Revenu social garanti ou revenu minimum d’insertion
par
Publication : décembre 1988
Mise en ligne : 4 juin 2009
La Grande Relève reçoit le journaliste G.-H. BRISSÉ
Question.- Comme bon nombre de nos
compatriotes, vous êtes inquiets de l’évolution du chômage
dans notre pays ?
G.H. Brissé.- Il y a dans ce pays, quoiqu’on en dise, de plus
en plus de chômeurs réels, de plus en plus de « nouveaux
pauvres », alors que, dans d’autres domaines, la productivité
s’accroît, que nous sommes en pleine crise de surproduction et
que le gaspillage s’étend.
Or, les démarches de charité organisées par l’Etat,
les communes, les organisations caritatives, ne peuvent suffire à
tout. Elles sont sans doute utiles, voire nécessaires, mais ne
sauraient tenir lieu de politique permanente. Plus le temps passe, et
plus on s’aperçoit que les caisses de retraite de la Sécurité
sociale, de l’Unedic, doivent être remplies à coup de cotisations
nouvelles dont on ne voit pas le bout.
Q.- Il y a au moins une certitude
c’est que l’on est amené à distribuer de plus en plus
de revenus indépendamment du travail.
R.- La révolution technologique - la révolutionique -
a pour effet de remplacer les hommes par des machines. Il y a certes
des emplois qui se créent, mais ils exigent des niveaux de formation
générale et de formation professionnelle de plus en plus
élevés.
En contrepartie, tous ceux qui ont servi depuis des générations
dans des industries de main d’ oeuvre et n’ont à louer que la
force de leurs bras, se trouvent exclus de la société
nouvelle. Ils constituent une importante armée de parias.
La révolution industrielle du début du siècle avait
entraîné un colossal transfert de main d’oeuvre du secteur
rural aux activités industrielles concentrées dans les
villes. La révolution technologique en cours supprime les emplois
industriels, mais les transferts ne se font plus. Le tertiaire lui-même,
espoir des années 70, se ferme.
Dans le même temps, la clientèle privilégiée
des organisations syndicales - salariés des usines et des bureaux
- s’effiloche. On peut s’efforcer de dénoncer le mouvement, voire
de le freiner, mais ce combat d’arrièregarde est perdu d’avance !
Par le biais des allocations de chômage ou de solidarité,
des indemnités de Sécurité sociale, des retraites
et préretraites, on est amené à distribuer aujourd’hui
une masse de plus en plus considérable de revenus qui ne sont
plus liés au travail. Ce n’est pas là une évolution
occasionnelle, limitée dans le temps, mais un mouvement structurel
à long terme, dont il faut tirer toutes les conséquences.
Il devient donc urgent de redéfinir une politique globale des
revenus.
Q.- De quelle manière ?
R.- Jusqu’à présent, on a saupoudré les revenus
au petit bonheur la chance en fonction des nécessités
du moment ou des groupes de pression existants.
Ce faisant, on n’a fait que multiplier les inégalités
flagrantes, dans l’espace et dans le temps. Inégalités
devant le travail et le chômage, les impôts, les retraites,
la formation. Le résultat en est un effroyable gâchis de
ressources et d’énergies humaines. Une seule certitude : il est
clair que l’effectif des producteurs va diminuant alors que s’amplifie
la cohorte des consommateurs insatisfaits.
Depuis des siècles, l’ Humanité n’a survécu qu’en
économie de pénurie. La révolutionique, en multipliant
à l’infini les virtualités de productivité et de
production de masse, nous a fait entrer de plein fouet dans la société
d’abondance qui, faute d’une meilleure maîtrise d’une économie
de besoins, engendre un énorme gaspillage. Il est grand temps
d’en tirer enfin les leçons.
Cette évolution, Jacques Duboin l’avait très bien perçue
et analysée dans les années trente. Elle marquait, affirmait-il,
« la grande relève des hommes par la machine », puis
par la science. Il n’a malheureusement pas été entendu
: c’est, je le crois, le lot commun des prophètes. Mais, à
présent, face à ce butoir gros comme une montagne, il
devient urgent de rechercher des solutions adaptées à
l’époque où nous vivons.
Le remède consiste, selon nous, à injecter dans le circuit
monétaire une monnaie scripturale de consommation, non thésaurisable,
c’est-à-dire que sa fonction exclusive est d’acquérir
des biens ou services de grande consommation, largement disponibles
sur le marché.
Chaque consommateur bénéficierait ainsi, sans exclusive,
d’un Revenu social garanti (Resog), sorte de minimum vital couvrant
ses besoins fondamentaux.
Q.- Des économistes ont préconisé
d’autres étalons de référence pour l’évaluation
de nouveaux critères de revenus ?
R.- Vous faites très certainement allusion à des études
réalisées par Guy Oostenbrock, puis, plus récemment,
par Yoland Bresson et Philippe Guilhaume. Le premier se réfère
à l’étalon-énergie, les seconds à la valeurtemps.
Ces recherches méritent la plus grande attention, car elles sortent
des sentiers battus et portent sur des références jugées
universelles. Mais, quel que soit le critère retenu, on ne peut
distribuer que ce qui existe, c’est-à-dire en fait, les stocks
réels ou potentiels à court terme, de biens consommables
et de services existants sur le marché.
Q.- La plupart des formations politiques
semblent s’être ralliées récemment à l’idée
d’une sorte de minimum social garanti ?
R.- Il semble bien en effet que, devant la difficulté à
maîtriser l’évolution du chômage, les partis politiques
tentent d’inclure dans leur programme l’idée d’un minimum garanti.
Mais attention, si l’on recommence, comme dans les années 1981-1982,
à saupoudrer à certaines catégories sociales des
revenus, on risque une nouvelle fois de réalimenter une inflation
que, la conjoncture mondiale aidant, on avait commencé à
juguler. Le revenu social garanti doit être, pour atteindre sa
pleine efficacité, indexé en prise directe sur des produits
ou des services réellement existants - ou susceptibles de l’être
dans les plus brefs délais - sur le marché. Il est nécessaire,
par ailleurs, qu’il puisse être alloué à tous, de
la naissance à la mort, indépendamment des autres revenus.
Or, la récente mouture du revenu minimum d’insertion ne va pas
particulièrement dans ce sens. Elle n’apparaît que comme
une pâle réitération de l’ancienne aide publique,
le chômage de l’Etat, mais en fin de compte beaucoup plus restrictive.
L’aide publique était allouée, sans limitation de temps,
à toute personne inscrite comme demandeur d’emploi, sous réserve,
bien entendu, de justification d’ouverture de droits.
Le revenu minimum d’insertion, quant à lui, ne sera offert, pour
une durée déterminée, qu’aux plus démunis,
qui en auront fait préalablement la demande. Cette démarche
sélective, qui jette dans le même panier tous les cas de
figure sociaux, les marquera nécessairement d’une « étoile
jaune ». L’examen des dossiers sera réalisé à
partir de propositions émanant de comités locaux, par
le truchement d’instances départementales, en l’occurence les
collectivités -territoriales, après avoir transité
par les bureaux des préfets. On entrevoit par avance les montagnes
de dossiers, rapports, enquêtes, induits par ce dispositif, en
amont et en aval.
Je n’aurai pas la prétention d’avancer que ce nouveau plan de
« lutte contre le paupérisme », qui s’insère
dans les quelque dix-huit mesures édictées par le gouvernement,
et vient s’ajouter à la dizaine préexistante, est inutile.
Il se réfère, par le biais d’une nouvelle variante de
l’impôt sur les grandes fortunes, à un acte de solidarité
nationale, et s’inspire de ce principe, qu’il convient de déshabiller
Pierre pour habiller Paul. Mais est-ce bien là le fond du problème ?
Q.- Peut-on allouer ainsi à tous un revenu garanti sans contrepartie ? R.- La contrepartie du revenu social garanti serait bien entendu l’exigence de service social, tant au niveau des personnes que des collectivités. Il n’est certes pas question d’instaurer une nouvelle variante de travail obligatoire. Mais, sur la base du revenu social garanti, et sur cette base seulement, des notions telles que le partage du travail, l’aménagement des horaires, l’extension des travaux d’utilité collective ou sociale et surtout, la multiplication des filières de formation, de perfectionnement personnel ou professionnel, prennent tout leur sens et peuvent être développées dans l’intérêt de tous. Chacun, du plus jeune âge au crépuscule de sa vie, doit pouvoir trouver dans la société la place qui lui revient, en fonction de ses talents, de ses aptitudes, de son expérience et de l’évolution de ses connaissances.
Q.- Qui sera chargé de distribuer
ce revenu ?
R.- J’ai suggéré, il y a de nombreuses années déjà,
la création d’un Syndicat national d’usagers et de consommateurs
(SNUC) qui regrouperait, non seulement les organisations de défense
des consommateurs existantes - ou à créer - mais aussi,
les associations de chômeurs, caritatives, familiales, écologistes,
les caisses d’Allocations familiales et de Sécurité sociale.
Chacun conserverait sa spécificité, ses structures, mais
participerait, dans ce cadre général, confédéral,
à la distribution du revenu social garanti.
Q.- J’en reviens à la question
évoquée plus haut : cette relance de la consommation ne
risque-t-elle pas de relancer l’inflation ? R.- L’objection première
est effectivement que l’introduction d’un revenu social garanti ne contribue
à relancer l’inflation par la consommation.
Mais, en 1981, cette relance a été réalisée
exclusivement sous l’angle de l’accroissement des salaires et des revenus
connexes, les allocations familiales par exemple. Lorsque l’on procède
de la sorte, on s’expose à une surchauffe de l’économie,
au risque d’un accès de fièvre inflationniste, lié
à un recul des marges bénéficiaires des entreprises
qui les place en position difficile sur le marché mondial, parce
qu’accablées de charges sociales et fiscales trop lourdes, elles
ne peuvent plus faire face, à armes égales, à la
concurrence internationale.
De surcroît, cette relance de la consommation par une hausse incontrôlée
des salaires et de certains revenus, a le grand inconvénient
d’induire une ségrégation de type social : certaines catégories
sociales en bénéficient au gré des mouvements revendicatifs,
et d’autres en sont exclues, telles par exemple l’armée montante
des chômeurs dont les allocations ont été réduites
en peau de chagrin, au fil des ans, dans la confusion la plus totale,
au gré des grands équilibres budgétaires et certainement
pas en considération des besoins spécifiques des personnes.
Enfin, ce type de relance de la consommation n’a qu’un temps : la nécessité
de « resserrer les écrous » reprend vite le dessus
et, à cet égard, les plans dits de rigueur, budgétaire
et gestionnaire, procèdent de la même démarche,
qu’ils émanent de la droite ou de la gauche. Dans l’un et l’autre
cas, c’est la grande masse des consommateurs qui en fait les frais.
Toutes autres sont les retombées concrètes du revenu social
garanti, si la monnaie de consommation qui lui sert de support prend
appui sur un choix judicieux de produits ou services faisant peu appel
à l’importation. Nous en attendons en outre une relance sélective
de la croissance, la création d’activités nouvelles génératrices
d’emplois nouveaux et de richesses pour tous, y compris pour la collectivité
publique par le biais de la TVA. Mais, pour atteindre cet objectif,
il apparaît indispensable de libérer les entreprises, en
particulier les PME artisanales ou familiales, des charges sociales
et fiscales, ainsi que des formalités administratives qui étouffent
et découragent actuellement toute initiative.
La révolutionique apporte une chance inespérée
à l’essor des petites et moyennes entreprises que l’on peut implanter
à peu près n’importe où, car elles ne sont plus
tributaires comme autrefois des sources d’énergie ou de la difficulté
de faire passer l’information.
Or, la préoccupation première d’un investisseur, quel
qu’il soit, n’est pas de « faire » de la paperasse ou de répondre
à des contrôles tatillons, mais de produire dans les meilleures
conditions possibles, de vendre son produit selon les clauses les plus
avantageuses et d’en tirer un bénéfice.
Plutôt que d’allouer des aides ruineuses aux entreprises qui se
créent ou se développent, ne serait-il pas plus rentable
pour tous d’alléger leurs charges et de permettre aux établissement
bancaires d’ouvrir plus largement en leur faveur le robinet des prêts
bonifiés ?
Q.- Distribuer à tous une
sorte de minimum vital en prise directe sur les produits et services
de grande consommation, c’est bien, mais qui va payer ?
R.- Je ferai remarquer en premier lieu qu’il est beaucoup plus coûteux
pour la collectivité de détruire des surplus alimentaires
et autres, que de les distribuer, de faire circuler des trains vides
que de les remplir à prix réduits, de laisser des logements
inoccupés parce que les propriétaires n’ont plus les moyens
de les entretenir ou les locataires de payer un loyer, etc. L’abbé
Pierre et les organisations charitables l’ont bien compris en créant
des banques alimentaires, en organisant des repas gratuits à
bon marché.
Mais la charité publique ou privée est souvent une atteinte
à la dignité des personnes : on doit tendre à lui
substituer un droit à la subsistance pour tous, en échange
d’un service social, même à temps réduit.
Par ailleurs, comment peut-on admettre qu’il soit particulièrement
avantageux pour la collectivité d’imposer aux agriculteurs des
quotas, voire de leur allouer des subventions pour qu’ils produisent
moins, parce qu’il y a trop de lait, de beurre, de sucre, de blé,
de viande ? Qu’en pensent les familles condamnées au chômage
et qui tentent de subsister avec un pécule dérisoire ?
Une gestion plus saine des deniers de l’Etat, un minimum d’économie
distributive permettraient sans aucun doute un transfert des richesses
en faveur des plus démunis, beaucoup plus efficace que la méthode
contraignante qui consiste à faire fonctionner le bon vieux principe
des vases communicants.
Q.- Vous préconisez par ailleurs
une réforme de la fiscalité... R.- Notre système
fiscal est devenu un monstre, une espèce de Minotaure qui se
repaît de ses victimes dans un labyrinthe sans cesse renouvelé.
Depuis une bonne trentaine d’années, je fais activement campagne
pour l’abolition de l’impôt sur le revenu qui représente
à peine vingt pour cent des recettes fiscales et nécessite
l’entretien très dispendieux d’un corps d’agents de l’Etat qui
pourraient être employés bien plus utilement à d’autres
tâches.
Il en est de même de la taxe professionnelle, laquelle a pour
effet de pénaliser les créations d’ emplois que l’on subventionne
largement par ailleurs.
Le simple bon sens voudrait que l’on modulât davantage les taux
de la taxe à la valeur ajoutée en instaurant progressivement
une super TVA sur les produits de luxe ou demi-luxe, excluant bien entendu
tous ceux qui sont destinés à l’exportation. Or, actuellement,
on semble s’engager dans la voie inverse : sous le prétexte d’harmoniser
la TVA à l’échelon européen, on tend à la
diminuer chez nous, sur des produits qui relèvent d’une « opération
gadget » à odeur de soufre démagogique. M.Michel
Rocard a eu raison de s’élever récemment contre cette
dérive. On a l’impression que la France contemporaine n’a plus
d’autres ressources que de s’aligner sur des modèles étrangers,
mais qu’elle est incapable de promouvoir sa propre « matière
grise ».
Le second volet d’une réforme fiscale tant attendue et jamais
fondamentalement mise en oeuvre ne serait autre que l’impôt sur
l’environnement selon le principe « les pollueurs seront les payeurs ».
Enfin, troisième volet, celui de l’impôt foncier, nécessiterait
que l’on inverse tout bonnement le système d’imposition actuel
en faisant payer plus cher ceux qui laissent leur terrain en friche :
autrement dit, en valorisant la valeur d’usage par rapport à
la valeur d’échange.
Ces deux dernières taxes seraient destinées à alimenter
les budgets des communes, des pays et des régions et remplaceraient
avantageusement les impôts locaux, système de prélèvement
profondément injuste, arbitraire et inégalitaire comme
chacun le sait. L’ensemble de ce dispositif, en particulier le réaménagement
de l’impôt foncier, serait un sérieux encouragement à
la décentralisation, voire à la déconcentration
des activités.
Q.- La réforme régionale
ne vous satisfait pas ?
R.- Les vingt-deux régions actuelles sont les avatars rabougris
d’un découpage très artificiel qui se surajoute aux cantons,
arrondissements et autres départements. Ces entités administratives,
avec leurs assemblées et leurs structures bureaucratiques, font
souvent double ou triple emploi. La collectivité de base doit
demeurer la commune, les communes étant associées en pays
qui, ici ou là, pourront déborder les frontières
d’une région comme c’est le cas de certains bassins d’emploi.
Communes, pays, régions de plein exercice, telle devrait être
la France fédérale de demain, avec une douzaine de régions ;
la structure en escalier fédéraliste permet, de la personne
à la commune, de la commune au pays, du pays à la région,
de la région à la nation, de la nation au continent et
du continent au gouvernement fédéral mondial, de déléguer
à l’échelon immédiatement supérieur une
part de sa souveraineté. Sans délégation à
l’échelon immédiatement supérieur, librement consentie,
de sa propre souveraineté, il n’est pas de démocratie
possible.
J’estime par ailleurs que les assemblées régionales devraient
accueillir en leur sein les organisations syndicales ou professionnelles
représentatives, les associations écologistes et de consommateurs,
les confédérations familiales. Il n’est pas normal que
ces dernières n’aient droit qu’à un strapontin dans les
conseils économiques et sociaux, organismes purement consultatifs.
Il n’est que temps qu’elles participent à part entière
à l’élaboration des lois et budgets, y compris au plan
national.
Q.- Comment vous situez-vous par
rapport aux deux systèmes économiques qui se partagent
actuellement la planète ?
R.- Je ne crois ni aux vertus d’un libéralisme concurrentiel
exacerbé qui ne serait que la consécration de la loi de
la jungle, ni aux bienfaits d’un collectivisme étatiste, simplificateur
et contraignant où l’individu perdrait son âme. A mes yeux,
le socialisme n’est autre que la recherche permanente des structures
permettant le libre épanouissement de la personne, de toutes
les personnes, dans le cadre d’un communautarisme bien conçu
et d’une société aussi harmonisée que possible.