Dialogue : Jacques Bonhomme et un Economiste


par  J. DUBOIN
Publication : décembre 1968
Mise en ligne : 23 octobre 2006

Jacques Bonhomme : Me permettez- vous Monsieur l’Economiste, de vous poser une question ?

L’Economiste : Je vous en prie.

Jacques Bonhomme : Je voudrais connaître la nature exacte de la catastrophe qui s’est abattue sur notre pays. Les Français ont livré la bataille du franc. Ils l’ont gagnée. En conséquence ils sont condamnés à vivre dans l’austérité, ce qui veut dire se mettre la ceinture ; et pour leur faciliter cette pénitence, le gouvernement augmente légèrement les prix...

L’Economiste : Mes collègues et moi nous vous avons expliqué la fuite de nos capitaux en Allemagne, car on faisait courir le bruit que le mark allemand allait être réévalué : il y avait donc de l’argent à gagner. Pour le même motif, nos exportateurs ne rapatriaient pas leurs fonds.

Jacques Bonhomme : Excusez mon ignorance. J’ai dû consulter vos traités d’économie politique, et j’ai appris que nos capitaux étaient l’ensemble de nos moyens de production...

L’Economiste (interrompant) : C’est exact.

Jacques Bonhomme : J’ai donc questionné des amis qui habitent près de la frontière. Or, ils affirment n’avoir pas vu passer le plus petit champ cultivé ni la plus petite usine. Le bruit a même couru que le Creusot venait de franchir le Rhin ; mais c’était faux, car je sais de science certaine qu’il est toujours à sa place.

L’Economiste (souriant) : Ce qui a fui ce sont les titres représentant des capitaux, les billets de banque, les crédits, nos devises étrangères etc.

Jacques Bonhomme : En somme il ne s’agit que de simples écritures, et la France est aujourd’hui aussi riche qu’elle l’était avant la catastrophe ?

L’Economiste : Si l’on veut ; mais vous avez vu qu’elle compte beaucoup d’amis dans le monde. Les Etats-Unis en tête, tous sont venus à son aide. Nous avons raison d’en être fiers !

Jacques Bonhomme : J’allais l’oublier : ils nous ont prêté 2 milliards de dollars. Cela fait deux fois mille millions de dollars, c’est vraiment une belle somme ! Ils n’ont pu pénétrer en France que dans un train blindé ou un avion blindé. Mais cela a dû se faire de nuit, et avec la plus grande discrétion. J’ai en effet interrogé des employés de la S.N.C.F. et d’aérodromes ; ils affirment tous n’avoir rien vu. Ou alors c’est qu’ils ont bouche cousue.

L’Economiste (riant) : Mais ces milliards de dollars ne sont pas venus en France. Les nations qui nous les prêtent en ont crédité la France dans les comptes de leur banque d’Etat.

Jacques Bonhomme : Alors ce ne sont encore que simples écritures comptables ? En définitive, rien n’est sorti de France et rien n’y est entré !

L’Economiste : Oui, mais nous avons à rembourser ces deux milliards de dollars.

Jacques Bonhomme : Il suffit de passer les écritures inverses...

L’Economiste (éclatant de rire) : Mais je répète que nous les devons. C’est le prix des marchandises que nous avons achetées à ces nations, mais que nous n’avons pas encore payées. Comprenez bien : ces deux milliards de dollars représentent le solde débiteur de notre balance commerciale : nous avons donc acheté à ces nations plus de marchandises que nous ne leur en avons vendues. C’est une dette, comprenez-vous ?

Jacques Bonhomme : Dans ces conditions, il n’existe que la solution de leur expédier pour deux milliards de dollars de nos marchandises.

L’Economiste : Enfin vous m’avez compris ! Et c’est pour que nous puissions leur expédier gratis ces 2 milliards de dollars de marchandises, qu’il nous faut restreindre notre consommation l’austérité s’impose, ce sera notre grande pénitence.

Jacques Bonhomme : Ouais ! Vous croyez que les Etats-Unis, l’Angleterre, l’Allemagne, etc. qui ont tous tant de peine à vendre leurs marchandises, sont des pays disposés à recevoir des nôtres pour une valeur de 2 milliards de dollars ?

L’Economiste : Notre gouvernement l’espère...

Jacques Bonhomme : Alors rassurez le tout de suite. Efforçons nous de garder les pieds sur la terre. Est-ce la première fois qu’un pays doit une somme astronomique à un autre ?
Non, mon grand’père aimait à me raconter que le problème s’était posé déjà à la fin de la première guerre mondiale, quand l’Allemagne fut condamnée, par le Traité de Versailles, à payer les réparations des dommages causés par le bombardement, qui dura quatre ans, de nos dix plus riches départements du Nord et de l’Est. Notre ministre des Finances, M. Klotz exigeait des milliards de marks dont nous n’aurions pu nous servir qu’en achetant une prodigieuse quantité des marchandises allemandes. Comme nos producteurs ne voulaient à aucun prix de cette concurrence, on réduisit le montant de la dette dans une proportion qu’on croyait possible, ce qui indigna ceux de nos compatriotes qui n’ont jamais réfléchi au problème du transfert des capitaux d’un pays à un autre.
Dès 1922, l’accord de Londres réduisit des trois quarts le chiffre des réparations. Deux années plus tard, le plan Dawes substitua à ce qu’il en restait des annuités dont il se gardait de fixer le nombre ; en 1930, le plan Youg limita ces annuités à 36 tont en en prévoyant 22 autres amputées chacune de 25 %. Enfin, en 1931, donc déjà l’année suivante, le moratoire Hoover dissipait la fantasmagorie des chiffres, et les réparations allemandes allaient grossir le stock des illusions perdues.
Mais à la fin de la deuxième guerre mondiale, le même problème se posa pour le règlement des dettes interalliées. Bien que M. Herriot s’entêtât à proclamer bien haut que la France payerait sa part aux Etats-Unis, il oubliait toujours de préciser comment. N’en parlons plus finirent par dire les Américains, et l’on passa sur nos dettes l’éponge de l’amitié. Bien mieux, les Etats-Unis nous offrirent tout de suite ce qu’ils appelaient un prêt-bail, bien qu’il ne fut ni un prêt, ni un bail ; mais il permettait à la France d’acheter tout de suite des marchandises américaines...
Comme nos chers créanciers ne veulent pas pour 2 milliards de dollars de marchandises françaises, on ne parlera bientôt plus de notre dette. Notre cure d’austérité est donc absolument inutile. Elle risque même de nous être fatale.

L’Economiste : Vous pourriez bien avoir raison...


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