Un monde perdu
par
Publication : octobre 2000
Mise en ligne : 16 juin 2008
Quand on découvre que son enfance est objet d’exposition dans un musée, même s’il s’agit “d’écomusée”, le moral peut en prendre un sérieux coup. Cela n’a pas été le cas pour Jean-Claude Carrière. Au contraire. Il en a saisi l’occasion pour décrire, avec beaucoup de simplicité et d’une plume attrayante, son éducation à la campagne dans les années 1930. Description sans intérêt, sauf pour les nostalgiques d’un monde définitivement disparu ? Non. Dans Le vin bourru [1], il ne se contente pas de constater la brutalité des changements, il va bien plus loin : l’éducation libérale a aussi pour effet de priver les nouvelles générations de repères et cela a des conséquences dont il a pris conscience. Mais « inutile de s’acharner à conserver une culture sur béquilles, » dit-il pourtant avec réalisme, « Autant tout raser. Et si le village disparait, s’il n’est plus, un jour, qu’une autoroute bordée de tombes, tant mieux au fond. La ruine est la condition de la renaissance » . Reste à voir si ce qui naît aura la sagesse de sauvegarder ce qui était une irremplaçable richesse au plan humain. C’est bien de cette richesse-là que J-C Carrière veut témoigner, surtout si elle devait se perdre, faute d’être transmise d’une génération à la suivante. La nouvelle génération, si elle a la patience de lire ses 300 pages, sera sans doute étonnée d’apprendre qu’un enfant de la campagne, n’ayant alors à sa portée aucun moyen, aucune des innombrables distractions qui sont aujourd’hui banales, n’avait alors besoin de personne “pour l’aider à s’amuser”, il avait acquis une bien plus grande autonomie et savait s’inventer mille activités passionnantes et, même sans un sou, s’en fabriquer lui-même les moyens.
Lequel, de l’adolescent des années 1930 ou de l’ado des années 2000 est le plus libre ? Lequel est le mieux armé pour surmonter les inévitables difficultés de la vie ? Celui que sa maman accompagne chaque jour, en voiture, va chercher à la sortie de l’école pour lui faire donner une heure de leçon de judo, ou de tennis, suivie d’une leçon de musique, avant d’inviter ses amis à un goûter pour son anniversaire, au cours duquel elle devra, bien entendu, organiser leurs distractions ? Ou bien celui, qui comme J-C Carrière et ses semblables « devait tout apprendre, jour après jour, de son environnement immédiat » ? Il est vrai que ce dernier était soumis à beaucoup plus de contraintes. Par exemple, à table : « Pas question pour l’enfant de refuser tel plat, d’en réclamer un autre. Il mangeait sans discuter ce qu’on mettait dans son assiette… L’enfant obéit, voilà tout. […] Bien que jeune paysan, élevé loin de la politesse des villes, mes parents m’apprenaient à manger le plus correctement possible. Je devais poser mes deux mains — et non pas mes coudes — de chaque côté de mon assiette, me tenir droit, manger lentement et ne pas parler la bouche pleine […] quand les grandes personnes parlaient, je devais me taire. Si on me demandait de faire quelque chose, je m’exécutais. Même si ma mère se montrait tendre et affectueuse, elle ne se séparait jamais de son apparence d’autorité. Nos rapports s’établissaient avec clarté. » De telles règles ne sont-elles qu’absurdités ? Est-ce un handicap que de prendre l’habitude de ne pas se laisser aller ? J-C Carrière et ses contemporains n’en ont pas pâti. Par contre, l’absence de toute règle de comportement au sein de la famille n’entraîne- t-elle pas le mépris des autres ? Et si une telle indiscipline expliquait des comportements déplorables tel, par exemple, celui de certains usagers de la route ? Ne plus apprendre dans la famille certaines règles de conduite rend l’éducation bien plus facile, mais si la conséquence en est qu’il faut toujours plus de lois et des interdictions partout, est-ce un vrai progrès ?
L’auteur tente de décrire tout ce que ses parents lui ont appris. « Non seulement on m’a fait reconnaître le bon du mauvais, mais on m’a appris à agir, à travailler… à tenir les outils, tous les outils, à me servir de la pioche, de la pelle, des sécateurs, du marteau, de la scie à main, du râteau. Quand l’enfant prend un pic pour la première fois, il ne peut pas le soulever, il lutte avec la lourdeur de l’outil. Son père lui montre alors comment faire, il lui explique que dans la vie la plus précieuse des qualités est ce qu’on appelle le biais. C’est une manière adroite de faire les choses. Il y a ceux qui ont du biais et ceux qui n’en ont pas. Entre les deux, la différence et énore. Il est essentiel d’avoir du biais, tout est plus facile […] L’enfant apprend à couper du bois, à scier, à grimper aux arbres, à aller chercher les oeufs sous les poules, à planter les clous, à tirer du vin, à sauter d’un mur, à atteler le cheval. Il doit manier la hache avec précaution […] J’ai également appris, directement de mon père, à remonter un mur en me servant de piquets en bois et d’une ficelle, appelée cordeau, pour bâtir bien droit. Mon père m’a montré comment dégager le sol, creuser un peu la terre, prendre d’abord les pierres les plus grosses pour les mettre en bas, bien en choisir la face extérieure— car il ne s’agit pas de pierres taillées, la plupart du temps. Construire un mur est un exercice cérébral. Il demande de la patience et de la prévision, une vue d’ensemble des choses. Il enseigne aussi à ne pas essayer de réparer un simple pan, en gardant la plus grande partie possible de l’ancien mur. Au contraire, toute bonne construction commence par une démolition. Et cela surprend. […] À cette époque-là, dans ce pays-là, il est difficile d’imaginer la somme d’efforts physiques qu’on demandait à un enfant […] J’avais envisagé de faire la liste de tous les gestes qui m’ont été appris au cours de mes premières années, mais j’y renonce. Il faudrait énumérer même les actions les plus simples, comme par exemple la marche. Car on ne marche pas dans la montagne comme sur un terrain plat. Mon grandpère me l’a enseigné. Il faut se pencher légèrement en avant quand on monte, garder les bras souples, respirer calmement, parler le moins possible, ne jamais changer de rythme et surtout ne jamais se presser. Quand on descend, il faut éviter d’aller vite, surtout sur une longue distance. la descente est plus fatigante que la montée car le poids du corps, à chaque pas, reste plus longtemps sur une seule jambe. » Il se dit « très étonné par la masse de choses qui m’ont été apprises et qui par la suite ne m’ont servi à rien » pour se reprendre ensuite « en apparence. Mais au fond ? »
L’auteur décrit au passage la complexité du travail des paysans, qui est trop oubliée aujourd’hui. Parlant de son père, il décrit : « Le matin, quand je me levais pour l’école, il était déjà parti au travail, dès cinq ou six heures du matin. Travail complexe, qui changeait d’une saison à l’autre et même d’un jour à l’autre, qui devait s’adapter au temps, au vent, aux orages, qui supposait— entre le soin des bêtes, les jardins (nous en avions quatre), la vigne, les arbres fruitiers— une organisation mentale extrêment précise. Il devait savoir combien d’heures lui seraient nécessaires pour tailler cette vigne, ramener pous les chèvres un fagot de châtaignier qu’il laisserait sécher avec d’autres dans le pailler pour l’hiver, arroser, remplacer les tuiles du toit, couper du jambon, changer un manche de pioche, aiguiser la faux à petits coups de marteau sur un coin en fer planté dans le sol, assis par terre, les jambes écartées, fendre du bois avec une masse et des coins en fer, réparer la porte d’un bahut, soutirer le vin à la cave,, relever un mur (ce qu’il faisait aussi bien qu’un maçon), attraper des pigeons la nuit, retirer le fumier des lapins, du cochon, prévoir le labours, préparer du sulfate, remplacer les souches manquantes, mettre les semences à sécher. Il devait aussi faucher, battre, vanner. S’il avait des lapins, il lui fallait cultiver un peu de luzerne, et cela valait également pour les chèvres. S’il possédait un cheval, il avait besoin d’un champ d’avoine, car l’avoine, nécessaire à l’énergie de l’animal, coûtait souvent trop cher à l’achat. S’il élevait des poules, il devait planter du maïs, et ainsi de suite. Je ne vois pas la fin à cet enchaînement d’’occupations. Je suis toujours frappé, dans nos existences réservées pour la plupart à une seule activité, aplanie et facilitée grâce à tant d’engins, par la réflexion jadis nécessaire, par l’agilité forcée de l’esprit devant cent décisions à prendre chaque jour, devant un emploi du temps irrégulier, d’autant plus difficile à établir que le paysan en est le seul maître. S’il se trompe, c’est tant pis pour lui. Il lui faudra travailler davantage.
Je ne vois dans cette activité incessante de la pensée rien de primitif, rien d’élémentaire. Cela demande des connaissances particulières, de toute nature, et une réflexion plus ou moins intelligente dont tous les cultivateurs ne tirent pas les mêmes résultats. Il y a ceux qui savent travailler et les autres, les brouillons, les dispersés, et même les incapables et les paresseux. Chaque matin, en sortant de sa maison, l’homme se retrouve devant un payage qui lui propose un nouveau programme, plus compliqué que tout autre […] La même chose peut être dite de la femme, qui aide aux travaux de la terre mais qui a surtout la charge de la maison, de l’intérieur. Elle doit organiser la vie, composer les repas en fonction des ressources, des goûts, de la saison, des réserves encore disponibles l’hiver. Elle est responsable du linge et de la vaisselle, de l’habillement des enfants. Certaines savent tenir une maison. D’autres, disposant du même budget, sont constamment à court d’argent, à court d’idées…
Ce retour sur des conditions de vie différentes de celles d’aujourd’hui ne contient ni nostalgie ni regrets. Mais un peu de recul permet de relativiser, de mieux peser les avantages et les inconvénients du changement. Et s’il s’avèrait que les facilités offertes, saisies sans assez de réflexion, ont fait perdre trop de valeur humaine, un tel témoignage pourrait aider à mieux maîtriser les changements que l’avenir nous réserve.
[1] publié chez Plon en avril 2000, 305 pages, 118 FF.