L’utopie fourre-tout
par
Publication : octobre 2000
Mise en ligne : 16 juin 2008
Le Magasine Littéraire de mai 2000, consacré à la “Renaissance de l’utopie”, publie un entretien de Bernard Fauconnier avec Jean-François Revel, à l’occasion de l’édition de son dernier essai La grande parade. J-F Revel y déploie ses talents de polémiste jusqu’à déclarer que « les utopistes proposent des sociétés totalitaires ». On connaissait déjà les positions de ce « grognard sourcilleux du libéralisme intégral », mais dans sa croisade (un peu ringarde !) contre le communisme, il persiste et signe : « le communisme est la seule utopie qui ait été réellement appliquée. » Enfin il radicalise sa diatribe, en affirmant que les utopies de Platon, Campanella, Fourier, construisent des sociétés totalitaires. Face à cette Grande parade d’un journaliste qui figure parmi les esprits influents de l’intelligentsia parisienne, la GR-ED ne pouvait rester silencieuse. D’autant qu’était paru, dans Le Monde du 22 juin 1999, un article de Bernard Kapp, intitulé “Jacques Duboin, le dernier des utopistes”. Ceux qui pensent que le libéralisme fait un peu trop main basse (et invisible !) sur la société, sont-ils des utopistes aux penchants totalitaires ?
Depuis quelques années on assiste à une résurgence du mot utopie. Il a servi, et sert encore, de “fourre-tout” aux littérateurs, philosophes, sociologues, économistes ou politologues. Sont classés sous cette étiquette commode des faits ou des aspirations sociales disparates. On qualifie d’utopiques aussi bien des revendications sociales jugées exagérées que des projets politiques ou des théories économiques. Les expressions “utopie communiste, marxiste, socialiste, fasciste ou libérale” fleurissent dans les polémiques. Depuis son invention par Thomas More, l’utopie est devenue un « vieux mot prostitué », comme démocratie, socialisme, humanisme, ou plus récemment éthique. Pour certain, ce mot peut avoir une connotation négative ou péjorative (projets chimériques, irréalistes, ou dangereux pour un J-F Revel ! )Pour d’autres, il porte l’espoir d’une nouvelle orientation politique, économique ou sociale [1].
Une société sans
utopies est une
société passive,
pas encore véritablement
humaine.
Toute communauté
humaine se
doit de proclamer
son objectif et de
commencer de
s’en approcher. Albert Jacquard.
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Tentons ici d’éclairer notre lanterne par un bref retour sur l’origine de l’utopie, puis de comprendre pourquoi ce mot alimente encore tant de controverses aujourd’hui. Enfin, si notre approche nous a permis de dégager une idée suffisamment précise de l’utopie, peut-être pourrons-nous prendre position par rapport à ce pur produit (non marchand !) de l’imaginaire social et culturel.
Préhistoire de l’imaginaire utopique
Les historiens contemporains situent les sources de l’utopie au Vème siècle avant l’ère chrétienne (mais ni le mot ni un concept équivalent n’existaient encore). On cite Hippodamos de Milet, architecte, qui proposa de reconstruire la ville (détruite) de Milet selon une conception en damiers, donnant le cadre urbain de l’organisation politique et favorisant ainsi un nouvel ordre social. Il ne s’agissait que d’images (nous dirions maintenant de plans d’urbanisme), peut-être accompagnées de descriptions ou de commentaires (?).
En 1516, T. More dans Utopia, préconisait de réduire la journée de travail à 6 heures (ce qui représentait moins de la moitié du temps de travail des ouvriers et laboureurs de son époque). La semaine étant alors de 6 jours ouvrés, il proposait donc la semaine de 36 heures ! Compte tenu des gains de productivité en presque 5 siècles, la Loi des 35 heures n’offre finalement qu’un bonus d’une heure par rapport à l’utopie de Thomas More. Mme Aubry pouvait mieux faire ! |
Avec La République ou Les Lois, de Platon, on peut déceler certaines caractéristiques d’une utopie, mais on est encore loin d’une oeuvre comparable à l’Utopia de Thomas More. Les historiens et philosophes débattent encore aujourd’hui sur la relation entre les deux livres de Platon… Les Lois, en particulier, projettent une théocratie idéale et décrivent un État auquel Platon se résigne, faute de trouver les bons philosophes-rois qui devaient gouverner dans La République.
Il parait toutefois bien audacieux de rapprocher Platon de Thomas More, Campanella ou Fourier, comme le fait J-F Revel, pour affirmer que « l’utopie, c’est la construction a priori, antérieurement à toute application de la réalité, d’un modèle complètement achevé, et appliqué dans ses moindres détails, d’une société parfaite ».
En effet, il semble bien que Platon se soit inspiré, en partie, de Sparte (donc pas de construction ex nihilo), et que La République n’était pas écrite pour “un nulle-part” (comme l’Utopia de Thomas More). Par deux fois il vint en Sicile pensant influencer Denys Ier puis Denys II, pour tenter d’instaurer un État dirigé par des philosophes, auquel aspire la République. Mais, le tyran Denys Ier ayant instauré un régime totalitaire, Platon fut incarcéré et vendu comme esclave à Égine. La seconde tentative auprès de Denys II n’eut pas plus de succès et Platon se retrouva à nouveau prisonnier (politique). Aussi, pour ce qui est de l’assimiler aux constructeurs « d’une société totalitaire dès l’élaboration du modèle intellectuel », J-F. Revel fait-il preuve d’un traditionalisme de pensée navrant. Il adopte l’esprit de Karl Popper qui, dans un pamphlet, associe Platon aux pires formes de la pensée réactionnaire. Et Popper prône une société ouverte (encore une utopie libérale ?), opposée à la fermeture de la cité platonicienne. Ce n’est pas parce que le totalitarisme, le corporatisme, et l’élitisme se sont réclamés indûment de Platon qu’il faille suivre Karl Popper dans son rationalisme critique de Platon, et sous prétexte de « libéralismes politique et idéologique [2] ».
Qui peut prétendre interpréter, avec certitude, la pensée grecque dans l’état actuel de nos connaissances fragmentaires de l’Antiquité ? Les oeuvres de Platon n’ont-elles pas inspiré plus d’idéologies que d’utopies ? Avec notre perception actuelle de la société, La République est-elle finalement une utopie ou un paradigme (un modèle) ? Pour ma part, des recherches faites sur cette époque je n’ai acquis qu’une seule conviction : les inventeurs d’un nouveau genre littéraire, le récit d’utopie, ont repris, semble-t-il, le vieux rêve d’une société parfaite qui imprégnait la culture occidentale gréco-romaine. Et les certitudes de J-F. Revel me paraissent bien hasardeuses.
Genèse de l’utopie littéraire
Né de l’imagination de l’anglais Thomas More, le mot utopie a été forgé à partir du pseudo-grec ou, privatif (non) et de topos (lieu), donnant l’expression “en aucun lieu”. Mais ce néologisme (à l’époque) était et reste ambigu : le préfixe u pouvant s’entendre aussi bien pour le grec ou (non), et l’utopie est alors un “non lieu”, que pour le grec eu, et dans ce cas devient “bon lieu” (l’utopie devenant alors une eutopie). Pour lever cette ambiguité Thomas More, écrivant à Erasme, précisa qu’il ne s’agissait pas d’un eu-topos (pays heureux), mais d’une U-topia (en latin : Nusquama), « d’un pays de nulle part ».
More inaugure par ce récit la tradition utopiste. Après une critique des pratiques judiciaires des États européens du XVIème siècle, de la politique de conquête de l’Angleterre et des désordres économiques et sociaux en résultant, il transporte le lecteur dans l’Ile d’Utopie où il propose son idéal de justice sociale et d’ordre moral. Nous sommes dans un pays imaginaire où un gouvernement idéal règne sur un peuple heureux, hors du temps (les commentateurs ont créé, par la suite, un nouveau néologisme, qui fleurit dans la presse d’aujourd’hui : « l’uchronie » !). C’est sans doute, cette ambiguité initiale, qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours, créant une confusion sur la signification du mot utopie, utilisé actuellement à tort et à travers [3].
Les utopistes fondateurs
A cette “Utopia” fondatrice on peut rattacher l’abbaye de Thélème (où Rabelais porte l’utopie à son extrême), la Cité du soleil de Campanella, mais aussi Robinson Crusoé de De Foë (l’univers d’un seul homme, mais qui reconstitue la société avec Vendredi) ou Les voyages de Gulliver (où Swift décrit des mondes imaginaires, mais qui sont des miroirs de certains aspects de la société de l’époque).
Alberto Manguel [4] s’étonne du fait que les utopies de More, De Foë et Swift soient nées en Angleterre, pays traditionnellement pragmatique : « Je ne saurais expliquer pourquoi les trois utopies exemplaires sont toutes anglo-saxonnes ». Cet apparent paradoxe trouve sans doute son origine dans l’histoire même de l’Angleterre aux époques où vécurent ces écrivains. Il n’est pas inutile de rappeler le contexte de leur écriture, car il éclaire aussi le pourquoi des origines de ces fictions politico-sociales :
— Thomas More, homme politique et humaniste, fut d’abord dans l’opposition au roi Henri VII (monarque autoritaire !), puis chancelier sous Henri VIII (le roi aux six épouses, dont deux furent exécutées sur ses ordres ; rappelezvous Barbe-bleue !). More, en désaccord avec son roi, pour ses moeurs et sa politique guerrière, fut emprisonné puis exécuté.
— De Foë subit aussi les conséquences des pouvoirs dictatoriaux : arrêté à la mort du roi Guillaume III et exposé au pilori, il n’échappa à la mort qu’en faisant allégeance à la reine Anne Stuart.
— Enfin, Swift, romancier, poète et pamphlétaire de l’époque de De Foë, ayant déplu à la reine Anne, dû s’exiler en Irlande. C’est là qu’il écrivit les voyages de Gulliver, satire de la société anglaise, mais aussi de la civilisation de son époque.
N’en déplaise à J-F. Revel, le totalitarisme était-il dans les oeuvres de nos trois utopistes ou dans la politique des monarques anglais autoritaires et sanguinaires ? On peut très bien comprendre qu’après avoir tenté de combattre les politiques dominantes ils se réfugièrent dans l’imaginaire, et sans faire “table rase” du passé ou du présent, mais en glissant leurs messages dans des récits à caractère politico- social.
Pour être des créateurs d’un genre littéraire nouveau (l’ancêtre des fictions contemporaines), ces trois écrivains proposent des visions si différentes que l’on devrait parler des utopies, plutôt que de l’utopie. Pour Thomas More, il s’agit de construire une société idéale, pour De Foë de reconstruire une nouvelle société avec les outils anciens, enfin pour Swift, nous sommes en présence d’une contre-utopie. cette contre-utopie qui consiste à exagérer certains aspects négatifs de la société (effet de miroir déformant) se retrouvera plus tard chez Huxley et Orwell, notamment.
L’histoire de l’utopie reste à découvrir
La Bibliothèque Nationale de France nous a proposé cette année une exposition sur le thème de l’utopie. M-L Duboin en a fait un compte rendu critique très pertinent [5]. J’ajouterai à ses commentaires que cette présentation de l’utopie était à l’image des expositions officielles, du style grand bazar de la culture. Belle présentation (“clean”), documents nombreux mais contestables quant à leur rapport direct avec le thème ; enfin les commentaires étaient indigents. L’idée directrice était semblable à celle du petit livre de Georges Jean [6] : présentation qui se veut pédagogique, mais ne décrit que l’apparence, sans souci réel d’approfondissement, comme si vous vouliez expliquer la foi par les seules images pieuses… Le survol de l’histoire des utopies que nous proposons ici n’a pas la prétention d’être exhaustif ; il ne s’agit que de dégager les faits spécifiques à l’imaginaire utopique, de lire entre les lignes des présentations “politiquement correctes”.
Il semble qu’il existe une sorte de canevas mythique (est-ce là l’héritage grec ?) qui unit les différentes utopies, à travers les siècles, depuis la création littéraire de Thomas More. La parenté d’un écrivain à l’autre, ou d’un siècle à l’autre, reste très profonde. L’utopie est constamment un essai, par l’imagination (ou le rêve), de se substituer à un ordre existant et contraignant, ou lors d’événements conflictuels. L’intention récurrente est le plus souvent de situer le bonheur dans une terre inconnue. Sous-jacente aux apparences, la démarche philosophique est présente dans l’utopie, qui est en fait le cadre d’une recherche du bonheur pour tous les hommes.
Il apparaît qu’au cours de l’histoire de l’Europe, l’utopie s’est imposée comme un véritable besoin. En 1602 plus de trente ouvrages principaux étaient déjà publiés en France, Angleterre, Italie ou Espagne. La liste est longue jusqu’au XIXème siècle des auteurs et architectes-urbanistes considérés traditionnellement comme utopistes. Des plus connus retenons : Francis Bacon (La Nouvelle Atlantide), Cyrano de Bergerac (L’autre Monde), Fénelon (Télémaque). De grands écrivains comme Montesquieu, Diderot, Rousseau, Condorcet, J-B Say, ont donné leur propre vision utopique. En architecture, depuis La Cité du soleil de Campanella, la ville utopique se concrétise dans de nombreux projets dont le plus remarquable sera celui de Ledoux, cité réalisée, en partie, autour de la saline d’Arc-et-Senans.
Le XIXème siècle marque un tournant pour les utopies, qui se succèdent rapidement. Mais elles perdent un de leur critère initial, le “nulle part”. Elles ne se situent plus dans un cadre imaginaire, mais en prise directe avec la réalité des sociétés européennes, émigrant même sur le Nouveau Continent. Babeuf et Buanarroti, dès 1796, tentent un soulèvement pour appliquer l’idéal communautaire des premières utopies, mais échouent. Robert Owen en Angleterre et Saint-Simon en France, partant de l’analyse économique, essaient d’imaginer, mais dans des voies divergentes, de nouvelles structures ou un nouveau fonctionnement de la société :
— Robert Owen, après de vaines tentatives auprès des gouvernements d’Europe et d’Amérique pour améliorer la condition ouvrière [7], fonde en 1825 une communauté aux États-Unis, New Harmony. Elle durera deux ans mais sera suivie d’autres créations, aux États-Unis et en Angleterre, qui échouèrent face au capitalisme industriel naissant.
À l’heure où l’on
débat du génome
brevetable,
rappelons ce que
Fourier affirmait :
« Chacun, sur l’annonce d’une découverte, s’écrie du premier mot, y aura-t-il de l’argent à gagner ? C’est pour satisfaire ce goût dominant que je dois m’appesantir sur ce qui touche au bénéfice. » |
— Les théories de l’économiste Saint-Simon, basées sur la priorité donnée à l’ordre économique par rapport à la politique, influenceront la pensée politique française jusqu’à nos jours. Très près des idées d’Adam Smith, il fit l’éloge du travail, après avoir déclaré que la nation doit « être administrée au meilleur marché possible ». Quand on lit que ce sont « les artistes, les savants et les industriels » qui doivent assurer la prospérité sociale, on se plait à rêver : Est-ce là l’origine de ce qu’aujourd’hui certains appellent improprement l’utopie néo-libérale ? J-F Revel, dans sa critique des utopistes, cite Fourier mais oublie curieusement Saint-Simon (?).
— Charles Fourier part d’un point de vue opposé à celui de Saint-Simon, en privilégiant les facteurs sociaux, qui doivent être pris en compte par les communautés (“les phalanstères”, coopératives de production et de consommation). Hélas, Fourier ne verra jamais la réalisation de son utopie. La seule communauté qui survivra (jusqu’en 1968 !) fut celle de Godin, fabriquant les fameux petits poêles à bois populaires (et dans une société de production, si peu totalitaire, on parlerait aujourd’hui de relations professionnelles conviviales !).
Confusion récurrente entre UTOPIE et IDÉOLOGIE
Ce survol de l’utopie s’arrête volontairement à l’aube du XXème siècle, car ce siècle ayant été celui de la plus grande manipulation des mots, l’utopie n’a pas échappé aux actions subversives de la société du spectacle. Ce qui paraît plus surprenant, c’est qu’aujourd’hui encore les idées reçues continuent de circuler, colportées par des journalistes qui n’ont pas peur d’écrire : « utopie, épopée humanitaire et sanglante », rejoignant ainsi l’opinion de J-F. Revel. Où et quand s’est déroulée ce film à peplum ? Bien évidemment en URSS et tous pays marxistes confondus [8]. Le responsable de cette conception erronée de l’utopie est sans aucun doute Marx lui-même. D’après lui, les utopistes ont été positifs lorsqu’ils ont démontré la supériorité de la communauté des biens sur la propriété privée. Mais il sélectionne les bons utopistes : Saint-Simon et Victor Considérant, qui, d’après le sociologue Gurvitch, auraient inspiré le Manifeste du Parti communiste. Comme l’écrit Jean Servier [9] : « Il est vrai que ni Thomas More, ni Campanella, ni Cyrano de Bergerac, ni Rabelais et son abbaye de Thélème, ni Fénelon, ni Swift, ni Say n’ont inspiré Marx. »
Même Pascal Bruckner [10], malgré une objectivité évidente, amalgame encore utopie et soviétisme lorsqu’il déclare : « Je suis fasciné par les utopistes. J’ai fait ma thèse sur Fourier et c’était déjà une critique de l’utopie. Je me servais de Fourier pour attaquer le marxisme… C’était opposer à l’utopie concrète et monstrueuse du soviétisme un penseur qui avait été décrété comme une sorte de précurseur un peu inférieur, alors qu’il était pour ceux qui le relisaient, le visage d’un autre monde possible. »
Il est vrai que la pensée communiste, à la suite de Marx, a créé une confusion qui persiste aujourd’hui, en faisant disparaître la distinction (fondamentale) entre utopie et idéologie. Or le communisme n’est pas une utopie, mais une idéologie, au même titre que le fascisme, le nazisme, le franquisme, le nationalisme, ou même le libéralisme (qui veut se justifier par “l’ordre naturel”). Les idéologues communistes n’ont jamais voulu l’admettre. Car personne ne veux reconnaître la séduction d’une idéologie, elle est toujours un concept polémique. Aussi n’est-elle jamais revendiquée à la première personne, c’est toujours l’idéologie de quelqu’un d’autre, elle est l’erreur de l’autre !
Intenter un procès a posteriori aux utopistes, en les accusant de proposer des modèles de sociétés totalitaires, c’est vouloir falsifier l’histoire à des fins idéologiques. S’il est vrai que les utopistes, dans un premier mouvement, ont adopté la position de l’homme révolté de Camus (« Un homme qui dit non… les choses ont trop duré, jusque là oui, audelà non »), leurs créations n’ont pas inspiré Mussolini ou Hitler. Comme l’écrit Camus : « Mussolini et Hitler ont sans doute cherché à créer un empire et les idéologues nationaux-socialistes ont pensé, explicitement, à l’empire mondial. Il n’empêche que Mussolini se réclame de Hegel, Hitler de Nietsche, ils illustrent dans l’histoire quelques unes des prophéties de l’idéologie allemande. À ce titre ils appartiennent à l’histoire de la révolte et du nihilisme ». De même « Marx est à la fois un prophète bourgeois et un prophète révolutionnaire. Le second est plus connu que le premier. Mais le premier explique beaucoup de choses dans le destin du second. Un messianisme d’origine chrétienne et bourgeoise, à la fois historique et scientifique, a influencé en lui le messianisme révolutionnaire, issu de l’idéologie allemande et des insurrections françaises. »
Utopie et idéologie = deux expressions de l’imagination sociale et culturelle.
En fait, on ne peut continuer de débattre de l’utopie sans poser l’hypothèse qu’il existe une polarité entre l’idéologie, objet de la sociologie ou de la politique, et l’utopie, étudiée par l’histoire littéraire.
Paul Ricoeur, repartant de cette hypothèse formulée par Karl Mannheim dès 1929, a poussé l’analyse en montrant que l’approche de l’utopie, prise isolément, n’était pas pertinente. La corrélation établie par P. Ricoeur [11] entre l’idéologie et l’utopie permet de mieux comprendre pourquoi il existe « un versant positif de l’une et l’autre notion. » La clé de compréhension réside dans les pratiques imaginatives. L’idéologie est une image déformée du réel (c’est le versant conservation de l’imagination), l’utopie débouche sur un “non-lieu” qui fait disparaître ce réel (mais est le versant invention de l’imagination). Pourquoi ? Parce que la reconnaissance du semblable (qui fait de tout homme mon semblable) ne surgit qu’à partir des pratiques imaginaires telle que l’utopie et l’idéologie. Bien que l’imaginaire collectif soit illusion, le propre des fictions est de créer un monde, c’est selon Paul Ricoeur « le paradoxe de l’imaginaire social. »
En fait, « si l’on creuse en profondeur, on atteint le niveau du pouvoir ». Car là où l’idéologie légitime l’autorité existante, l’utopie sape cette même autorité. L’utopie est non seulement une alternative à l’ordre existant, mais elle révèle le fossé qui existe (en permanence) entre les exigences de l’autorité (des pouvoirs quels qu’ils soient) et les revendications des citoyens envers le système de légitimité. En définitive, l’idéologie et l’utopie, ces deux expressions de l’imaginaire (qui constituent la vraie réalité sociale), ne peuvent être dissociées « la fonction la plus positive de l’idéologie est l’intégration, le maintien de l’identité d’une personne ou d’un groupe ; la fonction positive de l’utopie est l’exploration du possible. En tant que possible, l’intention utopique est de défier et de transformer l’ordre présent. »
Ce n’est qu’à ce niveau qu’on peut distinguer les utopie chimériques des utopies possibles. Et Paul Ricoeur de conclure : « L’idéologie est, en fin de compte, un système d’idées qui devient obsolète parce qu’il ne peut venir à bout de la réalité présente, alors que les utopies sont salutaires uniquement dans la mesure où elles contribuent à l’intériorisation des changements. »
L’utopie en marche
Dans L’idéologie et l’utopie
Paul Ricoeur résume
quelques unes des propositions
concrètes de Fourier
(1829), qui sont d’un réalisme
étonnant pour des distributistes
(“utopiques”, selon
certains) : « son programme
d’émancipation des passions
repose sur l’hypothèse
de l’abondance (c’est peutêtre
en raison de cette hypothèse
que la voix de Fourier
est si bien entendue par certains
courants actuels).
Fourier voulait un ordre
industriel plus productif, et
il se préoccupait également
du bien-être des pauvres.
Sur ce dernier point, il avait
des idées tout à fait personnelles
: il
promouvait, par exemple, la
notion d’un revenu minimal
décent et avançait l’idée
d’un droit au travail, idée
qui n’avait pas encore été
admise en France. »
Sa définition de l’organisation du travail vaut bien celle qui conduit à l’actuelle flexibilité de l’emploi : « Il lança également l’idée que les travaux devraient être alternés, proposition assez proche de la conception marxiste d’une vie dans laquelle nous ferions plusieurs choses dans la même journée. Les postes de travail doivent être mobiles en sorte que personne ne devienne le robot d’une seule tâche. Fourier a inventé une manière très précise de réaliser cette organisation du travail en combinant le libre choix avec la rotation obligatoire. » La caissière d’Auchou serait-elle contre une telle proposition ? |
C’est devenu un poncif que de proclamer la fin des idéologies et certains prétendent même que cela implique la fin de l’Histoire. Ces déclarations, absconses pour le commun des mortels, sont enveloppées d’une telle brume médiatique qu’on y perd ses repères. Admettons que les idéologies ne fassent plus recette (je n’en suis pas du tout convaincu quand on assiste à la résurgence de mouvements néo-nazis…), que reste-il alors aux deux tiers pauvres de la planète pour espérer une condition de survie tolérable ? Face à la globalisation rampante, il n’y a pas de troisième voie, mais selon le point de vue de J.Habermas, il ne reste que « l’utopisme comme médium non suspect au moyen duquel on peut projeter des possibilités de vies alternatives. » Sans qu’on n’y prenne garde (et c’est sans doute ce qui alarme J-F Revel et Cie), l’utopie créatrice est déjà en marche. Elle ne rêve pas d’un ailleurs inaccessible, d’une cité parfaite, d’une société idéale. Elle tente de combattre les misères du moment dans la défense des droits à l’emploi, au logement, à la santé, au savoir. Aucune ambition totalitaire dans ses manifestations ou ses revendications, elle la laisse à l’idéologie du libéralisme marchand. L’utopie, porteuse de ce qu’Ernest Bloch appelait le principe d’espérance, par sa fonction critique et son rôle moteur dans l’anticipation créatrice, doit permettre d’effectuer le choix pour le XXIème siècle entre de nouvelles idéocraties, issues de la société globale marchande et des sociétés où l’humanité entre comme concept politique fondamental. Comme l’a dit si bien A. Jacquard [12] : « Aujourd’hui, l’appel à l’utopie est la conséquence de la lucidité. En cette fin du XXème siècle, nous sommes obligés de constater que toutes les conditions de la vie des hommes sur notre petite planète viennent de se modifier. Il est clair que la poursuite de la croissance de notre consommation des biens non renouvelables nous conduit à un suicide collectif… Il faut tenter de définir une nouvelle façon de vivre les uns avec les autres. »
[1] Dans le magazine Marianne de juin 1997, Philippe Petit intitulait son article « ll faut réhabiliter l’utopie »
[2] Mais attendons la parution de l’étude de A.Neschke-Hentschke consacrée à l’histoire du platonisme dans l’Antiquité, qui avance la thèse surprenante selon laquelle Platon serait l’ancêtre du droit naturel moderne !
[3] Lu dans les revues de mode ou de “culture week-end” : l’utopie vestimentaire, les sports utopiques, l’utopie communicative (des banquets, sans-doute), enfin le clou : « l’utopie éthique de la cyberculture » !!!
[4] Magasine Littéraire, N° 387, mai 2000. A.Manguel est l’auteur du Dictionaire des lieux imaginaires.
[5] Voir GR-ED N° 999, mai 2000, p.2.
[6] Voyages en utopie, Découverte Gallimard.
[7] Son intention était de fonder une protection internationale du travail, un siècle avant son début de réalisation. Voilà une utopie sociale généreuse et bien sympathique, sans aucun esprit de totalitarisme !
[8] Vous n’avez pas encore lu le Livre noir du communisme ? Consultez www.Comm.com.
[9] L’utopie, Collection Que sais-je ?, N°1757.
[10] Magasine Littéraire, N°389, p. 26 juillet-août 2000.
[11] Paul Ricoeur, L’idéologie et l’utopie, Seuil, La couleur des idées, Cours de l’Université Columbia. Paru aux États-Unis en 1986, et en France seulement en 1997 ! Serait-il non-conformiste ?
[12] Albert Jacquard, Petite philosophie à l’usage des non philosophes, Livre de poche.