L’empire américain
par
Publication : décembre 1968
Mise en ligne : 23 octobre 2006
En donnant ce titre à son dernier livre, Claude Julien a sans doute voulu répondre à J.J. Servan-Schreiber et à son « défi américain ».
Il rappelle la doctrine de Monroe (président des Etats-Unis de 1817 à 1825) qui repousse toute intervention européenne dans les affaires de l’Amérique. Un autre président des U.S.A., John Quincy Adams, lors de la guerre de l’opium, en 1842, estimait que celle-ci avait été déclenchée à la suite d’un dessein de la Providence, dans le but de mettre la Chine en contact avec les nations occidentales et chrétiennes ! C’était du moins l’avis de l’Office américain des Missions étrangères. Jusque là, la Chine avait toujours refusé de faire du commerce avec les autres nations et c’était devenu intolérable pour les trafiquants des Etats-Unis. Il en a été de même pour le Japon jusqu’au jour où la flotte de guerre américaine est venue l’obliger à laisser entrer les navires de commerce dans ses ports.
Aujourd’hui, la nécessité impérieuse des échanges internationaux permet d’importer les matières premières et d’exporter des produits manufacturés et... des capitaux. Le président Eisenhower, dans son discours inaugural du 20 janvier 1953, disait : « Nous savons que nous sommes unis à tous les peuples libres (sic), non seulement pour une noble idée, mais aussi par, simple nécessité. En dépit de notre puissance matérielle, nous avons besoin des marchés extérieurs dans le monde, afin d’écouler les excédents de nos produits industriels et agricoles, et nous avons besoin également des matières premières vitales et des produits des terres lointaines. »
John Kennedy, qui a réussi de son vivant et encore plus depuis sa triste fin, à se faire passer pour un enfant du Bon Dieu, ne perdait pas de vue l’intérêt des U.S.A. dans les échanges internationaux. Il disait « L’expansion économique et la démocratie devaient bénéficier également à tous les peuples. »
Les dirigeants des grandes entreprises laissaient entrevoir que les intérêts des industries privées coïncidaient étroitement avec l’intérêt de l’Etat. Dans ces conditions, l’Etat devait intervenir pour favoriser le commerce extérieur et il ne s’en est pas privé.
Ces mêmes dirigeants demandaient, en outre, d’appuyer la politique économique par la force armée afin de protéger, en cas de besoin, les intérêts américains, qu’il s’agisse d’entreprises de production américaines installées dans les pays du monde libre, ou des capitaux exportés dans le but de participer à l’exploitation des entreprises de ces mêmes pays et en tirer des bénéfices.
C’est ainsi que la guerre de Corée a permis de rassurer le Japon, qui craignait une intervention chinoise, et les capitalistes étrangers désirant faire des investissements fructueux en Asie. L’intervention au Vietnam n’a pas d’autre but et il est manifeste que les événements du Moyen-Orient ont poussé les Américains à implanter la 6e Flotte en Méditerranée, sans même demander l’avis des pays riverains. Kennedy disait que si l’Inde s’effondrait, si l’Amérique latine échappait à l’emprise américaine et si les pays du Moyen-Orient passaient du côté des Russes, toute la puissance militaire des Etats-Unis serait insuffisante pour préserver les intérêts américains.
Et il est bien évident que l’approvisionnement des Etats-Unis en matières premières et produits étrangers serait en danger, quand on sait qu’ils importent 34 % du minerai de fer, 88 % de la bauxite, 92 % du manganèse, 100 % du chrome, 25 % du tungstène, 21 % du cuivre, 44 % du zinc, 28 % du plomb, 66 de l’étain, 14 % du pétrole, 85 % de l’amiante, 20 % de la potasse, 100 % du caoutchouc naturel et 40 %% du sucre, indispensables pour l’approvisionnement de leurs entreprises, sans compter les produits tropicaux : café, cacao, bananes, etc...
Signalons qu’une grande partie de ces matières premières sont gaspillées par l’industrie de guerre et constitue une perte pour l’ensemble du monde, la population des Etats-Unis n’atteignant que 6% de la population mondiale.
La fameuse prospérité américaine ne pourrait être maintenue, si l’accès aux matières premières était limité afin de permettre un partage équitable entre tous les pays du monde. Mais cette prospérité est factice, car elle a besoin des fabrications de guerre pour donner du travail à l’ensemble des travailleurs, et même ceci est loin d’être acquis.
Et quand le président Johnson dit que si tous les peuples de la terre devaient atteindre un niveau de vie égal à celui du peuple américain, les sources de matières premières seraient insuffisantes pour alimenter les entreprises de production. Il ne fait, naturellement, aucune allusion au gaspillage éhonté des matières premières dans les industries de guerre !
Il est possible que le manque de matières premières se fasse sentir un jour ou l’autre, mais nous ne devons pas oublier qu’il existe de nombreux gisements inexplorés, même au fond des mers. D’autre part, les matières de remplacement continuent, leur ascension et occupent la place de nombreux produits que nous considérons encore aujourd’hui comme essentiels.
Claude Julien fait ensuite un exposé très détaillé de la politique des investissements américains à l’étranger, et en premier lieu en Amérique du Sud, sous le couvert de !’Alliance pour le Progrès, lancée par le président Kennedy. On s’aperçoit que la politique d’aide aux pays sous-développés dans le but de leur permettre de s’industrialiser, se traduit surtout par une mainmise de l’industrie américaine sur toutes les sources de matières premières de ces pays.
Des crédits de 1.000 millions de dollars pendant dix ans, étaient prévus (c-à-d. la trentième partie des dépenses de guerre au Vietnam pendant l’année 1968) et devaient déclencher un développement économique de 5 % par an, mais il n’a été en réalité que de 2 %, pendant que le coefficient d’expansion démographique atteignait 2,4 %.
Les capitaux investis en Amérique du Sud ont surtout servi à créer des industries au bénéfice des Américains, qui obtiennent finalement des sommes plusieurs fois supérieures à celles qui ont été investies. Pendant ’ce temps, le niveau de vie des populations de l’Amérique du Sud diminue au lieu de s’élever. Kennedy l’a reconnu en déclarant : « Il faut dire que les U.S.A., qui sont le pays le plus riche du monde, n’ont pas donné aux nations pauvres de nouvelles raisons d’espérer. »
Le Canada, pourtant très riche, n’a pas échappé à l’emprise des Etats-Unis, dont les investissements atteignent 60 % des capitaux affectés à l’industrie canadienne. Le gouvernement américain est devenu le maître du pays ; il a imposé l’installation de fusées Bomarc pour la défense de son propre territoire, ce qui a fait dire au président du parti conservateur canadien « Nos amis des U.S.A. peuvent être extrêmement agressifs en leurs efforts de persuasion ! »
Les revues américaines distribuées au Canada ont offert aux entreprises canadiennes des tarifs publicitaires bien inférieurs à ceux des publications canadiennes, ce qui a privé celles-ci d’une importante source de revenus. Une Commission a proposé d’établir une taxe spéciale de 40 % sur les contrats de publicité ainsi obtenus ; elle a été aussitôt approuvée par le gouvernement canadien, mais Kennedy ayant été alerté a téléphoné à Pearson pour lui donner à choisir : ou bien les publications du groupe Time - Life et Reader’s Digest sont exemptées de cette taxe, ou bien les U.S.A. supprimeront le crédit de 420 millions de dollars destiné à la firme « Canadair », ce qui mettrait 17.000 chômeurs sur le pavé ! Et le Canada fait partie des pays libres !
Même politique à Cuba, où Fidel Castro a nationalisé la raffinerie de pétrole de la Shell et deux raffineries américaines Texaco et Standard, qui avaient refusé de raffiner le pétrole brut de provenance soviétique. Les Etats-Unis, avec le concours de la C.I.A., ont tenté de faire envahir Cuba à la Baie des Cochons. Par suite de leur échec, les relations diplomatiques ont été rompues parce que Cuba, sans doute, ne voulait pas appartenir au clan des pays libres !
Quand Nasser a nationalisé le canal de Suez, la France et l’Angleterre ont voulu intervenir militairement pour rétablir l’ancien ordre de choses. Foster Dulles a déclaré à Christian Pineau, alors ministre français des Affaires étrangères : « Véritablement, nous ne comprenons pas pourquoi vous êtes décidés à courir de tels risques par amour pour ce maudit canal ? » Finalement, Eisenhower a déclaré à Hervé Alphand, ambassadeur français aux Etats-Unis : « Il faut arrêter cette guerre. » Pour contraindre les Anglais à l’arrêt des hostilités, les Américains ont joué à la baisse de la livre sterling, en en vendant à plein bras à la Bourse. Et la guerre pour le canal n’a pas eu lieu.
Par contre, les Américains entendent rester maîtres du canal de Panama, pour lequel ils ont obtenu une concession perpétuelle. Ils y restent, comme les Anglais à Gibraltar !
A ce sujet, Foster Dulles craignait que cette concession puisse être mise en cause, et il a tenté de faire pression sur Nasser pour éviter la nationalisation de Suez et garantir uniquement la libre circulation sur ce canal, en retirant l’offre américaine de financement pour la construction du barrage d’Assouan. On connait la suite !
Claude Julien cite encore de nombreuses interventions, armées ou non, à Saint-Domingue, au Guatemala, au Brésil, en Argentine, au Chili, etc... La France a eu son tour, au sujet de la Compagnie française « Le Nickel », contrôlée par le groupe Rothschild, qui achetait du nickel à Cuba et vendait en contrepartie une grande partie de sa production de la Nouvelle Calédonie à la Chine communiste. La France a dû s’incliner et signer un accord par lequel les produits vendus aux U.S.A. ne contiendraient en aucun cas du nickel en provenance de Cuba. En outre, une nouvelle société a été créée en France, avec la participation de capitaux américains, pour faire concurrence à la société « Le Nickel ».
La France a subi de fortes pressions dans différents domaines afin de laisser les mains libres au business américain. On comprend mieux la politique du général de Gaulle qui tente de se libérer de la tutelle américaine. Nous pensons qu’il serait temps de démonter la statue de la « Liberté éclairant le monde » placée à l’entrée des Etats-Unis !
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Parlons maintenant de l’Empire militaire, dont l’importance dépasse tout ce qu’il est possible d’imaginer.
Le budget militaire des Etats-Unis, qui était de 1.498 millions de dollars en 1940, est passé à 75.487 millions en 1968, c.àd. 8,1% du revenu national brut. Au début de 1968, les U.S.A. possédaient quatre fois plus de bombardiers intercontinentaux que l’U.R.S.S., 1.054 fusées intercontinentales contre 720 et le nombre des fusées atomiques à bord des sous- marins était dix fois supérieur à celui de l’U.R.S.S.
Cette fantastique puissance de feu, suffisante pour anéantir plusieurs fois toute trace de vie sur la planète, est non seulement destinée à protéger les richesses du pays le plus riche du monde, mais son coût, ajouté à celui de la guerre au Vietnam, contribue logiquement au déficit de la balance de paiements. Par contre, ces dépenses gigantesques ont permis de renforcer l’économie américaine en lui donnant un dynamisme extraordinaire.
Ce pays avait 9 millions de chômeurs au début de 1a deuxième guerre mondiale et ils furent alors résorbés en grande partie, ce qui a mis fin à la crise économique déclenchée dix ans auparavant. Qu’arriverait-il, si, aux 2.954.000 chômeurs de 1967 venaient s’ajouter une importante partie des 5.141.000 civils et militaires directement employés par le Pentagone ? En outre, 66 % du budget de la Défense, soit 49.000 millions de dollars par an, sont utilisés pour financer les industries de guerre. Une diminution importante de ce budget jetterait des millions de chômeurs à la rue, non seulement en provenance des grandes entreprises, mais encore des milliers de petites et moyennes.
John Kenneth Galbraith, ex-conseiller du président Kennedy, ex-ambassadeur aux Indes, a publié sous le pseudonyme de H. McLandress, un ouvrage humoristique sous forme d’un document d’information rédigé à la demande du gouvernement américain, dont la conclusion est que la paix est indésirable !
En effet, il déclare que personne n’a pu mettre sur pied un programme économique de remplacement pour absorber les dépenses militaires dues à la guerre. Un plan d’aide sociale susceptible de distribuer 185.000 millions de dollars, en 10 ans, n’aurait guère de chances d’être adopté, certains prétendant qu’il serait trop coûteux. Mais, d’un autre côté, s’il s’agit de compenser l’arrêt des dépenses militaires, ce projet serait insuffisant, car les crédits dégagés seraient trop faibles !
Comme le dit Claude Julien, cette satire macabre ne peut mieux faire ressortir la faiblesse d’une économie qui ne peut se passer d’une production militaire absorbant des dizaines de millions de dollars.
La politique américaine de défense prévoit que les forces américaines doivent être prêtes à agir dans toutes les parties du monde. Les Etats-Unis se sont engagés, au moyen de traités avec 44 pays, à intervenir dans le cas où ces pays se trouveraient menacés. Mais ils sont prêts à intervenir également dans les pays non couverts par des traités, dans le cas où les intérêts américains s’y trouveraient en danger, pour sauvegarder la prospérité et la sécurité des Etats-Unis.
Aussi, le Pentagone considère que la « dissuasion », pour être efficace, doit être en mesure de détruire en quelques minutes, un tiers de la population et les deux tiers de la capacité industrielle de l’éventuel agresseur. Il estime notamment qu’en cas d’attaque par surprise de l’U.R.S.S., celle-ci perdrait 100 millions d’hommes et 80 % de son potentiel industriel.
Pour assurer le bon fonctionnement de cette machine de guerre, les dépenses d’ordre militaire qui absorbaient, en 1935, 10,9% du budget de la Défense, sont montés à 80,8% en 1944 et sont encore de 55,9% du budget fédéral en 1968. Son but actuel est la lutte contre le communisme sur tous les fronts, aussi le Pentagone est devenu une entreprise industrielle formidable, dont les besoins dépassent de beaucoup les besoins normaux du pays. Il est aussi devenu une puissance dans l’Etat.
Il ne se contente pas de fournir les armements Nécessaires aux seuls besoins américains, mais il agit auprès des pays étrangers pour les engager à en acheter, toujours dans le but de les protéger du danger communiste. En réalité, il s’agit surtout d’une affaire commerciale appuyée par les missions militaires installées dans ces pays. Une propagande incessante est faite en vue de la lutte contre le communisme, afin de maintenir la prospérité des EtatsUnis !
En fin de compte, la pression des Etats-Unis est ?elle sur les pays « libres », qu’il est permis de se demander s’ils ne sont pas plus dangereux pour le inonde entier que l’ensemble des pays communistes. Ceux-ci disposent en effet de sources immenses de matières premières et n’ont donc pas les mêmes raisons d’étendre leur domination sur les autres pays.
Et les pays protégés, qui ne se plient pas assez docilement aux exigences de Washington, sont rapidement travaillés par les soins des missions américaines qui n’hésitent pas à remplacer un gouvernement réticent au moyen d’un coup d’Etat militaire, comme on a pu le constater dans certains pays.
Il y a eu des résistances dans les milieux politiques américains, mais la vente d’armements à l’étranger, dont le montant s’est élevé à 35.000 millions de dollars de 1950 à 1966, avec une moyenne de 3.000 millions depuis 1961, a provoqué l’intervention des groupes de pression qui ont obtenu un vote en faveur de son maintien et de la poursuite de la politique d’expansion de ces seuls armements.
Claude Julien estime qu’il ne s’agit pas de mesures prises par des « fauteurs de guerre », mais plutôt de l’essor de la production de l’industrie de guerre qui a si bien réussi à résorber une grande partie des chômeurs et... surtout à assurer des bénéfices substantiels aux industriels.
Il y aurait en ce moment 43 missions militaires dans 17 pays de l’Amérique latine, composées de 800 membres, qui seraient surtout chargés de présenter les armements et de les vendre aux pays intéressés, grâce aux bonnes relations établies avec les officiers chargés des achats.
Il n’est pas possible de donner plus de détails sur cette vaste entreprise et il serait nécessaire de se reporter au livre de Claude Julien pour en obtenir davantage.
Mais dès à présent, il est permis de se demander s’il ne serait pas préférable que les Etats-Unis nous donnent la preuve que le régime capitaliste est encore capable de maintenir la prospérité dans les différents pays « libres », en supprimant la guerre, le chômage et la misère. Ce serait certainement moins coûteux que de continuer ce gaspillage de richesses dans la préparation à la guerre et dans la guerre elle-même. Mais les moyens d’information sont toujours entre les mains des puissances d’argent qui ont réussi jusqu’à présent à endormir l’opinion publique.
Cependant de nombreux symptômes nous montrent que cette opinion s’inquiète et désire savoir où cette politique entraîne le monde. Le moment est donc propice pour intensifier notre campagne de débourrage de crânes, si nous voulons sortir de ce bourbier.