L’économie distributive et l’Etat
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Publication : février 1977
Mise en ligne : 17 mars 2008
Les théoriciens du socialisme scientifique
ont toujours considéré que, comme toute société,
il évoluerait en fonction du développement des forces
productives. Leur conception fut donc essentiellement dynamique. Marx,
Engels, Lénine ont distingué deux phases dans cette évolution
: une phase primaire et une phase supérieure. La phase primaire
est celle qui permettra de résoudre les contradictions paralysantes
de l’économie capitaliste ; elle se caractérise par la
socialisation de la production et l’abolition du processus échangiste.
Mais les « valeurs bourgeoises » qui sont celles de la société
d’hier, subsistent encore car les peuples en sont imprégnés.
C’est pourquoi, dit Marx, dans la Critique du programme de Gotha, le
travail demeurera encore une valeur marchande et la devise qu’il propose
pour cette société socialiste primaire, c’est «
à chacun selon son travail ».
La phase supérieure résultera du développement
des techniques de production, « quand toutes les sources de la
richesse collective jailliront avec abondance, et « du développement
en tous sens des individus » (Marx), sa devise sera alors : «
de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins
».
Ce n’est qu’au terme de cette longue évolution que les théoriciens
du socialisme scientifique entrevoient la disparition de l’Etat en tant
que puissance contraignante.
C’est alors que ce théoricien du socialisme moderne que fut Jacques
Duboin, intervient pour montrer que l’heure du socialisme a sonné
au cadran de l’Histoire. Par le développement accéléré
des techniques, l’ère de la rareté a fait place à
celle de l’abondance. Ce sont les structures de l’économie marchande
qui, seules, empêchent l’abondance de déferler sur les
peuples des pays développés. Jacques Duboin expose quelles
sont les nouvelles structures devenues nécessaires.
Elles exigent toutes un centre organisateur : l’Etat.
La production devient un service public géré par l’Etat
; tes revenus, une distribution du pouvoir d’achat entre tous les membres
de la communauté nationale, assumée par l’Etat. Ecoutons
Jacques Duboin :
« En régime d’abondance, l’Etat subit une métamorphose
complète, car il assume des attributions entièrement différentes.
Elles découlent de la simple observation des phénomènes
économiques suivants :
« Dès qu’elle apparaît, l’abondance a pour conséquence
de paralyser les échanges, ce qui arrête le fonctionnement
du régime de la rareté. Cette paralysie se constate par
l’appauvrissement des particuliers, puis de l’Etat.
« A l’économie de la rareté doit se substituer alors
celle de l’abondance.
« L’abondance, phénomène social, dépossède
le producteur au profit de la collectivité. L’Etat, qui la représente,
se trouve donc obligé d’assumer une nouvelle fonction sociale
: celle de la production et de la répartition des richesses.
Car cette dépossession du producteur crée à la
société des devoirs nouveaux vis-à-vis de l’individu,
puisque celui-ci, obligé d’accepter les lois de la société
dans laquelle il vient au monde, respecte l’ordre établi et un
état de choses sur lequel il n’a pas été consulté.
C’est alors qu’intervient entre le citoyen et l’Etat un quasi- contrat
: le citoyen fournit à l’Etat le travail dont il a besoin : c’est
le service social ; l’Etat fournit au citoyen et à sa famille
le bien-être matériel et la culture intellectuelle.
« J’espère que vous ne vous écrierez pas : mais
c’est l’Etat totalitaire ! Vous commettriez une erreur de forte taille
car il s’agit, au contraire, de l’Etat utilitaire, le seul qui corresponde
au régime de l’abondance. Il est aussi impossible de les confondre
que de prendre le jour pour la nuit.
« Dans l’Etat totalitaire, l’individu n’est rien et l’Etat est
tout. Dans l’Etat utilitaire, au contraire, la liberté de l’homme
en l’affranchissant de toutes les servitudes matérielles... ».
(Egalité Economique - 1939 - page 228)
Répondant à un objecteur, Jacques Duboin
explique :
« Il n’y a pas de raison pour que l’économie ne soit pas
sous le contrôle de la nation... Il ne faut jamais perdre de vue
ce que Marx a mis en lumière à savoir que l’organisation
sociale dépend surtout de la manière dont les hommes se
divisent le travail... ».
(L’économie distributive de l’abondance, 1946 - pages 84-85).
Dans « Rareté et Abondance », édition
de 1945, Jacques Duboin montre le caractère démocratique
de l’Etat en économie distributive :
« Le Plan, écrit-il, « est conçu dans le but
de produire et de répartir en vue des besoins réels de
toute la population. Ses rédacteurs s’inspireront donc des travaux
des hommes de science qui étudient les problèmes humains.
Cependant, en dernière analyse, la décision appartient
au pouvoir politique, qui doit être l’émanation de la nation
tout entière.
« Le Plan, rendu exécutoire, est réparti entre les
divers secteurs de l’économie. A son tour, chaque secteur fixe
le programme des établissements qui lui sont subordonnés...
».
(Rareté et Abondance, page 413)
Jacques Duboin n’a jamais conçu l’Etat comme
un organisme immuable. Il était trop profondément d’accord
avec Marx sur l’évolution des « superstructures »,
toujours fonction de celles des « infrastructures » économiques.
Toute son oeuvre montre que, pour lui, la fin essentielle de l’Etat
c’est « l’administration des choses ».
Jacques Duboin qui, comme Jean-Jacques Rousseau, ne croyait pas à
la perversité foncière de la nature de l’homme mais croyait,
au contraire, à ses possibilités indéfinies de
dépassement, ne pouvait pas être hostile à la vision
marxiste et léniniste du « dépérissement
de l’Etat » ; mais, n’étant pas un rêveur mais un
sociologue et un scientifique, il n’a jamais partagé l’utopie
anarchiste de l’abolition de l’Etat par la révolution.