou étatisée. Le modèle autoritaire soviétique est brandi comme un épouvantail, la chute du Mur de Berlin sonne le triomphe de l’économie libérale et le glas de toute réflexion sur l’or-ganisation rationnelle de l’économie. L’application des principes de l’économie distributive réclamant un minimum de rationalité, il devient évident pour beaucoup que cette perspective n’est plus envisageable. La mort de l’utopie a été célébrée et proclamée : seuls demeurent acceptables, nous dit-on, les mouvements de résistance citoyenne qui seront chargés d’apporter un peu d’ordre dans cette économie néolibérale, certes turbulente, voire souvent néfaste, mais irremplaçable, car le marché a ses vertus, qu’hélas la vertu ne connaît pas : les méfaits de l’économie de marché sont là pour nous le rappeler.
Où en sommes-nous en ce début de XXIème siècle ? Tâchons de faire le point. Nous venons d’évoquer l’émergence de la société de consommation dans les années d’après guerre, connues sous le nom des “Trente Glorieuses” ; nous assistons actuellement au processus suivant, dit de mondialisation. L’économie libérale est conséquente avec elle-même : elle va jusqu’au bout de sa trajectoire et ce n’est pas sans causer, comme toujours, d’énormes dégâts :
" les inégalités se creusent dans chaque pays, quel que soit son degré de développement,
" ces inégalités risquent de nous faire assister à des affrontements dont les événements du 11 septembre ne donnent qu’une faible idée,
" la machine économique est structurée de telle sorte (concurrence, profit, spéculation...) qu’elle gangrène tous les secteurs de l’activité, célébrant de façon inconsidérée la toute puissance de l’objet et s’ingéniant à affaiblir tous les moyens propres à l’épanouissement de la personne humaine. On ne dira jamais assez à quel point l’absence de perspectives et de projets pour la jeunesse se révèlera catastrophique pour le devenir de l’humanité.
Face à ces mesures, des forces citoyennes se lèvent, se rassemblent, interpellent l’opinion et les gouvernants, essaient d’amener ceux-ci à corriger les inégalités et les errements de l’économie libérale. Les plus conséquents d’entre eux ont lu Jacques Duboin et certaines de leurs propositions sont directement inspirées des principes de l’économie distributive : Réflexions de Jacques Robin et de Patrick Viveret au sujet d’une monnaie affectée à certains achats (monnaie non convertible et non thésaurisable). Reconnaissance par d’autres, tels René Passet et Yoland Bresson, de l’inéluctable rupture du lien emploi/revenu et, en conséquence, souhait de voir qu’un revenu minimum soit garanti afin de supprimer l’extrême misère de nombreux citoyens. Défense enfin de « la distribution d’une monnaie de consommation (Duboin) et l’assignation d’un prix politique à des produits sans coût ni valeur d’échange mesurables » par le philosophe et sociologue André Gorz, qui ajoute : « il faut évoquer ce terme ultime dès à présent en raison de sa valeur heuristique » car « ce terme ultime n’est pas très éloigné » (2). Ces solides appuis nous renforcent dans notre conviction que les principes de l’économie distributive sont plus que jamais pertinents :
" la réduction par moitié, en un siècle, du nombre d’heures travaillées ne permet plus à l’emploi d’être un support efficace à la formation des revenus. Ce fait entraîne la rupture du lien entre emploi et revenu si l’on veut éviter le développement d’une énorme bureaucratie pour capter une part des revenus et la redistribuer. L’attribution d’un revenu à chacun et la répartition des emplois entre tous supprimeraient du même coup et la misère et le chômage.
" les usages monétaires sont devenus pernicieux : argent sale, profits exorbitants, spéculation éhontée font bon ménage. L’argent est devenu une fin en soi. Seule une monnaie qui s’annule à l’achat, non thésaurisable et non spéculative, permettrait d’y mettre fin.
Quelle doit être, dès lors, une action efficace destinée à remettre l’homme au coeur du dispositif économique ? - Elle ne peut que mettre en perspective les principes que nous venons d’énoncer concernant l’emploi, le revenu et la monnaie, afin qu’ils nous servent de lanterne, selon la belle expression du poète René Char placée en exergue de cet article, même si certains pensent que nous n’atteindrons jamais l’impossible. Si bien que :
" tout ce qui contribue à accentuer la distribution des revenus hors emploi doit être encouragé : l’attribution à chacun d’un revenu minimum garanti relève d’un combat prioritaire à mener sans répit.
" toutes les réflexions et tentatives visant à faire de la monnaie non un instrument de spéculation et d’exploitation, mais d’échange pur et simple, sont à accompagner (SEL, monnaies affectées à l’acquisition de produits spécifiques et s’annulant au premier achat...).
Ce sont là, à mon avis, des mesures transitoires susceptibles de sensibiliser un large public et d’aller dans le sens d’une juste évolution de nos pratiques économiques et monétaires.
Ce qui n’empêche d’ailleurs pas, et dans le même temps, la menée de combats parallèles, telles que les réflexions poussées de Patrick Viveret, incitant à reconsidérer la richesse - mais comment introduire de l’humain dans des mécanismes qui ne sont comptables que de l’objet ? - ou les légitimes revendications liées à l’écologie - mais les Verts n’ont-ils pas récemment défendu devant l’Assemblée un projet de loi sur l’eau, « progressivement vidé de son contenu, sous la pression des lobbies industriels et agricoles », selon l’expression du député Noël Mamère ?
Enfin, et au-delà de ces considérations économiques et monétaires, une vaste réflexion, rarement menée, est à engager sur les structures démocratiques de tous ordres à renforcer ou à mettre en place pour que l’application des règles distributives ne soient pas un obstacle au but poursuivi, à savoir le plein épanouissement de la personne humaine : liberté d’expression, libre initiative, saine émulation, laissez-passer accordé à la création dans tous les domaines, définition de projets (du local au planétaire) capables de réveiller les enthousiasmes et de mobiliser les talents grâce à la concertation de toutes les forces vives. Le contrat civique imaginé par Marie-Louise Duboin va dans ce sens.
En un mot, cesser de s’en remettre aux forces aveugles du marché pour faire confiance aux capacités de régulation de la société par les citoyens. Et une fois pour toutes, clamons-le bien fort, cela n’a rien à voir avec la gestion de la rareté par un peuple “d’analphabètes et de mystiques” (selon l’expression pleine de causticité de Fernando Pessoa) qu’a connue l’URSS en 1917 ; quant aux règles démocratiques régissant nos pays, elles sont à mille lieues de l’héritage autoritariste des tsars et de ceux qui leur ont succédé.
La rédaction de ces lignes ayant été déclenchée par un abonné à la Grande Relève, je me dois de faire état de sa dernière proposition : peut-on envisager la mise au point de mesures transitoires par les abonnés et les sympathisants, ou bien par des contacts divers (lettres, fax, email...) ?
Une première réflexion m’amène à répondre que des réunions de travail, région par région, sont envisageables et que La Grande Relève est toute disposée à annoncer que tel ou tel abonné en prend l’initiative. Parallèlement, la correspondance entre abonnés me paraît efficace et cette Tribune libre permet de faire avancer le débat. Les rédacteurs des articles étant tous bénévoles, rien ne s’oppose à ce qu’un lecteur propose un article ou interpelle un autre rédacteur. Tant il est vrai que l’écrit oblige à plus de réflexion et plus de concision que le débat oral. Enfin, ce qui me paraît indispensable actuellement, c’est de confronter nos thèses aux réflexions des représentants de la société civile rompus aux mille et un détours de l’économie et de la finance : c’est la raison pour laquelle nous gardons un contact actif, que nous espérons fructueux, avec ceux, et bien d’autres, que j’ai cités dans cet article. Avec l’espoir que toutes ces forces se rassembleront enfin autour d’un même projet.