L’État, la dette, les banques…, l’oligarchie
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Publication : juillet 2014
Mise en ligne : 15 octobre 2014
Le mois dernier, dans son article intitulé Dette et domination, Bernard BLAVETTE commentait ici le livre de Graeber sur l’histoire de 5.000 ans de dette.
Il le complète pour souligner la leçon qu’il faut tirer de cette histoire, ici et maintenant, à propos de ce qu’on appelle la “crise” :
Les banques et l’oligarchie dominante ne souhaitent surtout pas le remboursement de la dette des pays débiteurs. Les banques savent parfaitement qu’elles ne recouvreront jamais le prêt initial et cela leur importe peu. De telles affirmations, si elles étaient énoncées dans les médias dominants, passeraient pour totalement hérétiques, voire farfelues. Et pourtant, elles seules permettent d’expliquer l’apparente absurdité des politiques de rigueur budgétaires menées dans la plupart des pays du monde et tout particulièrement dans l’Union Européenne. Ces politiques tendent à réduire l’activité économique, diminuant ainsi les rentrées fiscales et elles compromettent les capacités des États à rembourser la dette [1].
Toute logique semble donc absente.
Pour comprendre les buts et les enjeux des dispositions néolibérales aujourd’hui à l’œuvre, il faut placer au centre de la réflexion les visées inavouées qui se camouflent derrière les prêts octroyés aux États par les banques et autres établissements financiers.
Bien sûr, il s’agit avant tout, pour les prêteurs, d’engranger un maximum de bénéfices. Les États européens ne pouvant emprunter directement à la BCE, les banques jouent le rôle facile d’intermédiaires en consentant aux États des prêts à des taux souvent à deux chiffres, notamment dans le cas des pays d’Europe du sud (Grèce, Portugal, Espagne…), pour des capitaux qui ont été levés auprès de la BCE à 1 ou 2%. On comprendra aisément que, dans ces conditions, il n’est pas nécessaire d’être un virtuose de la gestion financière pour amasser en peu de temps de confortables bénéfices. On comprendra aussi que le pays débiteur se trouve bientôt dans la situation ubuesque d’avoir remboursé, par le jeu d’intérêts élevés (parfois jusqu’à 15%), plusieurs fois la dette initiale. Ce fut particulièrement le cas de certains pays africains ou sud-américains qui, dans les années 1990, avaient remboursé 5 ou 6 fois des prêts octroyés au début des années 1980. En fait, ce qui compte pour les prêteurs ce n’est sûrement pas le remboursement de la dette, c’est l’établissement d’un flux financier permanent de l’État débiteur vers l’établissement financier créditeur, en l’occurrence du pauvre vers le riche suivant le vieil adage qui semble éternellement d’actualité et qui veut que si l’on souhaite s’enrichir rapidement il faut prendre l’argent chez les pauvres. Ainsi donc, si l’on se penche avec suffisamment d’attention sur ces mécanismes financiers finalement assez simples, on réalise que les appels incessants « au remboursement de la dette » ne sont que de la foutaise, et qu’il s’agit avant tout d’essorer les populations au maximum, de presser le citron jusqu’à la dernière goutte comme les Grecs en font aujourd’hui l’amère expérience.
De son côté, l’oligarchie dominante [2] salive abondamment devant ces perspectives d’enrichissement facile, mais ses visées réelles sont à plus long terme. Il s’agit surtout d’éroder graduellement les conquêtes sociales fruits des luttes du passé qualifiées “d’avantages acquis“, cette formule ayant soudain pris une connotation péjorative comme en liaison avec la notion de “bien mal acquis“. « Le service de la dette [3] ne nous permet plus de bénéficier des largesses du passé » répètent à l’envi, et dans tous les médias, des courtisans qui se présentent comme détenteurs de la “science économique”. Toucher une retraite correcte, recevoir un salaire décent, être en arrêt maladie et recevoir des indemnités de la sécurité sociale, et surtout bénéficier de l’assurance chômage, deviennent des privilèges coupables, a priori entachés de fraude. Par contre, rien n’est trop beau pour les grands patrons des entreprises du CAC 40, pour les dirigeants politiques, pour quelques individus qui font profession de taper dans un ballon et pour quelques pantins médiatiques chargés de distraire, de crétiniser le bon peuple… Ceux-là ne sont jamais suspects a priori, alors même que leurs avoirs s’envolent à tire d’ailes vers les paradis fiscaux… Ainsi va la propagande officielle avec beaucoup d’efficacité…
Pourtant le ciel au-dessus des oligarques n’est pas aussi serein que ce qu’on pourrait croire. Une crainte lancinante hante les cauchemars de leurs nuits : le défaut. Il y a défaut lorsqu’un État, faisant usage de sa souveraineté, décide de ne pas honorer ses dettes, ou de faire un tri dans la dette publique entre les créances légitimes et les dettes dites odieuses car contractées dans des buts et/ou des conditions contraires à l’intérêt général. Et cette angoisse des dominants est loin d’être sans fondements car, tout au long de l’histoire, nombreux sont les États qui n’ont pas hésité à répudier tout ou partie de leurs dettes et à éliminer les créanciers de façon violente.
Leçons d’histoire
En 1285 Philippe IV le Bel monte sur le trône de France. Très tôt, lui qui ne contrôle que la Champagne et le royaume de Navarre, il doit lutter contre les seigneurs féodaux turbulents et les prétentions temporelles de l’Église. Pour financer ses guerres, il est amené à s’endetter profondément, notamment auprès de l’Ordre des Templiers qui, enrichis par les Croisades, sont devenus les banquiers de l’Occident. Pour financer le déficit, le roi se livre tout d’abord à quelques manipulations financières (altérations de la monnaie, établissement de nouvelles taxes) qui provoquent la colère de la population. À bout de ressources, il décide alors de frapper un grand coup : le 13 octobre 1307 l’armée royale pénètre dans les commanderies de l’Ordre, arrêtant les principaux responsables sous l’inculpation d’hérésie. Le Commandeur de l’Ordre, Jacques de Molay, est jugé, reconnu coupable, et périra sur le bûcher. L’Ordre qui, par sa puissance financière menaçait le pouvoir royal, est dissous, la dette royale éteinte, et l’État s’institue “administrateur“ des biens des Templiers.
Ses finances assainies, le Royaume de France devait connaître ensuite une période de prospérité.
Lorsqu’en 1589 Henri IV accède au trône de France, la situation financière du royaume est catastrophique, les caisses sont vides et, au fil des guerres de religion, la dette est devenue abyssale. Le roi nomme alors au poste de Surintendant des finances l’un de ses plus fidèles compagnons, Maximilien de Béthune, qui deviendra duc de Sully. Cet homme d’épée va se révéler être un administrateur d’exception et réaliser en quelques mois ce que nous nommerions aujourd’hui un audit de la dette. Toutes les créances vont être passées en revue et traitées au cas par cas. De nombreuses fraudes et rentes illégitimes vont être mises en lumière et les créances correspondantes annulées, les taux d’intérêts des emprunts vont être fortement réduits, parfois de plus de 40%. Si bien que, chose extraordinaire, le budget se trouve bientôt en excédent et Sully se paie même le luxe de constituer une réserve financière pour les cas d’urgence. Simultanément, le Surintendant entreprend une politique de grands travaux (réfection des routes et des ponts, modernisation des hôpitaux…). S’ensuivra pour le royaume une (trop) brève période de prospérité qui demeure encore aujourd’hui dans toutes les mémoires.
Le 17 août 1661, le Surintendant aux finances de Louis XIV, Nicolas Fouquet, donne au château de Vaux-le-Vicomte une fête somptueuse à laquelle le roi est convié, ainsi que plus de 1.000 courtisans. Feu d’artifice grandiose au-dessus des immenses jardins dessinés par Le Nôtre, une pièce de théâtre créée par Molière spécialement à cette occasion [4] : Fouquet, en proie à un délire de grandeur, n’a pas lésiné sur la dépense. En remontant dans son carrosse le roi, par ailleurs profondément endetté auprès de son Surintendant aux finances, se souvient des avertissements de son Contrôleur Général des finances, Colbert, qui lui a pointé que 50% seulement des impôts arrivaient dans les caisses du royaume… Quelques jours plus tard, le 5 septembre, Fouquet est arrêté sous la double inculpation de détournement de deniers publics et tentative de rébellion. Au terme d’un long procès, il est condamné à la prison à vie, ses biens sont confisqués par l’État et ses créances sont annulées.
Ce que l’on sait moins, c’est que, dans la foulée de Fouquet, Colbert va faire comparaître devant les tribunaux pour corruption près de 500 créanciers de l’État. Dans la plupart des cas, les prévenus seront emprisonnés, leurs créances annulées, leurs biens saisis, et le roi ordonne que les malversations soient dénoncées en chaire dans toutes les églises du royaume. Désormais Colbert fera de la chasse aux rentiers l’un des éléments constants de sa politique financière, et à sa mort la dette de la France se trouvera divisée par quatre.
Beaucoup plus près de nous, en 2001, l’Argentine est au bord du gouffre, étouffée par la dette dont une part non négligeable est un héritage empoisonné de la dictature militaire. Le 24 décembre, le Président Adolfo Rodriguez déclare « Nous allons suspendre le paiement de la dette extérieure » et propose, sans véritable négociation, que les créanciers ne reçoivent que 30% de leur dû. Plus des 3/4 acceptent. Seuls 23% refusent, puis finissent par accepter une diminution de 50% en 2010. Entre temps, du fait de l’allègement substantiel de la charge de la dette et de la désindexation du peso au dollar, le pays connaît un redressement incontestable. Pourtant, aujourd’hui, deux fonds “vautours” refusent cette restructuration soutenue par 93% des détenteurs de titres, et réclament le paiement de 1,5 milliard de dollars pour le 30 juin prochain. Un tribunal étasunien vient de leur donner raison. La bataille continue…
Moralité de l’histoire
À travers ces quelques exemples, non exhaustifs mais particulièrement représentatifs, on se rend compte que la question de la dette des États est un problème récurrent, tout au long de l’histoire. Il ne présente aucun caractère de nouveauté. On réalise aussi que les défauts de paiements des États ne sont pas rares, on pourrait citer bien d’autres exemples.
Le gel, par les États, du paiement de la dette présente, pour les établissements financiers, deux dangers redoutables :
1. L’interruption des flux monétaires, du débiteur vers le créancier, non seulement diminue les profits, mais aussi et surtout, s’ils devaient se multiplier, pourraient mettre en danger l’équilibre financier des établissements.
2. Par ailleurs, un défaut de paiement lorsqu’il est voulu et sciemment organisé, comme dans les exemples que nous venons de citer, signifie que le politique reprend ses droits et l’emporte sur l’économique et le financier. Comme les conséquences, en termes de bien-être social, sont en général largement positives, le risque de contagion est particulièrement élevé.
Mais, justement, on peut légitimement s’étonner de la frilosité des États qui aujourd’hui osent rarement remettre en cause les dettes, même les plus odieuses. Sully ou Colbert n’ont pas hésité à s’attaquer aux créances illégitimes dans des temps où, pourtant, les notions de justice sociale et de droits de l’homme étaient quasi inexistantes. Pourquoi ne pas faire de même aujourd’hui ?
Nous touchons là une nouveauté contemporaine particulièrement cruciale. En effet, en ce début du XXIème siècle, la sphère de l’économie et de la finance a totalement englobé la sphère politique. Au temps de Philippe le Bel ou de Louis XIV, il pouvait y avoir une lutte pour le pouvoir entre l’État royal et ses créanciers. Aujourd’hui, les dirigeants politiques et les financiers marchent la main dans la main, leurs intérêts sont identiques dans le cadre plus large de l’oligarchie dominante.
Que peuvent alors faire les peuples pour recouvrer leur souveraineté face à la puissance de cette coalition redoutable L’histoire montre que seule la peur a été capable de faire reculer le capitalisme. Peur de la révolution russe et des Fronts Populaires sans lesquels le New Deal de Roosevelt et le Keynésianisme, qui visaient avant tout à sauvegarder le capitalisme, n’auraient probablement jamais vu le jour. Peur des conséquences de la large compromission des élites françaises avec l’occupant nazi [5] qui a permis la mise en application du programme social élaboré par le Conseil National de la Résistance. Ce ne sont sûrement pas les « manifs bon enfant », les « rencontres conviviales » qui feront reculer nos oligarques. À nous donc d’établir un rapport de force à la hauteur des enjeux. Nul doute que cela ne sera pas une promenade de santé.
[1] La question de la dette est analysée à fond et clairement expliquée par le Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) sur son site http://cadtm.org et dans ses publications, en particulier celles d’Éric Toussaint et de Damien Millet.
La Grande Relève a présenté la plupart d’entre elles au moment de leur parution. Citons : Les crimes de la dette (GR 1082), Banques du sud (GR 1085), 60 questions, 60 réponses sur la dette (GR 1093), En campagne contre la dette (GR 1093), 20 ans de lutte (GR 1115), La dette ou la vie (GR 1122), Désinformation sur la dette grecque (GR 1131), AAA (GR 1133), Le scandale du financement des collectivités territoriales (GR 1145).
[2] Rappelons que le terme « oligarchie dominante » désigne une coalition d’intérêts regroupant les dirigeants des grands établissement financiers et des firmes multinationales, le personnel politique en charge de la direction des grands États de la planète, les principaux représentants du complexe médiatico-publicitaire, des représentants des grandes mafias internationales. Notons que nos oligarques occupent le plus souvent simultanément ou successivement ces différentes fonctions. J’ai tenté de donner un bref aperçu des mœurs et comportements de cette classe dominante à travers deux textes Les coulisses de la domination (GR 1145 et 1147) fondés sur les travaux des sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon.
[3] Remarquer cette formulation couramment utilisée dans le langage économique et qui semble impliquer que nous sommes, à travers la dette, tous « au service » d’une sorte de divinité extrahumaine.
[4] Il s’agit de la pièce Les Fâcheux.
[5] Voir sur ce point les travaux de l’historienne Annie Lacroix-Riz : Le choix de la défaite (2006) et De Munich à Vichy : l’assassinat de la IIIe République (2008) – Ed. Armand Collin.