Faire marcher une entreprise en économie non capitaliste


par  M.-L. DUBOIN
Mise en ligne : 17 novembre 2006

Lorsqu’on présente nos propositions à quelqu’un qui les découvre, l’interlocuteur a souvent beaucoup de mal à « comprendre comment ça pourrait marcher » dans une économie non plus capitaliste mais distributive.

Il nous a donc été demandé de prendre l’exemple d’une boulangerie pour montrer, en entrant dans des détails un peu concrets, comment créer une entreprise, se procurer les moyens pour la faire fonctionner et mettre en vente ses produits.

Voici ce que nous avons imaginé pour répondre à cette demande :

Dès l’école primaire, Jean-Michel, comme tous ses copains, a eu l’occasion de voir travailler les adultes et de se faire une idée de différents métiers, celui de boulanger parmi d’autres. Plus tard il demanda de revenir visiter un fournil, et posa des questions sur la fabrication du pain. Ses enseignants avaient alors pour souci de découvrir ses goûts et de l’aider à trouver sa voie en tant que “citoyen actif“, mais ils ne cherchaient nullement à lui mettre dans l’esprit qu’un métier puisse être mieux considéré ou plus glorieux qu’un autre. L’enseignement qu’il reçut resta très général aussi longtemps qu’il n’eut pas fait son choix, l’accent étant mis surtout sur le développement de son esprit critique et de son autonomie de pensée. Jusqu’au jour où il se décida à orienter ses études (toujours gratuites) vers le métier de boulanger, ce qu’il put faire sans abandonner complètement sa formation générale, car le premier métier n’est pas tout dans une vie.

Au cours de sa dernière année de formation, il a donc préparé un projet de boulanger, en binôme avec son copain Paul. Ensemble et avec l’aide de leurs professeurs ils ont étudié la répartition des boulangeries existantes et même mené leur enquête sur l’état des boulangeries de leur région. Ils ont élaboré deux projets en commun, l’un pour être présenté au conseil économique et social (CES) de Fouillis et l’autre destiné à celui de Lésoy.

Ils savaient que dans cette commune, une des boulangeries qu’ils avaient visitées, allait être vacante dans les mois à venir. Comme il y avait un fournil prêt, et en assez bon état, leur projet demandait donc moins d’investissements que celui qu’ils avaient en réserve pour Fouillis. De plus, l’un des boulangers actuels de Lésoy était prêt à s’associer avec eux pour quelques mois, au début. C’est donc au Conseil de Lésoy qu’ils ont déposé leur projet, en même temps qu’ils le mettaient sur internet, pour que le public y ait accès.

Ce projet contenait essentiellement l’estimation de leurs besoins et de ce qu’ils s’engageaient à fournir s’il était accepté. En plus du matériel et autres fournitures, ils demandaient une aide pour trois heures par jour de nettoyage. Ils ont eu tout de suite une réponse de quelqu’un d’intéressé mais à condition qu’ils prévoient une machine à laver et un nouvel aspirateur. Un réparateur de vélos et un charcutier voisins de la boulangerie ont alors proposé d’associer leurs propres demandes de nettoyage et suggérèrent d’avoir une buanderie et d’autres appareils en commun. Dans ces conditions, le candidat nettoyeur accepta l’idée de se charger du ménage des trois ateliers avec un de ses copains.

Leur projet avait été conçu d’abord pour un an. Le secrétariat du CES leur suggéra d’essayer un contrat plus long et leur signala qu’ils avaient oublié de préciser ce qu’ils s’engageaient à laisser disponible au cas où, à l’issue de leur contrat, ils n’envisageraient pas d’en demander la prolongation. C’est en effet une formalité qui est exigée pour éviter ces ruines industrielles qui prolifèrent en régime capitaliste.

Ils ont de même introduit quelques autres modifications pour tenir compte de remarques ou de suggestions qui leur étaient parvenues et leur avaient semblé bonnes. La date du 15 mars a été fixée pour la présentation officielle. Le délai leur a permis de répondre aux questions posées par la personne qu’ils ont choisie pour présenter oralement, en public, leur projet.

Le débat public s’est bien passé, comme cela se produit souvent quand il s’agit d’un premier projet parce que les gens ont en général envie de donner leur chance aux jeunes. Il y avait même beaucoup de monde, ce qui prouve que même les habitants des alentours de Lésoy s’intéressent à la façon dont sera fait le pain dans leur coin.

Ils avaient porté à cinq ans la durée demandée pour leur contrat, mais on leur a fait valoir qu’il était souhaitable qu’il soit possible, après deux ans, de leur suggérer quelques changements, et ils ont accepté de ramener la durée à deux ans.

En ce qui concerne le prix de vente de leurs pains et viennoiseries, ils les avaient fixés nettement au-dessus des prix moyens, compte tenu de l’excellence de ce qu’ils allaient fabriquer. Ce prix n’a pas été accepté, il a été jugé que pour un début, le prix moyen était plus raisonnable. Un Lesoyen en a profité pour insister sur le fait qu’à son avis on mangeait de moins en moins de pain et que c’était une erreur pour la santé, donc qu’il fallait baisser les prix de la viennoiserie.

Enfin nos futurs boulangers demandaient un supplément de revenu personnel, en prétendant que pour se rôder ils allaient devoir fournir des efforts supplémentaires. Le public s’y est unanimement opposé, estimant qu’il n’y avait là rien d’exceptionnel à leur âge et dans ces conditions. Quelqu’un prit soin de les encourager en leur expliquant qu’à échéance ils pourront avoir leurs clients dans l’auditoire pour témoigner de la qualité de leur travail, qu’il ne doutait donc pas qu’ils pourraient alors justifier un supplément personnel dans un futur contrat.

Leur projet étant ainsi remodelé, leurs contrats civiques ont été officiellement acceptés, le 5 avril. Comme c’est devenu la coutume, ils fêtèrent leur entrée dans la vie active avec leurs amis et leur proches, qui s’empressèrent de leur faire des cadeaux.

À cette date du 5 avril, le compte de leur société a été ouvert avec la somme convenue, qui leur a permis d’installer la façonneuse qui était à changer et d’effectuer les autres travaux de rénovation de la boulangerie qui étaient nécessaires. Une petite provision (0,5%) a été ajoutée pour d’éventuelles dépenses qu’ils n’auraient pas prévues. Cela se fait couramment pour les contrats de débutants, pour leur éviter, en cas de pépin, d’avoir à introduire une demande en révision pour supplément de frais, ce qui leur paraît toujours une affaire. S’ils ne la dépensent pas, ce sera un bon point pour leur gestion au moment de leur premier bilan. Un autre compte a été ouvert pour les nettoyages, il leur est commun avec les deux artisans voisins.

À cette même date, le CES de Lésoy a inscrit les sommes ainsi engagées dans son budget, celle créditée pour les fournitures et autres outils sur la ligne “investissements” et celle correspondant au prix total des viennoiseries qu’ils se sont engagés à mettre en vente, sur la ligne “consommation”. Cette dernière s’ajoute à ses semblables pour définir, dans la comptabilité de l’institut régional d’émission de monnaie, le total des revenus individuels.

Jean-Michel et Paul ont ouvert leur boulangerie le 1er juillet, à trois puisque l’ancien boulanger est resté pour les aider jusqu’en octobre. En juin ils avaient rédigé une offre sur internet pour trouver quelqu’un qui leur donnerait un coup de main ensuite, quelques heures par jour, pour livrer leur pain, ils avaient eu deux réponses dès la semaine suivante, la décision sera prise au Conseil de début septembre.

Le 15 juin, ils ont passé leur première commande de farine. À la livraison, la somme correspondante a été déduite du compte “fournitures“ de la boulangerie, et cette démarche comptable a permis du même coup au meunier de tenir à jour l’inventaire de sa farine. De même pour les autres fournitures de la boulangerie. Pour les produits de nettoyage, c’est le compte commun, ouvert à cette fin au nom du groupe d’artisans, qui est débité.

Nos boulangers ont commencé à produire le 1er juillet. Quand ils font livrer des pains à l’hôpital, le prix en est déduit du compte “alimentation“ de l’hôpital. Quand nos boulangers vendent eux-mêmes leur pain à des particuliers, la somme est déduite du compte, cette fois personnel, de leur client (parce qu’il achète pour consommer lui-même). Tous ces mouvements comptables sont aujourd’hui automatisés. Ces enregistrements au moment des ventes permettent de tenir à jour l’inventaire de la boulangerie et préparent le bilan que présenteront Jean-Michel et Paul quand ils auront à montrer comment ils ont rempli leur contrat et pour ajuster leur demande éventuelle de renouvellement.

Quant à la façon dont ils se partagent le travail entre eux, c’est leur affaire. S’ils ne s’entendent pas, personne ne les obligera à renouveler leur association.

Nous avons pris l’exemple d’une boulangerie parce qu’il nous a été suggéré. Mais la même logique est applicable, en s’adaptant aux circonstances.

Par exemple, s’il s’agit d’un chercheur en physique fondamentale, qui présente un projet de recherches, probablement dans un laboratoire déjà existant, il devra être étudié par des spécialistes compétents dans le domaine pointu de sa recherche. Et il pourra l’exposer lui-même devant le public. Et le Conseil n’aura, après engagement, qu’une ligne de son budget à compléter, celle des investissements, dès lors que le proposant ne s’engage pas à produire quelque chose qui sera mis en vente au cours du contrat. Enfin, à échéance, il présentera ses publications scientifiques, comme le font depuis longtemps les chercheurs du CNRS en France ou de la NSF (National Science Fundation) aux États-Unis.

Autre exemple : s’il s’agissait non plus d’une petite boulangerie mais d’une grande entreprise d’intérêt régional, les débats seraient élargis. Plus l’intérêt de l’entreprise est vaste, plus les débats passent de la démocratie directe à la démocratie représentative, des délégués pouvant être envoyés par les régions voisines avec lesquelles une concertation paraîtrait nécessaire pour réduire les frais, éviter des redondances et des gâchis. Dans une économie post-capitaliste, le souci général n’étant plus de protéger le savoir par le secret ou par des brevets d’exclusivité, on voit qu’il serait enfin possible de partager, au bénéfice de tous, l’expérience acquise.


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