Sur la monnaie


par  R. MARLIN
Publication : mars 1988
Mise en ligne : 16 juillet 2009

UNE RÉUNION

La monnaie est évidemment un élément capital de tout système économique, depuis le plus primitif jusqu’au plus évolué. Du coquillage de la préhistoire à la monnaie électronique généralisée des prochaines années en passant par l’or, les humains ont toujours recherché le meilleur moyen intermédiaire pour faciliter leurs échanges.
Se fondant sur une abondante documentation et notamment sur l’ouvrage de Jacques Duboin "Les yeux ouverts" (1) Jean-Pierre Mon a traité ce sujet le 18 janvier devant les auditeurs de la salle de "la Libre Pensée" avec le titre principal "Démystifions l’argent" et en sous-titre "la fausse monnaie des banquiers, des Etats et des truands - la vraie monnaie distributive". Cet exposé suivi de questions et de réponses a permis, après un historique complet, de mettre en évidence les caractéristiques essentielles et révolutionnaires de la monnaie que nous préconisons représentative de la production, s’éteignant au premier échange donc non thésaurisable, invariable, précise et stable comme doivent l’être toutes les unités de mesure et celle-là en particulier. Nous ne reviendrons sur cette réunion que pour préciser qu’en attendant l’abandon de toute monnaie souhaitable dans l’absolu, tel que le conçoivent les anarchistes et les libertaires, il nous faut bien, dans une première étape, et en attendant l’instauration de l’abondance généralisée sur la planète, permettant la satisfaction de tous les besoins, passer par des étapes, où la monnaie sera encore nécessaire. Pour le reste, nous renverrons le lecteur au livre cité (1).

LES OUVRAGES DE J.R.

Nous nous intéresserons donc, dans une étape encore moins avancée que l’économie distributive, aux propositions d’un économiste certes anticonformiste mais qui se situe encore dans le cadre du capitalisme. Il s’agit de Jacques Riboud qui anime le centre Jouffroy (2) créé en 1974 par la Revue Politique et Parlementaire"... en vue de provoquer la réflexion et la recherche, de mettre en question les idées reçues sur la monnaie..." Il aime à citer ces phrases de Giscard d’Estaing : « La véritable défaillance n’est pas celle de la volonté, c’est celle du savoir... L’impuissance de la théorie économique a, dans une large mesure, son origine dans l’ignorance de la réalité monétaire » (3).
Urbaniste de formation, Jacques Riboud s’est donc lancé dans le domaine réservé de l’économie et encore plus de la monnaie et, non sans un certain courage, s’est attaché à démolir de nombreux tabous entretenus par les spécialistes de l’économie y compris les plus renommés. Il n’hésite pas à entrer en contradiction avec Frederick von Hayek, Milton Friedman, Samuelson, Tobin (4) et Lord Maynard Keynes luimême. Il a reçu, au centre Jouffroy, bon nombre de ces personnalités et participé avec elles à de nombreux colloques internationaux. C’est dire sa renommée...
Les idées que nous examinerons sont tirées de « Mécanique des monnaies » (461 pages-1978), « La monnaie dans ses artifices » (278 pages1984) et « Controverse sur la banque et la monnaie » (146 pages-1986) (5).

L’IGNORANCE EN MATIÈRE MONÉTAIRE

L’auteur constate, jusque parmi les plus grands, des déficiences dans la connaissance monétaire qui ont eu de tragiques conséquences. Il pense que la « crise » a été aggravée par l’insuffisance des mesures prises pour la juguler. Alors que les liquidités manquaient, les autorités, obnubilées par la défense des monnaies et la crainte de l’inflation n’osèrent pas prendre les mesures qui s’imposaient et prônaient, comme Roosevelt lors de son accession à la présidence en 1933, l’équilibre rigoureux du budget et des décisions d’économie. « ...Ce qui a marqué la grande crise des années 30 est qu’elle ne s’est pas résorbée, qu’elle a persisté et n’a été effacée qu’au début des années 40 par la guerre... » observe Jacques Riboud comme nous le soutenons depuis plus de 40 ans avec de plus en plus d’approbations, il faut l’admettre. Il se consacre à clarifier les mécanismes qui sont à la base de la création, de la circulation et des échanges monétaires, préférant cela aux abstractions d’un grand mérite, peutêtre, mais qui sont de moins en moins accessibles. Or, il convient, afin d’éviter les conséquences tragiques des insuffisances passées, de débattre de ces questions sur la place publique, comme on le fait plus aux Etats-Unis qu’en France. Nous ne pouvons qu’approuver ces remarques de bon sens et applaudir avec l’auteur cet extrait de l’Economist du 11 octobre 1985 : « ..Le système monétaire affecte la vie de tous les jours. Pour des millions, il fait la différence entre, une pauvreté supportable et une pauvreté intolérable... ».

LA NATURE DE L’ARGENT

Un premier préjugé auquel il s’attaque concerne la nature de l’argent. La théorie classique veut que la monnaie actuelle soit « représentative d’un bien ». Cette idée doit être abandonnée. Le signe monétaire n’est qu’« ...une simple créance sur une institution (arbitraire et artificielle : institut d’émission, banque) qui a le pouvoir remarquable d’être échangée directement contre une fourniture de biens et services et d’assurer ainsi les transferts et la conversion de production en consommation ou investissement, fondement de l’économie... ». C’est bien également ce que nous pensons sur la dématérialisation progressive de la monnaie capitaliste.

LA CRÉATION MONÉTAIRE

Nous ne perdons pas de vue que les thèses examinées sont celles de l’économie actuelle et ne s’écartent donc pas de l’orthodoxie, notamment : la régulation des échanges par le marché. Néanmoins l’on dècouvre à la lecture que leur auteur n’hésite pas à dénoncer un grand nombre d’idées reçues. Ainsi, nous nous retrouvons également sur les mêmes positions, en ce qui concerne la création de monnaie. Voilà bien longtemps que les distributistes soutiennent que les états ont perdu leur pouvoir exclusif et autrefois régalien de battre monnaie au profit des banques. Jacques Riboud est de cet avis, mais il conteste que la création ait pour origine le prêt. Les économistes modernes expliquent la multiplication des signes monétaires, partant de la monnaie centrale créée par la banque d’émission, par le principe du multiplicateur ou des vagues successives de crédits consentis par les banques commerciales. Notre auteur s’inscrit en faux contre cette thèse car les vagues n’aboutiraient qu’à une contraction et non à une expansion de la somme originelle. Cette position n’est guère convaincante, car elle se réfère au bilan de la banque et non à l’ensemble des banques prêteuses et à la quantité de crédit mise en circulation.
Au contraire J.R. donne au moyen de tableaux à double entrée des éclairages clairs et satisfaisants sur cet autre moyen de multiplier la monnaie qu’est la compensation. Disons seulement que les représentants des banques se réunissent journellement au sein de chambres de compensation (6) où ils présentent les chèques tirés par leurs clients. Les banques ne se règlent entre elles, en monnaie centrale, que les montants restant dus après annulation des quantités qu’elles se doivent réciproquement. Des exemples simulés et quantifiés et les statistiques du Conseil National du Crédit montrent que les sommes mises en circulation, qui elles continuent à s’échanger, sont dix fois supérieures aux règlements interbancaires. C’est ainsi que les banques créent de la monnaie.

LES MASSES MONÉTAIRES ET LEURS MOUVEMENTS

Il faut en effet distinguer les différentes masses monétaires, ou agrégats, ci-après groupés en fonction de leurs rôles dans l’économie et le mécanisme monétaire
Mo=« Monnaie centrale » constituée par les billets et pièces en circulation dans le public auxquels s’ajoutent les réserves des banques en compte à la Banque Centrale.
Ml=« Disponibilités monétaires », soit la monnaie centrale en circulation dans le public (Mo) plus les soldes créditeurs des comptes courants bancaires.
M2=« Masse monétaire » soit Ml + les autres dépôts en banque.
M3=M2+ les autres signes dits liquides (dépôt aux caisses d’épargne, etc...). J.R. critique d’ailleurs cette classification qui ne distingue pas assez la monnaie de règlement de celle qui ne l’est pas et confond des composants dont la liquidité est différente. Il l’utilise néanmoins car elle fait l’objet de publications statistiques qui permettent de suivre l’évolution des prix (p), du volume de la production (P), de la masse monétaire (M2) en fonction de la vitesse de circulation (ou vitesse revenue) (v) (7) et du Produit intérieur brut (PIB).

L’on peut écrire, en effet :

v = PIB/M2 = Pp/M2

et les variations p’ = M2 + v’ - p’

Ces équations monétaristes permettent théoriquement aux responsables financiers de réguler les prix en fonction de la vitesse de circulation et de l’évolution prévue de la production (connues) en agissant sur M2 par le moyen de Mo (rapport de 1 à 10).
Tout est donc théoriquement parfait mais, l’auteur le signale lui-même, les différents facteurs ne sont pas indépendants les uns des autres. Ainsi les variations du niveau des prix réagissent sur l’évolution de la production, la vitesse de circulation n’est pas constante, elle évoluera encore davantage avec la généralisation des cartes de crédit électroniques, etc... De plus, des inconnues subsistent : SICAV et FCP sont-elles des liquidités  ? Quel est l’effet exact des indexations diverses ? Il faudrait également faire intervenir, écrivait Paul Fabra, dans « Le Monde » du 19 novembre 1985, l’accroissement de la productivité, etc...
Les équations reproduites ci-dessus semblent toutefois expliquer pourquoi les politiques monétaires de relance de la production échouent. En effet avec v - 4,5, il faudrait que P soit multiplié en un an par 4,5 également pour que le niveau des prix reste constant.
Quoiqu’il en soit et en raison des interactions, nul n’a encore trouvé, en ce régime, comment relancer la production sans créer de l’inflation. « ...Le monétarisme, écrit J.R., repose sur de saines notions, tout comme l’étalon-or, il y a cinquante ans ; mais l’application rigoureuse et systématique d’une théorie abstraite sur une économie complexe peut avoir des effets seconds imprévus, dévastateurs... ».

L’UNITÉ

L’auteur reconnaît néanmoins la nécessité d’une unité monétaire extranationale, c’est-à-dire dégagée des influences d’un gouvernement qui tente, en agissant sur sa monnaie, de réguler son économie intérieure, sans se soucier des implications extérieures pour les autres nations, aussi néfastes soientelles. Cette réforme drastique devrait se faire malgré une profession bancaire et une haute administration hier encore très défavorables. J.R. propose pour cela l’« écu constant » qu’il avait appelé dans ses premiers ouvrages « eurostable ». Il s’agirait d’un écu modifié afin de se défaire entièrement des variations actuelles de cette unité dues aux différences de change de ses monnaies nationales européennes constitutives ; non seulement entre elles, mais vis-à-vis des monnaies extra-européennes. La modification consisterait à faire varier la valeur et la composition de l’écu afin de lui permettre de conserver un pouvoir d’achat constant dans tous les pays européens, c’est-à-dire de correspondre à l’échange possible avec un panier de produits fixé ! En somme, c’est la parité du pouvoir d’achat (P.P.A.) de l’écu (8).
Par rapport à la proposition de nouvelle monnaie de l’économiste mondialiste décédé Charles Warin, le projet de J.R, comporte un aspect positif : sa constance et un aspect négatif : son européanisme. Charles Warin proposait lui une unité mondiale basée sur la valeur d’un panier de matières premières.
Comme l’envisageait Frederick Hayek déjà cité : « Tout le monde devrait pouvoir faire sa monnaie, la meilleure gagnerait. Le marché ne peut se tromper... ». N’est-ce point là faire une confiance aveugle au libéralisme dont nous avons toutes les raisons de nous méfier ? D’ailleurs J.R. bien qu’ayant soutenu son projet devant des aréopages internationaux et prévu qu’un groupe d’eurobanques pourraient le soutenir ne semble pas avoir beaucoup progressé dans sa réalisation. C’est qu’il se heurte à des oppositions puissantes dont il a conscience d’ailleurs. Sa description du fonctionnement des instances financières internationales, comme le FMI ou la Banque Mondiale, le montre bien. Il sait que la monnaie est un moyen capital entre les mains des maîtres du système qui leur permet de diriger les échanges à leur guise. il décrit l’emprise des États-Unis sur les institutions et le peu de cas que leurs représentants font de l’avis des autres membres.

LE SOCIAL

Néanmoins notre auteur ne se décourage pas, semble-t-il. Il multiplie les propositions et les mises au point. Les préoccupations sociales ne sont pas absentes de ses livres. « La monnaie dans ses artifices » contient une proposition d’allocation complémentaire de revenu minimal » qui s’apparente aux multiples projets dont nous entretenons nos lecteurs régulièrement. « Mécanique des monnaies » est préfacée par Henri Guitton de l’Institut dont on sait les attaches avec le christianisme social. On sent d’ailleurs que H. Guitton n’adhère pas tout à fait à la conviction de Riboud selon lequel : « ...il y a une mécanique des monnaies, comme il y a une mécanique des sols, une mécanique des fluides... ». Les êtres vivants, écrit le préfacier, ont des réactions (financières) plus mystérieuses, plus difficiles à saisir que les simples effets physiques. II faudrait savoir d’ailleurs si les phénomènes physiques sont aussi simplistes que le pense Henri Guitton.
J.R. nous parait donc intéressant dans la mesure où, praticien de talent de la monnaie, il rejoint nos idées sur des nombreux points. Son apport à la connaissance étroite des échanges monétaires dont nous n’avons pu donner ici qu’un rapide aperçu, est essentiel. Ainsi que les propositions de revenu de base, l’écu constant pourrait peut-être, c’est à discuter, apparaître comme une transition vers une monnaie distributive européenne. Nous ne pouvons nous permettre d’ignorer Riboud et nous pourrions tirer, au contraire, le plus grand profit, non seulement à l’étude de ses travaux, mais du soutien que ces propositions pourraient nous apporter dans notre longue marche vers la démocratie économique.

(1) En vente à la Grande Relève.
(2) 88bis, rue Jouffroy 75017 Paris.
(3) Préface de "Monnaie et Financement’.’ par Jean Denizet (Ed. Dunod).
(4) Tous prix Nobel de "Sciences Économiques".
(5) Tous édités par la Revue Politique et Parlementaire, diffusés le premier par Armand Colin, les deux autres par les P.U.F.
(6) Ce pourrait être fait également plus rapidement par des interconnexions d’ordinateurs, avec des conséquences dont nous dirons un mot plus loin.
(7) En 1985, v était d’environ 4,5, c’est-à-dire que la disponibilité monétaire ou masse de monnaie de règlement, donc les signes monétaires effectuaient en moyenne 4,5 transactions finales dans l’année, soit une tous les 81 jours environ.
(8) Voir "Economie politique" dans la G.R. n° 861.


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