La démocratie, dans l’urgence
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Publication : juin 2011
Mise en ligne : 12 octobre 2011
Nous analysons souvent, dans ces colonnes, la désespérance de nos concitoyens par l’incapacité des forces politiques et syndicales qui se réclament de la gauche à promouvoir des idées de transformation politique et sociale en rupture avec le capitalisme (ainsi, dans la GR 1116, Bernard Blavette fustigeait « syndicats réformistes » et « partis politiques déliquescents », plus loin, dans le présent numéro, dans la foulée du 1er mai, Christian Aubin condamne « la collaboration de classe » des directions syndicales). Après un échange avec Bernard Blavette dans la GR 1117, Guy Evrard revient ici sur le risque qu’il y a à jeter le discrédit sur des organisations qui constituent, malgré tout, un contre-pouvoir à une droite qui dérive vers l’extrême. En effet, à la lumière des révoltes en cours dans les pays arabes et en relisant l’histoire de la Commune de Paris, il soutient que la présence de forces politiques d’opposition organisées, lorsqu’un profond changement est en marche, est une condition nécessaire à la transition démocratique. Mais, en définitive, ce sont l’unité et la force du mouvement populaire qui décident de la suite.
Réferences : GR 1116 : Bernard Blavette, De l’aliénation à la libération ; GR 1117 : Guy Evrard, Une analyse pessimiste et Bernard Blavette, Plutôt une régression dans la réflexion des politiques ; GR 1121, (ci-dessous, p.14) : Christian Aubin, Il n’est pas de progrès sans lutte.
Janvier est le mois du blanc, mai est celui de la commémoration des grands mouvements populaires. Voilà comment nos sociétés occidentales font volontiers de l’histoire des peuples un thème de consommation. Exagération ? Pas sûr, si l’on reprend les grands sujets médiatiques autour de ce 1er mai 2011 : le mariage princier en Grande-Bretagne, le 1er mai plus ou moins dispersé et peu glorieux des organisations syndicales après leur défaite sur les retraites, la béatification du Pape, la Jeanne d’Arc du Front National et la mort de Ben Laden. Les médias, dans la société française consumériste, ne constituent pas le contre-pouvoir qu’ils font parfois semblant d’être. Comment en serait-il autrement alors qu’ils sont, pour la plupart, aux mains de puissances financières ou militaro-industrielles et que le service public est habilement contrôlé par le Président de la République, qui veille à ce que toute velléité d’indépendance reste acquise au système libéral ?
En France aujourd’hui
C’est bien dans ce contexte qu’évoluent les formations syndicales et politiques d’opposition qui, pour continuer d’exister, faute de vouloir ou de pouvoir s’appuyer sur une volonté de transformation et une capacité de lutte des militants et des travailleurs, dépendent des pratiques de leurs dirigeants. Ces derniers, devenus des professionnels, sans remettre en cause le jeu politique, veillent d’abord à la pérennité de leur statut, simples acteurs d’un théâtre de boulevard, dont chacun sait qu’il ne véhicule guère des idées révolutionnaires, tout juste de quoi alimenter les gazettes consensuelles précédentes ! Oui, mais qu’en est-il précisément de ce “vouloir” ou de ce “pouvoir s’appuyer sur la volonté de transformation et la capacité de lutte des citoyens” ? Dans le “Je lutte des classes” des manifestations pour les retraites, nous avons voulu y lire le message clair d’un retour à l’analyse politique de classe par les générations d’aujourd’hui [1]. À la GR, avec d’autres, de poursuivre sa contribution à l’évolution des idées. Aux citoyens de faire émerger des leaders porteurs de cette volonté de transformation.
Quoi qu’il en soit, ces structures existent et les circonstances peuvent leur faire jouer un rôle transitoire utile vers les transformations attendues. Des structures qui seront alors elles-mêmes sans doute les premières interpellées. On en trouve déjà la prémisse dans la réponse de Jean-Luc Mélenchon, lors de son interview, le 1er mai, à France-Inter [2], alors que le journaliste suggère sournoisement un certain parallèle entre les propos de Marine Le Pen et le positionnement antilibéral du Parti de gauche : « Il ne faut pas se contenter de dénoncer l’ultralibéralisme (…). Ce n’est pas l’immigré le problème, c’est le banquier, le financier. (…) Ce qu’il faut, c’est partager les richesses de gré ou de force. La bataille s’est toujours jouée entre la gauche ouvrière et syndicale, la gauche communiste et de combat et l’extrême droite. Sur le terrain, il n’y a que nous pour mener cette bataille ».
Les révoltes arabes
Il est trop tôt pour analyser correctement les mouvements de révolte arabes mais, survenant dans des pays où le totalitarisme du pouvoir a étouffé de longue date toute opposition structurée, le risque est évident d’un enlisement, dans les sables du désert, de l’énergie et du sacrifice populaires. Il y a bien, cependant, quelques différences que les historiens sauront éclairer le moment venu. En Egypte, le rôle de l’armée, comme force organisée, capable de mettre en place un processus électoral, en décidant de ne pas se lever contre le peuple, ce qui ne préjuge en rien de ses options politiques mais garantit, pour le moment, la paix civile. Une transition plus difficile en Tunisie, où le mouvement avait pourtant débuté et où la pression populaire a dû se réactiver à plusieurs reprises pour filtrer progressivement du gouvernement provisoire les personnalités trop liées au pouvoir précédent, avec l’espoir qu’un véritable processus électoral démocratique aille à son terme. En ce début du mois de mai, une situation toujours incertaine en Lybie, en dépit de la formation d’un Conseil national de transition, ainsi qu’au Yémen, et imprévisible en Syrie. Enfin, une véritable démocratie représentative reportée sans doute à plus tard au Maroc, en Algérie et dans les émirats.
La Commune de Paris
En revanche, les tous premiers instants de la Commune de Paris [3] apparaissent aujourd’hui exemplaires. Après la signature de l’armistice, le 28 janvier 1871, par Favre et Bismarck, qui met fin à la guerre de 1870, les troupes prussiennes continuent d’assiéger Paris. Les élections générales, le 8 février, envoient à l’Assemblée nationale, repliée à Bordeaux, une majorité rurale cléricale et réactionnaire, dans laquelle ne se reconnaissent pas les Parisiens républicains. La Garde nationale, qui défend Paris, s’est ouverte au peuple et échappe au contrôle de l’armée de la défaite. Adolphe Thiers, élu chef du pouvoir exécutif le 17 février, installe son gouvernement à Versailles et va s’employer à défaire la résistance des Parisiens. Dans la nuit du 17 au 18 mars, il tente de faire reprendre les canons payés par une souscription de la population parisienne pour défendre la capitale. Mais l’alerte est donnée par les femmes du comité de vigilance de Montmartre et la mobilisation du peuple, auquel se joignent de nombreux gardes nationaux, fait échouer la manœuvre. La foule fraternise avec les soldats. Thiers, ayant décapité l’État à Paris, le Comité central de la Garde nationale occupe l’Hôtel de Ville le soir du 18 mars et devient la seule autorité responsable. La voie est ouverte à la Commune de Paris.
« Le Comité central de la Garde nationale n’avait ni prévu ni encore moins prémédité de prendre le pouvoir ». Le 10 mars, la Fédération de la Garde nationale avait précisé son attachement à « la République française d’abord, puis à la République universelle ». Le 19 mars, le Comité central rédige deux proclamations. La première “Au peuple” : « que Paris et la France jettent ensemble les bases d’une République acclamée avec toutes ses conséquences, le seul gouvernement qui fermera pour toujours l’ère des invasions et des guerres civiles ». Il convoque le peuple de Paris pour « faire des élections communales ». La seconde s’adresse aux gardes nationaux : « Préparez donc et faites de suite vos élections communales, et donnez-nous pour récompense la seule que nous ayons jamais espérée : celle de nous voir établir la véritable République ». Le Comité central est néanmoins partagé sur la question de ses rapports avec Versailles, qui n’envisage aucun compromis. Une tentative de conciliation échoue. Les négociations, au sein du Comité central, sont difficiles, mais aboutissent à la convocation des électeurs pour le 26 mars.
La proclamation reproduite ici est alors datée du 25 mars 1871. Un texte magnifique que devrait relire chaque citoyen, candidat ou électeur, à l’approche d’échéances électorales. Ces hommes auraient-ils su faire face ainsi au vide politique, dans l’urgence, s’ils n’avaient eu déjà, dans leur lutte, cette haute idée de la République et de la démocratie ? La Commune posa, pendant 72 jours, bien des pierres de notre démocratie, qui tombèrent pour être remontées plus tard. Mais le rapport des forces trop inégal et les divisions eurent finalement raison de cette formidable expérience humaine qui doit continuer de nous inspirer.
[1] Guy Evrard, Je lutte des classes, GR 1115, p. 5.
[2] Jean-Luc Mélenchon : « Marine Le Pen est la chienne de garde du capital », propos recueillis par Jean-François Achilli, Jean-Jérôme Bertolus et Françoise Fressoz, France-Inter, Dimanche soir politique, 1/5/2011. Le Monde, 3/5/2011. Le Monde.fr, 2/5/2011.
[3] Soixante douze jours qui bouleversèrent la France, Georges Beisson, Yves Lenoir, Claudine Rey, Jean-Louis Robert, Daniel Spassky, L’Humanité, hors-série : Commune de Paris - Le peuple au firmament, mars 2011, pp. 6-21.