Zones franches
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Publication : mars 2012
Mise en ligne : 7 avril 2012
Le capitalisme possède ses arrière-cours où il peut organiser la production tout à son aise, dans des conditions impossibles à imposer dans les pays démocratiques qui disposent encore d’un droit du travail et de quelques forces syndicales. À partir du dernier film (“Sur la planche”- 2011) de la réalisatrice marocaine Leïla Kilani, Bernard Blavette nous embarque pour un voyage dans l’envers du décor des pays exotiques qui font rêver les touristes, vers des lieux de domination impitoyable :
« Je ne vole pas : je me rembourse. Badia, l’héroïne du film. |
Vue générale sur le nouveau port de Tanger en cours d’achèvement. La caméra zoome sur l’arrière plan et dévoile un immense complexe entouré de murs et de barbelés, parsemé de structures “high tech” de verre et d’acier : la nouvelle zone franche qui doit employer 250.000 personnes d’ici 2015, et où Renault, jadis fleuron de notre industrie nationale, s’apprête à ouvrir la dernière née de ses usines délocalisées.
Ici tout est propre, moderne, très “nouveau millénaire”, mais au delà des apparences se cache une formidable régression, un bond en arrière vers le XIXe siècle. Les grands porches d’entrée, que l’on ne peut franchir qu’au terme d’un contrôle très strict, évoquent un univers à la fois carcéral et militaire. Car la zone franche c’est le non droit absolu, ici « tu bosses et tu la boucles, ou tu te tires ». Ce film de fiction est proche du documentaire, il montre dans le détail la vie des ouvrières d’une usine de conditionnement de crevettes. Ces très jeunes femmes, venues pour fuir la misère des campagnes ou des banlieues des grandes villes, sont au premier abord séduites par la modernité du lieu, qui semble comme le poste avancé d’une Europe mythique. Une embauche leur procure un travail stable, leur permet d’échapper à l’angoisse d’avoir à louer leur force de travail à la journée… Mais il faut être jeunes, endurcies, et en bonne santé pour résister jours après jours à l’usure des cadences. Les plus habiles peuvent toucher des salaires supérieurs à la moyenne du pays, ce qui leur permet d’accéder modestement aux délices de la consommation. Mais l’envie irrépressible de mordre à belles dents dans un gâteau qu’elles n’ont fait que goûter du bout des lèvres, associée à une révolte bien compréhensible face à la dureté des conditions de vie et de travail, conduit certaines de ces femmes vers la planche glissante de la délinquance. En l’absence de toute pensée et perspective politique, l’indignation plus ou moins consciente, la nécessité de la survie, poussent à la “débrouille” qui est aussi une forme de liberté, une revendication de leur identité de femmes face au mépris des hommes. À Tanger on parle de féminisation de la criminalité. Moitié ouvrières, moitié hors-la-loi, ces jeunes femmes se saisissent avec une vitalité incroyable de toutes les opportunités pour se livrer à toutes sortes de petits trafics et cambriolages. La prostitution est une occasion pour repérer les luxueuses villas de la bourgeoisie que l’on reviendra piller ensuite. Fierté de braver l’interdit, perspective de gains substantiels, vengeance contre les humiliations subies se mêlent inextricablement…
Avec cet exemple paradigmatique on voit comment les processus de domination déchirent le tissus social et engendrent inexorablement violence et chaos. Mais la zone de Tanger n’est que l’une des 3.000 zones franches que l’on peut aujourd’hui recenser à travers le monde et sûrement pas la pire. Leur création remonte à 1964 sur une initiative du Conseil social et économique de l’ONU. Naïveté ou cynisme, il s’agissait officiellement de promouvoir le développement économique des pays pauvres en attirant industriels et investisseurs par des avantages substantiels : fiscalité réduite, droit du travail embryonnaire et salaires très bas, réglementation écologique inexistante. Le rêve de tous les chefs d’entreprises ! On remarquera aussi l’euphémisation, habituelle en pareil cas, contenue dans la dénomination choisie [1]. “Zone franche”, cela résonne comme un lieu privilégié, un espace de liberté qui n’est pas soumis aux contraintes ordinaires, cela rappelle notre Moyen Age lorsque le roi ou un seigneur accordait des privilèges à une ville en récompense d’un service rendu et de sa fidélité. De là découlent les Villefranche qui jalonnent notre territoire. Mais la réalité est bien différente et ces zones sont vite devenues « ces lieux où de nouveaux damnés de la terre offrent pour moins que rien leur force de travail aux industries occidentales délocalisées » [2]. Ces entreprises se désintéressent de la fonction de production, une société comme Nike par exemple se consacre exclusivement aux tâches considérées comme « nobles » de conception et de promotion du produit. La fabrication est confiée au plus bas coût possible à des sous-traitants des pays pauvres. Peu importe alors le travail des enfants, les conditions sociales révoltantes, Nike n’est au courant de rien, c’est l’affaire du sous traitant.
Au XIXème siècle, au pays d’Autant en emporte le vent et de Scarlett O’Hara, à l’époque de l’esclavage officiel, chacun côtoyait régulièrement les « nègres » des plantations de coton, chose inconcevable aujourd’hui dans nos pays respectueux des droits de l’homme. Le plus simple consiste alors à repousser les esclaves à la périphérie, à l’abri des regards, comme l’on balaye subrepticement la poussière sous le tapis.
Les zones franches constituent l’une des composantes du triangle de la honte institué par le capitalisme pour maximiser les profits et mettre en échec les processus démocratiques : fabrication à bas coût dans les pays pauvres, transport à moindre frais sur des navires enregistrés sous des pavillons de complaisance que l’on peut assimiler à des zones franches ambulantes, transfert des capitaux vers les paradis fiscaux [3] .
Mexique, Bermudes, Sri Lanka, Brésil… la liste n’en finirait pas de tous ces pays de rêve pour touristes, qui abritent les bagnes que nous voulons ignorer. L’économiste et journaliste canadienne Naomi Klein a parcouru nombre d’entre eux, parfois au péril de sa vie face aux milices patronales et aux paramilitaires. Dans son livre No logo – La tyrannie des marques [4] elle relate :
« Au Sri Lanka, en 1993, un ouvrier qui avait osé défier son entreprise fut enlevé et son corps retrouvé à demi calciné sur un tas de vieux pneus. Son conseiller juridique fut lui aussi assassiné [5].
Au Honduras il n’est pas rare que l’on distribue des amphétamines aux travailleurs pour leur permettre de « tenir le coup » 48 heures d’affilé [6].
Aux Philippines dans une usine fabriquant des vêtements pour GAP, GUESS et OLD NAVY les toilettes sont cadenassées sauf durant deux poses de 15 minutes. Les ouvrières sont parfois obligées d’uriner dans des sacs en plastiques sous leurs machines » [7].
Il ne s’agit pas pour Naomi Klein d’entraîner ses lecteurs dans une sorte de voyeurisme malsain, mais bien de démonter des mécanismes qui n’ont pas de réelles justifications économiques, qui visent plutôt à humilier, à décourager toutes velléités de révoltes…
Il y a quelques mois, Arno Klarsfeld, fraîchement promu par le Président de la République Directeur de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration, justifiait à la radio la politique d’immigration de la France en déclarant « on ne les envoie tout de même pas à Auschwitz » [8] . Il est fort probable que certains n’hésiteront pas à tenir un raisonnement identique à propos des zones franches. Bien sûr, Tanger n’est pas un camp d’extermination, mais on mesurera toute l’inanité d’un propos qui semble considérer que tout ce qui n’atteint pas le comble de la barbarie est acceptable.
À partir du début des années 80 du XXème siècle, la domination par la dette et les Plans d’Ajustement Structurels a remplacé avantageusement les armées coloniales pour asservir de nouveau les pays pauvres qui étaient parvenus à se libérer. Ayant fait ses preuves, l’arme de la dette commence aujourd’hui à être utilisée contre les peuples des pays riches, en commençant par les plus fragiles d’entre eux. Ainsi la périphérie a souvent été utilisée comme laboratoire d’essais pour des mesures qui seront ensuite progressivement généralisées. Prenons garde de ne pas voir un jour prochain, dans le sillage des régressions sociales qui se profilent, en parallèle avec le retour des “camps” [9] , apparaître dans nos pays ces zones de non droit où la domination ne connaît plus de borne…
Lecteurs, lorsqu’un jour prochain vous dégusterez entre amis, dans une ambiance conviviale, un magnifique cocktail de crevettes, ayez une pensée « Le temps de l’ombre d’un souvenir // Le temps du souffle d’un soupir » [10] pour les petites ouvrières de Tanger et d’ailleurs, dont la lutte acharnée pour la survie fonde notre propre prospérité.
[1] On mettra en parallèle le terme de Paradis fiscal.
[2] Offshore – Paradis fiscaux et souveraineté criminelle par Alain Denault – éd. La fabrique – p. 67.
[3] Voir l’ouvrage cité en 2 et pour un résumé : Bernard Blavette « Paradis très spéciaux » GR 1112 – (Août / Septembre 2010).
[4] éd. Babel / Actes Sud (2002).
[5] No Logo p. 332.
[6] No Logo p. 333.
[7] No Logo p. 326.
[8] Cité par l’historien de la psychologie Bernard Méheust dans son dernier ouvrage provocateur et stimulant La nostalgie de l’Occupation – éd Les empêcheurs de penser en rond - La Découverte (2012).
Ceci met en relief le sombre cynisme de Sarkozy qui n’hésite pas à utiliser le fils de Serge et Beate Klarsfeld pour justifier sa honteuse politique d’immigration.
[9] Il s’agit des Centres de rétention administrative réservés pour l’instant aux étrangers en situation irrégulière.
[10] Jacques Brel, Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?