Révolution culturelle ou déshumanisation
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Publication : janvier 2018
Mise en ligne : 15 avril 2018
Résistant pendant la dernière guerre, Ernest Barreau résiste depuis 1945 à l’indifférence générale envers la raison pour laquelle l’argent a pu mettre le monde à son service. Ayant compris que l’évolution des possibilités de production ne condamnait plus l’humanité à la lutte de tous contre tous pour “gagner sa vie ”, voilà de nombreuses décennies qu’il milite pour l’économie distributive. Les mesures annoncées par le nouveau Président l’ont incité à rédiger un long texte pour expliquer autour de lui pourquoi il ne croit pas qu’il s’agisse du profond changement nécessaire. En voici l’essentiel :
Le nouveau Président de la République a lancé une douzaine de travaux. Que penser de cette politique en constatant le démantèlement progressif des acquis sociaux ?— En tant que citoyen luttant pour un monde meilleur, et politiquement cocufié comme bon nombre de mes compatriotes depuis la Libération du 8 mai 1945, voici mon point de vue.
En premier lieu, une constatation : mise à part la période de reconstruction dite “des Trente Glorieuses”, le pouvoir d’achat des classes laborieuses, celles qui ont participé et participent à la richesse de la nation, n’a cessé d’être grignoté.
Or il ne s’agit pas d’une fatalité. Le régime capitaliste, qui est né dans “l’ère de la rareté” et lui était donc adapté, ne convient plus, ni économiquement, ni socialement, à “l’ère de l’abondance“, c’est-à-dire quand il est techniquement possible de produire n’importe quoi.
Tout système économique relève d’un concept humain et est donc remplaçable par un autre, mieux adapté à de nouvelles nécessités, à des composantes économiques qui évoluent. Les nouvelles techniques, celles de la révolution numérique, imposent un tel changement qui s’inscrit ainsi dans les faits. Quel obstacle l’empêche ?
Pour comprendre, un rappel historique me semble nécessaire, car trop d’évènements sont passés inaperçus, ont été ignorés ou sont oubliés, alors que leurs conséquences sont très lourdes.
Rappelons-nous qu’à la déclaration de guerre, en 1914, le gouvernement, comprenant que la monnaie-or dont il disposait ne pourrait pas satisfaire les exigences financières du conflit, demanda à la Banque de France (BDF) de fabriquer des billets à l’échelle des besoins. Puis il lança “au nom de la patrie” une souscription nationale demandant aux détenteurs de louis et de lingots d’or de les déposer à la BDF et il décréta le cours forcé des billets.
À ces derniers s’ajoute maintenant la monnaie immatérielle bancaire qui n’a aucune attache métallique, aucun étalon de grandeur. L’or ayant perdu sa qualité d’étalon monétaire circule depuis dans un marché en circuit fermé. Ce transfert en 1914 de la création monétaire vers la bancassurance qui ouvre des crédits a ainsi fait passer un droit régalien à des organismes privés… Et maintenant les gouvernements doivent emprunter et payer des intérêts alors qu’ils pourraient, et se devraient, de créer les sommes dont ils ont besoin.
La finance a été modifiée par des décrets, rappelons-en les grandes dates :
en 1960, Michel Debré met fin à la distinction entre banques de dépôt et banques d’investissement ;
la loi Pompidou-Giscard du 3 janvier 1973 modifie le statut de la Banque de France, son article 25 prévoit que désormais « le Trésor public ne peut être présentateur de ses propres effets à l’escompte de la Banque de France ». La privatisation de la création monétaire est ainsi à l’origine de la dette publique !
en 1976, le gouvernement de Raymond Barre, sans débat public, décide que l’État paiera des intérêts au-delà du taux d’inflation. L’État se met au service des créanciers ! L’endettement de l’État progresse alors rapidement.
en 1986, la réforme Bérégovoy-Fabius du système financier met la France sous la coupe des marchés financiers mondiaux ;
le traité de Maastricht, signé le 7 février1992 et approuvé à 51% par les Français lors du référendum du 20 septembre 1992, entré en vigueur le 1er novembre 1993, stipule, dans son article 104, qu’il est interdit aux Banques centrales d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions ou organes de la Communauté Européenne ;
par l’article 3 de la loi du 4 août 1993 (sous Balladur et Mitterrand) il est interdit à la BDF de consentir toute forme de concours à l’État, le Fonds de Stabilisation des Changes ne peut plus bénéficier d’avances de la BC et ses opérations sont désormais financées par l’État ;
depuis la mise en place de l’euro (1/1/1999) la politique de change est décidée au niveau européen dans le cadre défini par la BCE ;
en 2005, les Français refusent, par référendum, le projet de Constitution européenne, dont l’essentiel est quand même repris dans le traité de Lisbonne par N. Sarkozy ;
élu en 2012 sous l’étiquette socialiste, grâce à son discours du Bourget dénonçant l’ennemi qu’est la finance, F. Hollande démontre que la main invisible des marchés (financiers) empêche toute application d’un projet vraiment socialiste. L’échec patent de sa politique sociale pendant son quinquennat apporte une nouvelle preuve que capitalisme et socialisme sont incompatibles.
Ces rappels montrent qu’il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que sans changement de cap, c’est-à-dire sans reprendre la maîtrise de la création monétaire, et quelles que soient ses bonnes intentions, le nouveau gouvernement, se heurtant aux mêmes causes, ne peut qu’aboutir aux mêmes effets. Si on ne change pas le déroulement d’une pièce de théâtre, un changement d’acteurs ne modifie pas la pièce ! Alors ne nous étonnons pas ni du fort taux d’abstentions lors des présidentielles de mai dernier, ni du nombre de manifestations et des réclamations tous azimuts dont le point commun est de réclamer une politique de justice sociale assurant pour tous le droit à la vie dans la dignité.
Les échecs patents des gouvernements sur le plan social sont la preuve que leur abdication en faveur d’organismes privés du droit régalien de battre monnaie leur enlève le pouvoir politique réel, celui qui permet d’agir dans l’intérêt général.
Dévoyée de sa fonction originelle, la monnaie est devenue une marchandise bâtie sur du vent. Les entreprises privées qui la créent, en n’agissant que dans leur propre intérêt, prêtent… des chiffres. Devenus leurs débiteurs, les gouvernements sont amenés, pour les rembourser et leur servir des intérêts, à faire payer les contribuables ! Alors qu’évidemment c’est au financement des services publics que ces derniers estiment que leurs impôts sont destinés ! La population s’endette …pour acquérir les biens qu’elle fabrique ! Et vogue la galère, chargée d’une dette “souveraine”, anti-sociale, qui augmente si vite (intérêts composés) qu’elle est devenue irremboursable !
Avec l’arrivée de nouveaux services, de néo-banques font florès, d’autant plus que leur développement est favorisé par la loi Macron sur la croissance, l’activité et l’égalité des chances (celles du renard dans le poulailler) qui est opérationnelle depuis février 2017 ! Bonjour les dégâts ! Voilà le capitalisme dans tous ses états : la déification de l’argent (Mammon) conduit à toutes sortes d’impasses, économiques, sociales, écologiques… ! L’allègement des charges sociales et fiscales accordé aux entreprises retardera peut-être le processus de déclin de ce système périmé, condamnable et condamné par les faits, mais il n’évitera pas sa chute. On prétend que c’est la crise qui engendre le chômage. C’est faux, c‘est le chômage qui engendre la crise en réduisant ou supprimant le revenu de consommateurs : des entreprises ne peuvent vendre ce que les gens ne peuvent pas acheter !
On affirme que la croissance ramènera l’emploi. C’est faux, une croissance qui enrichit l’entreprise lui permet de s’équiper pour avoir une productivité plus performante, la foire d’empoigne de la compétition l’exige. Donc robotique, informatique, etc. sont utilisées pour réduire le personnel employé, alors le chômage croît en même temps que la production !
Tous ces faits ne devraient-ils pas déciller les yeux des aveugles à la recherche d’un passé révolu tant il est vrai, comme disait Joseph Pastor, « que le poids des traditions des générations passées pèse lourdement sur celle des vivants ».
Pour résumer mon propos, je dirais que les observations que j’ai rappelées démontrent, une fois de plus, la nécessité et l’urgence d’un changement de cap économique qui soit en adéquation avec les réalités de notre temps, avant qu’un point de non-retour soit atteint. Faire de l’argent un dieu… fait de l’homme un loup pour l’homme, rendant violente la société humaine. Or les réformes datant de l’ère de la rareté ne peuvent pas apporter le vrai changement d’ère qui s’impose, celui de l’abondance maîtrisée pour être équitablement, raisonnablement produite et partagée. Je pense qu’alléger les cotisations sociales et fiscales des entreprises c’est aller dans une impasse. Tant que la politique sera verrouillée pour cause de non-rentabilité, le domaine social restera sacrifié sur l’autel du profit financier.
Mais je n’ai pas la science infuse et si mon analyse est fausse, il ne faut pas hésiter à me le démontrer.
Pour moi, l’économie des besoins qu’est le distributisme (le trilogie “production-distribution-consommation”) répond en tout point aux impératifs de la révolution “numérique”. Pourquoi cette omerta à ce sujet ? Comme l’affirmait son génial inventeur, j’ai nommé Jacques Duboin, « les faits sont plus forts que les hommes : ils s’imposent » en bien ou en mal, le déchaînement meurtrier des phénomènes climatiques récents ne cesse de nous le rappeler !
Le distributisme n’a pas pour vocation de distribuer aux rejetés et exclus, présents et futurs, les miettes d’un festin exorbitant et d’un luxe immodéré, actuellement accaparé par quelques privilégiés, ni de soulager la misère matérielle devant des buffets pleins. Mais de supprimer cette misère matérielle.
Parce que c’est possible !! Serait-il impossible à un gouvernement d’aujourd’hui de faire à l’envers ce qu’avait réussi celui de 1914 ? Reprendre la maîtrise de la création monétaire est pourtant la condition sine qua non pour qu’il se libère des contraintes et des aberrations qui l’obligent à quémander auprès de boites financières privées la monnaie qu’il pourrait et devrait lui-même créer, alors que cette contrainte de remboursement de crédit et de paiement d’intérêts plombe l’économie réelle et crée un malaise social aussi indigne qu’inadmissible ! Cette reprise de la création monétaire permettrait légitimement au gouvernement d’assurer à tous un revenu social dans une monnaie de consommation qui ne serait rien de plus qu’un pouvoir d’achat. D’un montant décent, ce revenu permettrait enfin le partage des tâches non exécutées par des robots et supprimerait la guerre économique de tous contre tous. Le revenu social des uns ne serait donc pas prélevé sur celui des autres. Cela permettrait de travailler moins mais en travaillant tous, peut-être bientôt seulement 20 heures par semaine. On ne verrait plus des gens démolis par leur travail (stress, suicides) et d’autres démolis par manque de travail ! Sans problèmes financiers, il serait possible de mettre davantage de personnel là il y en a tellement besoin : santé, vieillesse, agriculture “propre”, etc. (l’augmentation du personnel dans les maisons de retraite, par exemple, améliorerait les relations avec les résidents sans augmenter les coûts de séjour). La finalité de l’économie serait enfin l’être humain, et non pas la pérennité d’un système financier scandaleux. L’argent ne serait enfin qu’un moyen mis au service de tous ! Il serait possible de sortir du scandaleux gaspillage productiviste (obsolescence programmée, publicités diverses, etc.) qui se fait au détriment de notre Terre, dont toute vie est tributaire, et des pays pauvres dont les matières premières sont achetées à bas prix par les pays riches ce qui provoque émigrations et violences.
Je voudrais, pour conclure, prendre le TGV de l’espoir. J’espère qu’une prise de conscience animée d’un élan politique courageux va laisser sur le quai d’une gare désaffectée le train de l’obscurantisme économique : il transporte des théories, des méthodes et des remèdes datant d’un passé révolu qui sont inadaptables aux problèmes économiques et sociaux actuels. À l’heure de la révolution numérique, tous les aiguillages conduisent au TGV de la concorde des peuples, assurée par une justice sociale conséquente, vecteur de convivialité et de fraternité.
Au pays des Droits de l’Homme (1789) et de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948), il faut le courage politique de passer à leur application, le choix est entre révolution culturelle ou déshumanisation, entre splendeur et décadence.