II. Changement climatique : De la controverse au débat démocratique
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Publication : avril 2011
Mise en ligne : 8 mai 2011
La controverse trop médiatisée sur la réalité du changement climatique et ses causes principalement anthropiques, en franchissant l’enceinte de l’Académie des sciences, en France, a frôlé le ridicule. Pour Guy Evrard, outre qu’elle peut justifier l’inaction, son instrumentalisation évite surtout une autre controverse, bien plus politique, sur la responsabilité du libéralisme économique, son incapacité à remédier aux désordres qu’il génère et, pire encore, sa volonté d’ouvrir un nouveau domaine marchand. De façon plus générale, elle masque l’incurie du productivisme. Il s’agit bien d’esquiver un véritable débat sur notre système économique et social, qui jetterait les bases d’un autre avenir. C’est donc la démocratie qui est interrogée dans la deuxième partie de cet article, dont le début I a été publié dans GR 1118.
Un regard ponctuel sur deux sites Internet de la presse écrite généraliste révèle la difficulté d’un débat serein et constructif sur le sujet dans le grand public, par média interposé, sans organisation de la discussion, même si l‘on peut se réjouir d’une participation significative. Ainsi, trois exemples qui ont donné lieu chacun à plus d’une centaine d’échanges entre lecteurs : le dossier publié dans le blog du Monde Diplomatique en décembre 2009 [24], à la veille de la conférence de Copenhague, qui tentait une synthèse des données, réfutant en introduction le scepticisme sur la réalité du réchauffement climatique lié aux activités humaines ; une interview du glaciologue Claude Lorius, dans le blog du Monde.fr, en janvier 2011 [25], à l’occasion de la publication de son livre Voyage dans l’anthropocène ; enfin, un article du Monde.fr, Le changement climatique aurait contribué à la chute de l’Empire romain, également en janvier 2011 [26], reprenant une étude publiée dans le magazine Sciences. La plupart des lecteurs, parfois péremptoires, affichent leur camp. Certains tentent une approche réellement constructive. D’autres généralisent à la crise environnementale. D’autres encore se positionnent d’emblée sur le terrain politique. Alors, a-t-on avancé ou seulement alimenté la controverse ?
Recueillir l’avis des lecteurs en les laissant débattre entre eux sans intervenant qualifié et sans synthèse progressive reste un simulacre de démocratie. Les échanges sont mieux structurés sur le site de discussion Wikipédia [27] ouvert sur le sujet, mais aident-ils davantage les internautes à forger leur opinion ? Pour que les citoyens exercent leur responsabilité sur des bases solides, ils doivent puiser les savoirs aussi à d’autres sources, éviter de se laisser piéger dans un débat de pure forme. Chacun doit pouvoir apporter sa pierre à l’édifice, mais il faut un maçon. Trouver des données sur Internet n’est pas si difficile, juger seul de leur fiabilité et les mettre en cohérence impose d’acquérir les connaissances requises, de les éprouver et de les valider continuellement au contact de spécialistes. Demander l’avis des gens, comme le font souvent les sondages, à chaud d’une actualité qui a déversé des informations en boucle et les commentaires de chroniqueurs patentés, est peu crédible. Mais n’est-ce pas sur ce mode que s’est établie la relation entre le monde politique, les médias et les citoyens, invitant ces derniers à emprunter des voies toutes tracées ? Que les scientifiques aient quelque difficulté à faire comprendre leur travail n’est alors plus surprenant. Hervé Le Treut, l’un de nos éminents climatologues, au cours d’une récente conférence au pays de La Grande Relève [28], s’étonnait qu’aucune adresse aux citoyens sur le sujet n’ait émergé de groupes de réflexion, et pas davantage au sein des formations politiques, à l’approche d’une échéance électorale majeure. Notre démocratie a sans doute besoin de nouvelles structures d’échanges, institutionnelles ou non, pour de nouvelles avancées.
Une dimension politique révélatrice de la controverse
Phénomène intéressant, la controverse suscite une mobilisation soutenue des sciences humaines, au-delà de la confrontation sur les données scientifiques proprement dites. Ainsi, le colloque international Controverses climatiques, tenu à Bruxelles et à Paris en octobre 2010 [29], visait à apporter un éclairage à la fois sur le fond (l’interprétation des données, les incertitudes), les acteurs (le GIEC, sa composition, son mode de fonctionnement, les sources de financement, l’action publique) et la forme (la médiatisation, les représentations et les réactions de la population). Cependant, de telles rencontres concentrent principalement un public universitaire et laissent la question ouverte du dialogue avec les citoyens.
Sur le fond, comme nous l’avons vu en conclusion de la première partie, I, le consensus est à peu près rétabli entre spécialistes. Mais on apprend comment les incertitudes inhérentes aux données scientifiques servirent à construire le doute, et pour quelles raisons. D’abord aux États-Unis, précurseurs dans la défense de l’environnement et dont la communauté scientifique était pratiquement unanime sur la reconnaissance du réchauffement climatique et de ses causes anthropiques possibles, lors de la formation du GIEC [*], en 1988. D’ailleurs, on imagine bien que sans ce consensus américain le GIEC n’aurait jamais vu le jour. C’est à ce moment-là que le doute a été instillé par quatre personnages, scientifiques influents [30], qui avaient auparavant soutenu le projet de guerre des étoiles, dans le contexte de la politique ultralibérale mise en place par Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Ils avaient déjà contesté les dangers du tabac pour la santé, la réalité des pluies acides, l’importance du trou dans la couche d’ozone et la nocivité du DDT. S’opposant à toute intervention de l’État, leur motivation, essentiellement idéologique, reposait sur le fondamentalisme du marché libre, tout mécanisme de régulation conduisant, selon eux, au socialisme ! À partir de 1992, le président G.H.W. Bush, qui avait pourtant appelé à l’action contre le réchauffement climatique, renonça et l’on sait qu’ensuite le protocole de Kyoto ne fut jamais signé par les Américains, sous la pression notamment des lobbies de l’énergie. En particulier Koch Industries, dont les frères Koch financent une multitude de think tanks [31] qui militent pour l’ultralibéralisme et le mouvement Tea Party [32]. Depuis, les sociologues ont observé que les réticences dans la population américaine persistent en majorité chez les électeurs républicains et, plus généralement, dans les milieux conservateurs. De toute façon, le président démocrate Barack Obama déclarait, dans son discours d’investiture, le 20 janvier 2009, comme nouveau décideur environnemental [33] : « La question qui se pose à nous n’est pas […] de savoir si le marché est une force qui œuvre pour le bien ou pour le mal. Sa capacité à produire de la richesse et à propager la liberté est sans égale ».
En France, où la pratique des think tanks n’est pas développée comme aux États-Unis, le mouvement de scepticisme s’est appuyé sur des personnalités scientifiques de l’Institut de Physique du Globe de Paris (voir I), dont les travaux de géodynamique ne concernent pas spécifiquement l’étude du climat. Jalousant peut-être, pour certains, les crédits de recherche publics dont bénéficient les climatologues en cette période, sans exclure non plus les querelles d’ego, leur motivation profonde est sans doute d’abord à rechercher également sur des bases idéologiques [34], [35], [36]. La prise en charge publique et collective de l’action au service de l’intérêt général, qui devient une exigence tant à l’échelle régionale que planétaire, face au réchauffement climatique et face à la crise écologique dans son ensemble, apparaît comme une menace sérieuse pour le dogme libéral. D’ailleurs, la conférence de Copenhague [37], en décembre 2009, a montré que la manipulation des pouvoirs politiques au service des grands intérêts privés pouvait, sur ces sujets, être remise en question par la contestation populaire et par les dirigeants de certains pays en développement. Mais, en même temps, on observe en France depuis quelques années une certaine défiance envers les expertises publiques, sur laquelle surfent “allègrement” les climato-sceptiques. Un paradoxe qui reflète la double revendication d’un engagement effectif des pouvoirs publics au service de l’intérêt général et de l’indispensable contrôle citoyen, c’est-à-dire de la démocratie.
La stratégie du doute, le dénigrement à la fois du travail scientifique, de l’organisation et des finalités du GIEC, et jusqu’à la récupération du déni de démocratie, ont donc été mobilisés, avec l’aide des grands médias, en France comme aux États-Unis, pour émousser la motivation des citoyens face aux changements des modes de vie auxquels nous allons devoir faire face ; en espérant maintenir le statu quo d’un capitalisme tout juste à repeindre en vert-mode, mais qui ouvrirait progressivement de nouveaux domaines marchands en toute liberté. Objectivement, les climato-sceptiques évitent ainsi non seulement la remise en cause du système économique et social dominant, mais ils contribuent à son renforcement. Rappelons-nous aussi que Claude Allègre avait déjà minimisé les dangers de l’amiante, y compris sur le campus de Jussieu, lorsqu’il en était le ministre de tutelle [38]. Enfin, des relations se sont établies de toute évidence entre climato-sceptiques de part et d’autre de l’Atlantique [35], [36], [39].
« Si le GIEC [*] n’existait pas… il faudrait l’inventer ! »
C’est en ces termes que s’achève le livre Climat, une planète et des hommes [40], suggéré aux lecteurs de la GR à la fin de la première partie de l’article. Les auteurs (26 scientifiques autour de la discipline) ne négligent pas la dimension sociologique de la controverse, mais ils renvoient à la société les raisons probables de son scepticisme : « La réalité, c’est que le message du GIEC gêne. Il gêne tous ceux qui produisent ou utilisent les énergies fossiles, aussi bien les lobbies énergétiques et industriels que la majorité des citoyens (qu’ils soient propriétaires de voitures ou amateurs de vacances lointaines, entre autres). Il gêne ceux qui affirment que les progrès technologiques permettront toujours à l’homme de s’en sortir. Il gêne ceux, parmi les écologistes, qui rêvent de décroissance et qui, détournant le principe de précaution de son véritable sens, ont déclaré la guerre au progrès technologique comme moyen de lutte contre le changement climatique. Il gêne enfin les politiques en les forçant à agir en fonction du long terme ». Tous ceux-là accusent le GIEC de travestir la réalité scientifique, « … alors que la quasi-totalité des scientifiques spécialistes du sujet pensent au contraire que les rapports du GIEC sont le reflet fidèle de leurs travaux ».
Sans vouloir décrire en détail la genèse, la composition et le fonctionnement du GIEC, la procédure de production des rapports et les interactions avec les États, qui sont le résultat d’une construction complexe mais avec une volonté d’excellence scientifique et d’équilibre dans la sélection des experts, essayons néanmoins de fournir quelques repères essentiels [1], [41] :
Ce sont les chercheurs eux-mêmes qui, à force de confrontation de leurs travaux dans leurs propres instances, c’est-à-dire principalement dans les revues à comité de lecture et dans les colloques, ont pris l’initiative d’interpeller la société, notamment à la Conférence de Stockholm en 1972, puis à Rio en 1992. C’est le Programme des Nations-Unies pour l’environnement (PNUE), formé à l’issue de la conférence de Stockholm, et l’Organisation Météorologique Mondiale (OMM) qui décidèrent la création du GIEC, en 1988, dans le but d’anticiper les conséquences possibles du réchauffement climatique sur les activités humaines. Il s’agit d’une décision politique, pour une mission d’expertise inscrite dans la durée, à l’échelle mondiale. Le GIEC lui-même ne conduit ni ne décide aucun programme de recherche. Sa structure permanente est limitée à un secrétariat d’une dizaine de personnes. Les experts font acte de candidature dans les différents pays et ne sont pas rémunérés (des moyens de financement sont toutefois assurés pour la participation des experts des pays en développement).
Le principal travail du GIEC consiste à élaborer, à intervalle régulier (1990, 1995, 2001, 2007, le prochain prévu en 2014), un rapport d’évaluation des informations scientifiques, techniques et socio-économiques disponibles dans la période sur les changements climatiques. Cette production obéit à des règles de procédure qui garantissent trois finalités : 1• les représentants des États sont impliqués dans le processus, 2• la fiabilité scientifique des énoncés est assurée et 3• les degrés de certitude sont précisés. L’association étroite des États à la mise en place des instances d’expertise, à l’élaboration, l’approbation et l’adoption des rapports est justifiée par la possibilité qu’ont tous les membres du PNUE et de l’OMM de contribuer au GIEC, et par l’utilisation des rapports dans les négociations internationales. Les instances d’expertise sont mises en place au cours de sessions plénières dans lesquelles les États occupent une place centrale et où sont associés, comme observateurs, des représentants des associations environnementales et des secteurs industriels intéressés. Les membres du bureau du GIEC et son président sont élus pour la période d’élaboration d’un rapport, sur des listes proposées par les États. Les personnes retenues doivent être des scientifiques reconnus pour leurs compétences, en veillant à la diversité de leurs domaines de spécialité, de leurs points de vue et de leurs origines géographiques. Le bureau du GIEC établit le programme de travail et précise les missions de chacun des trois groupes de travail (voir I), dont les bureaux désignent à leur tour les experts chargés de l’expertise, auxquels pourront être associés, de manière plus informelle, des spécialistes de renom non signalés par les États. Sur ces listes sont identifiés, pour l’élaboration du rapport, les auteurs principaux coordinateurs, les autres auteurs principaux, les contributeurs, les examinateurs et les responsables éditoriaux. Les coordinateurs et les autres auteurs principaux rédigent une première version du rapport de leur groupe de travail. Ces pré-rapports doivent offrir « une évaluation complète, objective, ouverte et transparente des informations scientifiques, techniques et socio-économiques pertinentes pour la compréhension des fondements scientifiques du risque d’un changement climatique d’origine humaine, de ses impacts potentiels et des options disponibles pour s’y adapter et en atténuer les conséquences ».
Après une première revue par les experts examinateurs et la prise en compte de leurs observations par les auteurs principaux, les représentants des gouvernements membres du GIEC et les organisations non gouvernementales admises comme observatrices sont invités à faire connaître leurs commentaires sur chaque pré-rapport au groupe de travail concerné. Les principales conclusions retenues par les groupes de travail dans leur rapport complet, puis dans les résumés à l’intention des décideurs politiques doivent ensuite être approuvées et adoptées en séance plénière du groupe de travail et/ou du GIEC. L’approbation des résumés, en particulier, prend la forme d’un accord par consensus après une discussion ligne par ligne par les experts. Si des désaccords importants subsistent à l’issue de la séance plénière du GIEC, ils doivent alors être consignés. Il ne saurait toutefois y avoir de déconnexion entre le rapport scientifique complet et le résumé à l’intention des décideurs. Enfin, un rapport de synthèse est rédigé sous la responsabilité directe du président du GIEC. Il comprend le résumé pour décideurs et doit être écrit dans un style non technique. Il est soumis au même processus de révision qui associe les spécialistes et les représentants des gouvernements.
Ce regard sur le GIEC montre que l’objectif d’apporter des informations aussi fiables que possible aux États, à l’abri des manipulations de blocs géographiques ou politiques, ou même de points de vue scientifiques hégémoniques, a bien été au cœur de son organisation. Mais la controverse a mis aussi en évidence la nécessité d’échanges directs entre le monde scientifique et la société, comme la meilleure garantie de transparence lors des décisions politiques à venir. Ni le GIEC, ni les décideurs, bien sûr, ne les avaient envisagés et les grands médias, pour la plupart, se sont révélés incapables de les organiser de manière sereine et constructive. En France, ce sont les climatologues qui en ont pris eux-mêmes l’initiative.
Le nécessaire débat démocratique
On le voit, une pratique démocratique est d’autant plus nécessaire que les enjeux sont déterminants pour l’avenir de nos sociétés. La controverse climatique a d’abord été suscitée, justement, pour éviter toute remise en cause de l’ultralibéralisme, au moment où un engagement collectif paraît indispensable pour un changement radical de nos modes de vie, qui ne pourra se faire sans aborder la question sociale. En développant dans l’univers médiatique une stratégie du doute sur les faits eux-mêmes, on ne risquait pas d’en discuter les causes, ni même, momentanément, les effets. On doit aux climatologues, non seulement d’avoir lancé l’alerte sur les risques liés au réchauffement climatique, mais aussi d’avoir compris l’importance du dialogue avec les peuples comme moyen de faire bouger les États. Exerçant leur responsabilité de citoyens, de nombreux scientifiques ont ainsi décidé de transmettre aux autres citoyens les moyens de comprendre la situation, afin d’agir en toute connaissance de cause.
Une main tendue à la vraie démocratie.
Ce dialogue entre sciences et société, s’il est aujourd’hui de plus en plus à l’ordre du jour, n’est pourtant pas admis par tous, aussi bien parmi les scientifiques qu’au sein des populations, sous le prétexte des indispensables compétences. Jacques Testart, éminent biologiste, président militant de l’association Fondation sciences citoyennes, nous met en garde [42], [43] : « Dans un monde de plus en plus technologique, l’exercice des droits démocratiques n’est pas possible sans accès aux développements technologiques, que ce soit en participant à leur production ou en décidant de leurs grandes orientations ». Plus exigeant encore : « Aujourd’hui, l’enjeu de la citoyenneté n’est plus d’avoir accès à la science faite, mais bien à celle en train de se faire ». Sans méconnaître les contraintes : « Ouvrir les questions technologiques au débat démocratique implique donc de disposer d’outils pour permettre des discussions et prises de décisions éclairées sur des questions techniques, en y incluant des projections à long terme, ainsi que des capacités à évaluer les bénéfices et les risques des technologies, y compris en termes de compatibilité avec le respect de la démocratie. Certains considèrent que ces pré-requis sont impossibles et y voient même la preuve que les questions technoscientifiques ne peuvent pas s’ouvrir au processus démocratique […]. Pourtant, des dispositifs et des pratiques sont proposés, expérimentés, qui ouvrent la porte à une nouvelle ingénierie sociale adaptée à ces besoins (par exemple les conventions de citoyens) ».
En effet, faudrait-il admettre qu’un monde de plus en plus technologique échappe toujours davantage à une vraie démocratie ? C’est ce que suggère le consumérisme. Le décorticage des mécanismes à l’origine de la controverse climatique a démontré que ce risque est bien réel. Pensons également à toutes les fictions que le pouvoir de la science a pu alimenter. Nous devons donc nous convaincre que chaque citoyen doit aussi revendiquer les moyens d’accéder aux connaissances, de l’école à l’université, un autre combat de la démocratie. Ilya Prigogine, prix Nobel de chimie en 1977, dans son ouvrage La nouvelle alliance [44], voulait déjà, lui aussi, fondre la science dans la société, en 1979 : « Il est urgent que la science se reconnaisse comme partie intégrante de la culture au sein de laquelle elle se développe. [… les hommes] ont besoin d’une science qui ne soit ni un simple instrument soumis à des priorités qui lui seraient extérieures, ni un corps étranger qui se développerait au sein d’une société substrat et n’aurait aucun compte à rendre ».
Il serait aujourd’hui terriblement dangereux pour l’humanité que la démocratie abandonne ce territoire :
« L’humanité intervient désormais de façon majeure sur sa nature propre, sur son évolution et sur l’ensemble de la biosphère. Cette situation interroge la recherche scientifique et technique. Pour autant, les acteurs de la technoscience n’ont aucune légitimité à définir seuls les programmes. Ce que sera le monde demain dépend de ce qui se passe aujourd’hui dans les laboratoires. C’est pourquoi les orientations scientifiqbues comme les développements technologiques ne peuvent plus être laissés entre les mains de quelques spécialistes, ni pilotés par les seuls désirs de profit et de puissance. L’heure est à une mobilisation des consciences et à un dialogue renouvelé entre scientifiques et citoyens » [42]. |
Ce n’est sans doute pas un hasard si la science participative s’est d’abord développée dans les sciences naturelles, l’observation de notre environnement étant la première source de connaissances accessible à tous. Les clubs naturalistes sont en effet une tradition ancienne, et aujourd’hui le grand public peut participer officiellement au recensement de la biodiversité, y compris dans les villes [45]. Mais cette participation est parfois ressentie par les chercheurs académiques comme une piètre compensation de l’insuffisance des moyens que la puissance publique leur attribue, soulevant donc en même temps la question des compétences. C’est en tout cas l’objet d’un débat intense que relaient Telabotanica et la Fondation sciences citoyennes. Quoi qu’il en soit, il est logique et rassurant que dans les rapports de l’homme à son environnement, alors que le cordon ombilical est menacé, resurgisse le besoin de plus de démocratie et, singulièrement, la nécessité du dialogue entre sciences et société, parce que chacun mesure combien les sciences sont devenues indispensables à la compréhension de notre biosphère et à la maîtrise de notre avenir. Analysant les dispositifs institutionnels actuels, Yannick Rumpala remarque ainsi : « L’objectif de développement durable tend à constituer un appui pour remettre en cause des routines démocratiques [46] ».
Dominique Bourg et Kerry Whiteside, dans leur ouvrage Vers une démocratie écologique [47], dont nous avons déjà commenté un article dans la GR [48], s’appliquent davantage à la réflexion politique : « Confier notre salut au progrès technologique et à l’économie relève de l’illusion. Car la solution est politique : c’est à la refondation de notre démocratie représentative qu’il nous faut tendre ». À côté d’un Sénat qui aurait à cœur de préserver l’avenir en se dégageant du conservatisme des situations acquises, ces auteurs revendiquent une intervention plus institutionnelle des ONG et, plus généralement, celle des citoyens : « la démocratie écologique multiplie les possibilités de contribution du public à l’élaboration des normes environnementales, non seulement par le biais d’audiences de pure forme, mais grâce à des dispositifs tels les sondages délibératifs et les conférences de citoyens. Dans ces forums, les gens parviennent à une réflexion sur les conséquences futures du développement et sur les décisions de réglementation prises en leur nom ». Cependant, si D.Bourg dénonçait déjà, dans un article antérieur [49], l’organisation libérale de la société, les auteurs ne semblent pas considérer la crise sociale et la crise écologique comme deux conséquences liées du capitalisme. C’est donc finalement aussi la mécanique institutionnelle de la démocratie qui semble être davantage leur projet.
Jean Gadrey [50], sur son blog d’Alternatives économiques, ouvert aux échanges avec les lecteurs, voit dans certaines des propositions de D.Bourg, notamment celle d’une académie du futur, composée de chercheurs internationalement reconnus ayant pour mission de veiller à l’état de la planète, en quelque sorte la mission du GIEC concernant le réchauffement climatique, le risque d’une expertocratie, qui se limiterait à la question écologique et tiendrait à l’écart la société civile. Cette critique recouvre, selon nous, deux axes essentiels pour une avancée décisive de la démocratie : 1• imaginer quels mécanismes, institutionnels ou non, au-delà de la représentation (d’une part) et de la spontanéité occasionnelle (d’autre part), permettraient d’associer avec davantage de continuité la société civile à la démarche scientifique, et pas seulement sur les questions environnementales, 2• montrer comment la crise sociale et la crise écologique sont intimement liées et résultent de la même stratégie économique et politique imposée par le capitalisme. Il s’agit bien d’une bataille politique.
On pourra lire également le compte-rendu d’un colloque organisé en novembre dernier par l’hebdomadaire Politis, associé à trois associations, dont la Fondation sciences citoyennes, sur le thème La science face aux citoyens, publié par l’association Global Chance [51].
[24] Philippe Rekacewicz, Changements climatiques : le grand tournant, Le Monde Diplomatique, Les blogs du Diplo, 04/12/2009.
[25] Interview de Claude Lorius, à propos de son livre avec Laurent Carpentier, Bienvenue dans une nouvelle ère géologique, l’anthropocène, blog Le Monde.fr, 14/01/2011. C. Lorius est glaciologue, membre de l’Académie des sciences.
[26] Revue de presse, Le changement climatique aurait contribué à la chute de l’Empire romain, blog Le Monde.fr, 19/01/2011.
[27] Wikipédia, Discussion : Controverses sur le réchauffement climatique. http://fr.wikipedia.org/wiki/Discussion:Controverses_sur_le_r%C3%A9chauffement_climatique
[28] Hervé Le Treut, Le changement climatique. Réalité ? Conséquences ? Urgence ? Quelles mesures mettre en œuvre localement ? Conférence-débat organisée par le mouvement associatif (CADEB), le 09 février 2011, au Vésinet (78).
[29] Colloque international Controverses climatiques, sciences et politique, organisé conjointement par la Faculté des sciences de l’Université libre de Bruxelles et Sciences Po Paris, 27-28-29 octobre 2010. http://climatecontroversies.ulb.ac.be/francais http://www.iddri.org:80/Activites/Conferences-internationales/Controverses-climatiques-sciences-et-politique/
[*] * GIEC = Groupe d’experts inter gouvernemental sur l’évolution du climat.
[30] Naomi Oreskes et Erik Conway, Merchants of doubt. How a handful of scientists obscured the truth on issues from tobacco smoke to global warming, dans référence 29. La stratégie du doute fut conduite par quatre hauts responsables scientifiques américains, initialement impliqués dans le soutien au projet star wars (Strategic Defense Initiative) de Ronald Reagan. Robert Jastrow (astrophysicien), Frederick Seitz (physicien, président de la National Academy of Sciences) et William Nierenberg (physicien nucléaire), fondèrent le George C. Marshall Institute en 1984, à Washington DC, un think tank destiné à contrer le boycott de nombreux scientifiques américains contre le projet (une pétition rassembla 6500 signatures de scientifiques et d’ingénieurs, fait sans précédent aux Etats-Unis) ; ils furent rejoints par S. F. Singer (spécialiste des fusées, partisan de la guerre froide). Frederick Seitz était consultant auprès de la RJ Reynolds Tobacco.
[31] James Hoggan, Climate cover-up. The crusade to deny global warning, dans référence 29.
[32] Jane Mayer, Covert operations. The billionaire brothers who are waging a war against Obama, The New Yorker, august 30, 2010. http://www.newyorker.com/reporting/2010/08/30/100830fa_fact_mayer
[33] Pascal Acot, Climat, un débat dévoyé ?, éd. Armand Colin, 2010, p.93. Pascal Acot est philosophe et se consacre à l’histoire de l’écologie scientifique et des sciences environnementales au CNRS.
[34] Olivier Godard, Ce qui distingue expertise et controverses scientifiques de la campagne climato-sceptique en France, dans référence 29.
[35] Stéphane Deligeorges, Controverses climatiques. A propos du GIEC et des climato-sceptiques, émission de France culture, avec Stéphane Foucart, Olivier Godard et Michel Petit, le 25/10/2010, à 14 h. http://www.franceculture.com/emission-continent-sciences-controverses-climatiques-2010-10-25.html
[36] Stéphane Foucart, Le populisme climatique. Claude Allègre et Cie, enquête sur les ennemis de la science, éd. Denoël, octobre 2010.
[37] Voir La Grande Relève 1105, spécial Copenhague, janvier 2010.
[38] Comité anti-amiante Jussieu, Claude Allègre : un vrai danger pour la santé publique ! Communiqué de presse, 17 octobre 1997. http://amiante.eu.org -/ComPresse/971017comp.html
[39] Gilles Toussaint, Controverse climatique. Un climat de défiance, à partir des dossiers Notre planète de lalibre.be, 30 novembre 2010. http://changer-le-reve.blogspot.com/2010/11/controverse-climatique-un-climat.html
[40] Pierre Bacher et Michel Petit, Et si le GIEC n’existait pas ?, dans référence 23, page 299.
[1] Portail du GIEC : http://www.ipcc.ch/home_languages_main_french.htm 23. Présenté par Erik Orsena et Michel Petit, Climat, une planète et des hommes, éd. Cherchemidi, Paris, 2011.
[41] Olivier Leclerc, Chapitre 2 :Les règles de production des énoncés au sein du GIEC, dans R. Encinas de Munagorri, Expertise et gouvernance du changement climatique, Paris, LGDJ, coll. “Droit et société”, tome 51, 2009, p.59-92.
[42] Catherine Bourgain, Agnès Sinaï et Jacques Testart, Le peuple peut investir le débat scientifique, à condition d’être formé, l’Humanité dimanche, du 24 février au 2 mars 2011, pp.42-43. Les mêmes auteurs, Labo Planète, ou comment 2030 se prépare sans les citoyens, éd. Milles et une nuit, 2010. On doit à Jacques Testart les premiers succès de la fécondation in vitro en France.
[43] Association Fondation sciences citoyennes. http://sciencescitoyennes.org/
[44] Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance (éd. Gallimard, 1979), Folio essais, 1986, Introduction. Métamorphose de la science, pp. 46 et 51.
[45] Voir par exemple :- Fédération des clubs CPN (Connaître et protéger la nature). http://www.fcpn.org/federation- Telabotanica, le réseau de la botanique francophone. http://www.tela-botanica.org/site:accueil - Institut de formation et de recherche en éducation à l’environnement (Ifrée). http://ifree.asso.fr/papyrus.php?menu=11&site=1 Qui vient d’éditer un livret : Sciences participatives et biodiversité. http://ifree.asso.fr/UserFiles/Livret_Ifree_n2_Sc-participatives_Coul.pdf
[46] Yannick Rumpala, Le développement durable appelle-t-il davantage de démocratie ? Quand le développement durable rencontre la gouvernance, Vertigo, La revue électronique en sciences de l’environnement, vol.8, n°2, octobre 2008, pdf 20 pages. http://vertigo.revues.org/4996
[47] Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Pour une démocratie écologique, article dans La vie des idées, essais et débats, 01 septembre 2009. http://www.laviedesidees.fr/Pour-une-democratie-ecologique.html Dominique Bourg et Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique, Le citoyen, le savant et le politique, éd. du Seuil, collection La République des idées, octobre 2010.
[48] Guy Evrard, L’écologie, nouveau fondement de la démocratie ? GR 1106, p.9.
[49] Dominique Bourg, Pour une éthique planétaire, research*eu, magazine le l’espace européen de la recherche, n°52, juin 2007.
[50] Blog de Jean Gadrey, La « démocratie écologique » de Dominique Bourg n’est pas la solution, Alternatives économiques, lettre d’information du 22/11/2011. http://www.alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2011/01/18/la-%C2%AB-democratie-ecologique-%C2%BB-de-dominique-bourg-n%E2%80%99est-pas-la-solution/
[51] Les cahiers de Global Change, La science face aux citoyens, publié avec Politis, n°28, décembre 2010.