Histoire d’Hommes
par
Publication : octobre 1976
Mise en ligne : 11 mars 2008
Le plateau verdoyait sous un ciel lumineux. Dans les
arbres qui ployaient sous leur charge de fruits, les oiseaux chantaient
et se poursuivaient dans l’allégresse qu’engendrait l’air frais
de ce matin d’été.
Ecolier en vacance, Pierrot se promenait, tenant d’âne main une
pomme mûre qu’il croquait à belles dents tandis que de
l’autre il semblait accroché au bras de son gigantesque grand-père
tel un singe à une branche maîtresse.
Tout lui souriait et il s’étonnait de voir que les habitants
du pays, qui saluaient son aïeul au passage, n’avaient pas l’air
de participer à l’euphorie générale qu’entonnait
la nature.
- Dis grand-père pourquoi les gens, ici, sont-ils si tristes
?
Le géant ne répondit pas tout de suite et se contenta
de bougonner à la première récidive de celte question
qui semblait l’embarrasser.
Devant l’insistance de Pierrot il s’arrêta et tendant un doigt
vengeur vers un édifice tout rose aux lignes élancées
le faisant ressembler à une immense corole, il se décida
à prendre sa question en considération.
- Tu vois ce réservoir qui nous cache une partie du ciel, là-bas,
ce béton disgracieux qui jure dans le paysage ?... c’est de lui
que nous vient tout le mal...
L’émotion l’étreignait trop fort, il ne put poursuivre
et se contenta de conclure par ces mots :
- C’est toute une histoire que je te conterai plus tard quand tu seras
grand.
- Pourquoi plus tard, dit l’enfant : il y a donc des passages interdits
aux moins de 18 ans dans ton histoire ?
- Non, mais tu ne comprendrais pas. - Tu crois ? Dis toujours, on verra
bien.
Il y eut d’abord un long silence, puis l’aïeul se décida
enfin à accéder au désir du « petit ».
- Et bien voilà... Je vais essayer d’être simple.
Du temps où j’avais ton âge, il n’y avait pas d’eau sur
ce plateau. On allait la chercher tout en bas dans la plaine. Elle se
vendait dix sous la jarre.
Seul le père Simon avait un puits très profond d’où
il tirait, avec une chaîne enroulée à un tambour
mu par une grande manivelle, de quoi boire et arroser son jardin. Il
faisait des envieux et on le chahuta tant qu’il finit un jour par céder
à la pression populaire. Il embaucha les cent gars les plus solides
du village leur offrant cinq sous pour chaque jarre qu’ils tiraient
et que, lui, vendait six sous.
On ne manqua pas de le traiter de profiteur mais les maraîchers
et les travailleurs y trouvèrent quand même leur compte.
C’était le bon vieux temps. Tout le monde avait du travail et
nos jardins, bien arrosés, fournissaient assez de produits pour
nourrir toute la population.
Malheureusement un gars venu de la grand’ville, un beau matin, acheta
la terre du père Simon et eut l’idée d’installer une pompe
à moteur et ce réservoir de stockage. L’eau se mit à
couler dans les caniveaux que c’en était une bénédiction.
La payant à l’ouverture des vannes elle revenait, d’après
les calculs des experts, dix à vingt fois moins cher qu’autrefois.
Tout faisait donc présager une nouvelle ère de prospérité.
Hélas ! le moteur faisant le travail de près de cent hommes,
ce résultat était obtenu avec le concours de deux seuls
ouvriers juste nécessaire pour surveiller et entretenir la pompe
et manoeuvrer les vannes. Les légumes et les fruits devinrent
encore plus abondants chez nos maraîchers. Mais nos travailleurs
réduits pour la plupart au chômage n’avaient plus d’argent
pour les leur acheter. Ils furent contraints de descendre chercher du
travail dans la plaine, où ils furent rejoints par les ouvriers
agricoles en surnombre sur des terres remises en jachères. Rapidement
le plateau se dépeupla et il ne resta plus que les vieux.
Mais le travail, là-bas aussi, commença à manquer
et on vit revenir peu à peu tous ces jeunes, la rage au coeur.
Les uns voulaient détruire ce moteur et le réservoir objets
de leur malheur, les autres ne parlaient que de s’en emparer pour les
utiliser à leur seul profit.
Ce sont ces derniers qui l’emportèrent.
L’eau se remit à couler dans les caniveaux pendant quelque temps
mais cessa rapidement car les maraîchers n’avaient pas d’argent
pour l’acheter au prix qu’en demandaient les nouveaux distributeurs.
Ces derniers avaient beau expliquer qu’ils avaient, eux aussi, des besoins
élémentaires à satisfaire et une famille à
nourrir, ils n’en passaient pas moins pour de paresseux fonctionnaires
se mettant à cent pour faire le travail d’un seul homme.
- Mais grand-père, dit l’enfant, au « bon vieux temps »
comme tu dis, ils étaient aussi cent à tirer de l’eau
et tout semblait s’équilibrer. Est-ce parce qu’ils ont plus d’eau
encore avec moins d’effort que tous ces gens sont mécontents
?
- Non, mon gars, il paraît que nous sommes atteints d’une grave
maladie qui s’appelle l’inflation et que pour s’en guérir il
faut se restreindre.
- Se restreindre parce qu’il y a trop d’eau et qu’on peut espérer
de très belles récoltes ?
- Je t’avais bien dit que ce n’était pas une histoire pour enfant.