L’idée d’égalité économique n’est plus un tabou
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Mise en ligne : 31 août 2009
L’une de ces aspirations les plus étouffées par l’idéologie des dominants, mais aujourd’hui sans doute la plus nécessaire à la survie de l’humanité, est celle d’égalité économique. Or en juin, un chapitre d’égalité économique de J.Duboin était réédité, le 12 juillet la Fédération Protestante de Paris donnait L’Égalité pour titre à son émission sur France-culture et le pasteur O. Besse y faisait état d’une étude statistique montrant que c’est dans les sociétés les plus égalitaires que les gens vivent le plus longtemps, le 13 juillet l’Humanité publiait L’aspiration à l’égalité revient en force de Laurent Etre et Égalité et liberté de Maurice Ulrich. Tous ces faits récents ne sont-ils pas des raisons d’espérer qu’un des effets de la crise est de lever ce tabou ?
Certes, le chef de l’État a senti venir le vent. Il tente donc d’imposer sa version personnelle de l’égalité. Il donne le change en mettant l’accent sur des expériences limitées, l’essentiel étant pour lui de ne pas rompre avec les fondamentaux du libéralisme. Par exemple, les “quotas ZEP” de Sciences-Po, ou bien des mesures de “discrimination positive” comme le quota de 40 % de femmes dans les conseils d’administration des grandes entreprises. Il n’empêche, souligne Laurent Etre, que « le racisme peut être structurel, comme en témoigne la perpétuation d’une économie de type colonial dans les Antilles » et les femmes françaises qui travaillent perçoivent toujours des salaires inférieurs d’environ 21 % à ceux des hommes. Il ne s’agit donc pas là de faire progresser l’égalité entre hommes et femmes mais plutôt d’égaliser formellement l’accès au club de celles et ceux qui tirent profit d’un système social inégalitaire. Ce que confirme l’analyse d’un universitaire américain Walter Benn Michaels [1] : « Il n’y a aucune contradiction entre la perpétuation des élites et leur diversification : on s’efforce de les diversifier pour les légitimer, pas pour les faire disparaître ».
Parmi les multiples formes d’inégalités, la crise financière fait peu à peu découvrir celle des revenus.
Le grand public a même du mal à en concevoir l’immensité, qu’un dossier tel que celui du Canard enchaîné intitulé Les petits et les gros profiteurs de la crise montre dans son ensemble. Il faut le lire, car les références de ce journal sont soigneusement contrôlées, ses chiffres sont donc fiables. Citons quelques exemples. Salaires bruts : le patron de la banque d’affaires Goldman Sachs émargeait, au premier janvier dernier, à 53,5 millions de dollars. Primes : la banque Merrill Lynch ayant perdu 27 milliards (il s’agit toujours de dollars) a été achetée en janvier par la Bank of America (qui a reçu pour cela 45 milliards du Trésor public) mais on a appris début février que ses patrons avaient au préalable avancé la date du versement des primes, lesquelles s’élevaient à la bagatelle de 3,6 milliards (dont 121 millions pour seulement 4 salariés) ! Retraites dorées : le banquier Pierre Richard a démissionné en octobre dernier de son poste de Président du conseil d’administration du groupe Dexia en affirmant qu’il n’aurait pas de parachute doré, mais il touche depuis 2006 une retraite (ce qui ne signifie pas qu’il cesse toute activité), dite “sur complémentaire”, qui s’élève à 583.000 euros annuels et qui est provisionnée jusqu’en 2026 ! Prix du transfert d’un joueur de foot : avec celui de Ronaldo à Madrid on peut se payer 7.340 Clio, 2 Airbus, 5.929 années de smic mensuel, selon les calculs du Parisien du 12 juin …
Ces publications, bien que partielles, rendent plus difficile le discours vertueux des défenseurs de cette politique foncièrement inégalitaire. Le dossier du Canard raconte à quel point elles ne font pas du tout l’affaire de la patronne des patrons. Et son prédécesseur, Ernest-Antoine Seillière, en grinçant à un journaliste [2] : « Nous passons d’un monde où triomphait la liberté à un monde où domine l’égalité », a laissé échapper sa haine des valeurs de la République.
Alors que l’égalité n’est pas le contraire de la liberté, commente Laurent Etre : « Pour que l’égalité domine vraiment, il faudrait peut-être, justement, que la liberté triomphe, non pas la fausse liberté du maître de forge, bien dépendant de ceux qui travaillent pour lui, mais celle de se réaliser soi-même. Cela implique de passer du refus de l’inégalité à l’offensive pour une égalité positive ».
Ce journaliste nous rejoint tellement qu’il écrit : « parler égalité c’est parler démocratie » et qu’il évoque les luttes pour “la récupération des biens communs”, depuis celles d’Amérique du sud auxquelles de référait le manifeste des altermondialistes réunis à Belem en janvier dernier, jusqu’en France où une étude récente de l’INSEE montrait que les “transferts en nature” qui étaient réalisés par les services publics (santé, éducation, logement social) concouraient pour plus de deux tiers à la réduction des inégalités [3]. Soulignons que ce journaliste fait bien la distinction entre l’égalitarisme, que la droite brandit comme un épouvantail quand elle croit que ses privilèges sont remis en question, et l’égalité qu’il rapporte à l’intérêt général. Mais quand il ajoute : « la question de savoir qui est habilité à définir l’intérêt général ou l’utilité commune n’est pas tranchée », il montre qu’il ignore les propositions distributistes.
Encore un livre pour l’été ! Il s’agit des mémoires de Jean Grave [*] publiées aux éditions du sextant. La “quatrième de couverture” dit de son auteur que ce militant, qui vécut enfant la Commune de Paris, restait à la fin de sa vie « persuadé que les idées d’égalité, de liberté et de bien-être pour tous reviendront un jour en force ». Je n’ai encore que commencé à le lire, mais j’ai déjà été séduite par la sobriété du style : ces Mémoires d’un anarchiste m’ont donné l’impression que je recevais une lettre envoyée de son XIXème siècle par un ami proche, pour me donner de ses nouvelles. |
Ce même journaliste est pourtant l’auteur d’un entretien [4] avec le président du Conseil national des sociétés coopératives de production, qui était intitulé « Une véritable démocratie économique se doit d’être décisionnelle », et qui est joindre à notre présentation [5] des “Révolutions silencieuses” à partir de l’étude “Produire de la richesse autrement” du CETIM. En effet, à sa question : « Pourquoi parle-t-on aujourd’hui plus volontiers de démocratie économique que d’autogestion » ?, son interlocuteur lui a clairement répondu : « La démocratie économique va beaucoup plus loin que l’autogestion, son champ ne se limite pas à l’entreprise. La démocratie économique concerne certes les salariés, mais aussi les citoyens. Par ailleurs, en renvoyant à l’idée d’une entreprise où tout le monde s’occuperait de tout, où il n’y aurait plus de hiérarchie, l’autogestion a pu être facilement dévoyée dès qu’il s’agissait de passer à la pratique. Les SCOP sont des exemples concrets de démocratie économique. Ce sont des sociétés où perdure une “hiérarchie”, une division du travail, comme dans les entreprises classiques, mais où les dirigeants sont élus et donc révocables, et où surtout, les richesses créées sont réparties d’une manière équitable. La Révolution française a posé le principe de la citoyenneté politique avec “un homme, une voix”. Le mouvement coopératif, né quelques années après, introduit ce principe dans l’entreprise. Ce sont les premiers pas de la démocratie économique ».
Soulignons également cette autre réflexion de Gérald Ryser : « Aujourd’hui, ce qui fait le cœur d’une entreprise, c’est son capital. Celui qui détient ce capital décide de tout, de la vie de l’entreprise et du sort de ses salariés. Cette réalité, de mon point de vue, ne peut être dépassée par la seule exigence de droits nouveaux pour les salariés, dans les comités d’entreprise… La question est de savoir si l’on veut une démocratie consultative ou une démocratie décisionnelle dans l’entreprise. Dans le premier cas, on n’attaque en rien la logique capitaliste ; dans le second, on ouvre au contraire sur une autre forme de propriété collective des moyens de production… Doit-on limiter l’enjeu des luttes à l’obtention de davantage de droits dans le cadre de l’entreprise capitaliste classique, ou bien poser d’emblée la question du pouvoir de décision ? ».
[1] La diversité contre l’égalité, éd. Raison d’agir, 2009.
[2] Journal du dimanche 29/3/2009.
[3] Portrait social de la France, INSEE, 2008.
[*] 540 pages, 28 euros
[4] L’Humanité des débats, 4/07/2009.
[5] GR 1099, page 3.