Individualisme ou communautarisme ?


par  G.-H. BRISSÉ
Mise en ligne : 16 février 2006

L’emploi répété de certains mots, qui sous-tendent des notions vagues, crée des modes, si bien que celles-ci finissent par conditionner l’opinion : communisme, communautarisme, etc. G-H Brissé tente d’en comprendre les sous-entendus :

Depuis une décennie, l’Occident, et singulièrement la France, se sont découvert un nouvel ennemi.

À l’issue de la Seconde guerre mondiale, ce fut d’abord “le communisme” et tous les États censés le représenter.

Après quoi, le mur de Berlin s’étant écroulé sous les coups de trompette conjugués de Radio Europe Libre et de la Voice of America, on s’inventa un nouvel adversaire, à savoir l’islamisme. On soutint d’abord la version la plus radicale parce que la plus édulcorée du message de Mahomet, fort répandue à travers l’Afghanistan par ces éternels étudiants en théologie nommés talibans, parce qu’ils constituaient alors le bouclier jugé le plus efficace pour contrer l’expansion soviétique dans cette partie du monde. Après quoi, des milliardaires en pétro-dollars en firent une arme de guerre contre le capitalisme transnational, et plus précisément contre le cœur de ce dispositif installé aux États-Unis. Voilà donc le décor planté pour une troisième guerre mondiale. D’un côté, les donjons de ces châteaux forts contemporains érigés par les grandes fortunes mondiales, apatrides et transfrontalières ; de l’autre, des desperados usant et abusant de la violence totale, du suicide individuel, voire collectif, à coups de cocktails Molotov, de bombes artisanales, de voitures piégées, voire de simples pierres (Intifada) sous le label du terrorisme et de la lutte contre l’impérialisme mondial.

Quel communautarisme ?

Mais ce tableau simplifié n’est que l’envers du décor. Le fond du problème est la place donnée aujourd’hui par les milieux dirigeants à l’individu dans la société. L’ultra-libéralisme trouve sa projection dans le régime du général Pinochet, introduit au Chili par l’école américaine dite “de Chicago”. Cette école de pensée préconise le libre échangisme intégral. Et seul un pouvoir politique fort permet de maintenir “l’ordre et la loi” [1] et d’offrir un cadre de protection contre son principal adversaire qu’est à l’époque, le communisme.

Ce concept ultra-libéral fut étendu d’abord aux États de l’Amérique latine, Argentine, Brésil, puis à l’Amérique Centrale et aux autres continents.

L’objectif de ces gouvernements à forte connotation militaire était en réalité de préserver les intérêts nord-américains un peu partout sur cette planète.

Au regard des excès de ces régimes dénoncés régulièrement par les militants des Droits de l’homme, ils sont progressivement remplacés par des pseudo-démocraties “à l’américaine”, où des groupes militaires ou milices armées à la solde des nouveaux compradores font régner l’ordre dans ces paradis de l’ultra-libéralisme anglo-saxon. Et leur adversaire authentique n’est plus le communisme, ni même l’islamisme, mais bien “le communautarisme” contre lequel convergent tous les anathèmes.

Quelqu’un a-t-il tenté de définir clairement, par delà ces tribunes de critiques, ce que recouvre le concept de communautarisme, censé constituer l’art et la manière de se regrouper en communauté ?

Ce qui est reconnu comme positif dans la “communauté de biens”, la “communauté de communes”, la “communauté européenne”, la “communauté de nations”, la “communauté internationale”, aurait-il une odeur de soufre lorsqu’il s’applique à une communauté d’idées, de projets, de travail, de loisirs, voire d’inspirations ou de pratiques religieuses, ce qu’on s’acharne à confondre allègrement avec un phénomène de repli sur soi de certains groupes sociaux qui se muent en ghettos ? Le communautarisme est-il soluble dans la ghettoïsation, voire dans une forme larvée de corporatisme ?

Le concept de communauté est indissociable de la notion de personne, qui elle-même se situe bien au delà de l’individu. On fait aujourd’hui l’éloge de l’individu et de l’individualisme. Et l’on plante la société idéale républicaine comme une mosaïque d’individus, ou de groupes d’individus que tout oppose, que l’on met en concurrence comme des charognards dans un bocal, et que l’on confronte à une égalité des chances qui n’est que la consécration de la loi du plus fort alors qu’on sait très bien que l’égalité entre les personnes n’existe pas, si ce n’est au regard d’une égalité de droits juridiques. Un singulier retour en arrière

Cette conception qui s’oppose à l’idéologie collectiviste, où l’individu n’est rien face à la collectivité qui le digère, est un singulier retour en arrière, au temps où le pouvoir de la bourgeoisie en place s’opposait à l’idée même d’association.

On en revient à la trop fameuse loi Le Chapelier [*] du 14 juin 1791, qui interdit, au nom des acquis de la Révolution, les coalitions de citoyens, et donc toute espèce d’association. Cette loi est la base du système ultra-libéral. C’est ce concept juridique qui va servir de guide au système capitaliste du XlXè siècle : grève hors-la-loi, entraves à la liberté d’association, salariés à la disposition du patronat.

Tout est fait, aujourd’hui, pour faire barrage à la création ou à la pérennisation des associations, en particulier dans les quartiers dits “sensibles” dont les populations sont abusivement assimilées à des “communautés”.

C’est ce qui ressort clairement d’un essai ultra-libéral publié récemment par un journaliste du Figaro. Il y dénonce un communautarisme qui enferme l’individu dans un déterminisme. Cette régression par rapport aux principes de l’émancipation de 1789 s’introduit sous la thèse de “l’identité” présentée, ainsi qu’en 1940, comme “le dépassement de l’individualisme” [2]. Si l’on en croit cet auteur, nous voici ramenés, avec ces notions “d’identité” et de “communautarisme”, sous le régime de Pétain. Soulignons simplement que le régime de Pétain a tenté de rétablir le système des corporations qui existait sous l’Ancien Régime. Cela n’a rien à voir avec un quelconque “communautarisme”.

Décidément, cette époque bizarre déforme tout, dissèque tout sans en tirer de leçons ni procéder à d’édifiantes synthèses. À quoi rime le prétendu débat sur la colonisation, si dans le même temps, on déterre en haut lieu la vieille menace de l’arme nucléaire ? À quoi ont servi ces gesticulations incompréhensibles qui ont consisté à envoyer le porte-avions Charles de Gaulle sur le site de Trafalgar ?...

L’identité remise en cause

Les charges portées contre la notion d’identité vont dans le même sens. Le communautarisme serait l’antidote de la République ! Le reniement identitaire puise au tréfonds du racisme, du mépris d’autrui. Une personne, ou une communauté de personnes, se définissent par leur identité. L’identité de l’autre se différencie de la mienne, ne serait-ce que physiquement, par ses empreintes digitales, son ADN, son code génétique. La personnalité se construit dans le temps, donc se différencie, par ses connaissances acquises, son expérience, la qualité de ses relations avec les communautés qui l’entourent et, donc, concourent à son épanouissement.

Ce que j’ai esquissé sous le vocable de “sociocratie” n’est autre qu’une société organisée sur la base d’une structure fédéraliste, en escalier, qui implique justement l’abandon par une communauté de personnes d’une partie de sa souveraineté à l’échelon social immédiatement supérieur.

Nous évoluons, grâce à la révolution des techniques, notamment celles de l’information de plus en plus sophistiquées (la révolutionique), vers un monde complètement déboussolé, déstructuré, sans repères et points d’ancrage. Notamment à travers internet et ses blogs [3], des millions de “tribunes” ont trouvé un support pour s’exprimer. Mais ce mode opératoire, qui allie la quantité des analyses à la rapidité de diffusion, soufre d’un handicap sérieux : sa volatilité et sa fragilité.

Plus généralement, j’observe que la construction européenne se réduit à une discussion de marchands de tapis. Sur l’ampleur des fonds à accorder aux nouveaux États adhérents des pays de l’Est ; sur la TVA pour l’accroître dans certains secteurs d’activités ; ou encore sur la manière de hâter la privatisation de services publics nationaux qui fonctionnent bien, comme les transports aériens, les ports, les autoroutes. La construction européenne ne se limite sans doute pas à ces dossiers-là, mais on remarque que là où ces secteurs publics ont été privatisés ou dérégulés, les avions tombent, les trains déraillent, ralentissent ou arrivent en retard, au nom de la sacro-sainte rentabilité et de la préoccupation de ... la dette publique !

C’est cela, le progrès ?


[1de l’Américain “law and order” .

[*Le Chapelier Isaac René Guy Le Chapelier, qui naquit en 1754 et mourut sur l’échafaud le 22 août 1794, fut l’un des initiateurs du Club des Jacobins ; il avait rejoint le parti des émigrés par peur des masses populaires dont il redoutait, comme bon nombre de bourgeois de l’époque, les capacités d’organisation démocratique.

[2L’Express, du 20/10/2005

[3comme le remarquait, fort pertinemment, H.M. dans le courrier des lecteurs de la GR 1061, p. 14.