Repères
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Mise en ligne : octobre 2005
Pour tenter de cerner le contexte économique et politique, tant français qu’international, dans lequel s’est créé le mouvement distributiste, Jean-Pierre Mon s’est plongé dans les livres d’Histoire :
LE CONTEXTE ÉCONOMIQUE ET POLITIQUE FRANÇAIS
Les ruines et les morts [1] dus à la guerre de 14-18 n’ont pas empêché l’économie française de décoller rapidement dès la fin du conflit. Après deux années de quasi-stagnation (1920 et 1921), la production globale augmente fortement et double entre décembre 1921 et décembre 1924. En 1928 on produit 55 millions de tonnes de charbon au lieu de 40 en 1914, et deux fois plus d’acier. Avec 50 millions de tonnes, la France devient le premier producteur mondial de fer. La croissance est continue, la création d’emplois forte. Le pays devient largement exportateur de produits industriels et vend à l’étranger 4,3 millions de tonnes de produits sidérurgiques. Les grandes firmes installent des filiales dans toute l’Europe. La faiblesse de la monnaie favorise les exportations. À la fin des années 20, le quart de la production industrielle globale est vendu à l’étranger, ce pourcentage atteignant 67% pour les soieries et les rayonnes, 50% pour les lainages, 34% pour les automobiles, 40% pour la métallurgie (contre 15% pour l’Angleterre et 5% pour les États-Unis).
En 1929 le revenu national dépasse d’un tiers celui de 1913, la croissance du produit national brut par habitant est supérieure à celle de tous les autres pays européens.
Les années 20 s’achèvent en France sur un boom économique, mais aux États-Unis, sur un grand krach boursier dont les effets ne se feront sentir en Europe que quelques années plus tard.
L’onde de choc atteint la France en y provoquant d’abord une crise financière, une chute des cours. Le repli de l’économie française ne commence qu’à la fin de 1930, avec une récession très modérée de 7% de la production industrielle. L’équilibre français est remis en question par la contagion des grandes faillites bancaires européennes et le rétrécissement des débouchés commerciaux. Le textile, l’automobile et les caoutchoucs sont alors les trois premiers secteurs à fléchir pour cause de SURproduction. Les succursales de la Banque de France observent bientôt, dans toutes les régions, un ralentissement des affaires et une baisse des prix de gros. Les travailleurs étrangers regagnent leur pays en grand nombre (770.000 en 1931) et, même s’il n’apparaît pas dans les statistiques officielles, le taux de chômage réel est évalué à 10%. Le rythme de croissance industrielle a été jusqu’ici de 5% par an. En janvier 1933, les chômeurs sont 284.000 ; le 4 février 34, ils sont 326.000 et le mouvement s’amplifie. Les prix agricoles continuent à baisser. La France est maintenant touchée de plein fouet par la crise dont les effets deviennent tragiques. L’État renfloue discrètement les banques en difficulté et soutient artificiellement le prix du blé. Les exportations ont baissé de 25%. La production de l’industrie automobile qui travaillait beaucoup pour l’exportation recule d’un tiers. SaintGobain ne vend même pas la moitié de son verre ; Pont à-Mousson ne fabrique presque plus de fonte. Les entreprises qui ont investi doivent faire face à de lourdes obligations financières, avec un crédit réduit et une Bourse anémique, désertée par les épargnants. 400 banques, petites et grosses, disparaîtront en France entre 1931 et 1935. La chute de la Banque nationale de crédit est particulièrement spectaculaire car elle finançait un groupe industriel de 30.000 salariés. La Banque de l’union parisienne sera renflouée en 1934. En 1935 Citroën, qui est entre les mains des banques, ne fabrique plus que 23.000 voitures alors qu’elle en fabriquait 65.000 quatre ans plus tôt. Avec 900.000 millions de dettes, la firme est liquidée en 1934 et rachetée par Michelin : 65.000 ouvriers se retrouvent à la rue. Il y a 200.000 sans emploi dans le département de la Seine et on compte 65.000 chômeurs dans les mines et la métallurgie du Nord, qui employaient précédemment 110.000 salariés. Le chômage continue de progresser rapidement bien qu’il soit loin d’atteindre les taux américain, allemand ou britannique. Mais la diminution de la durée du travail et le chômage partiel permettent de masquer en partie les effets de la crise et, bien qu’on ne parvienne pas à faire le compte précis du chômage en France à cause de la multiplicité des petites entreprises et des travailleurs à domicile, on estime que le nombre des chômeurs s’élève en 1936 à 436.000. Entre 1931 et 1935, l’effondrement des prix agricoles est d’au moins 50%. Dès 1931, les droits de douane sont passés, en moyenne, de 8 à 16% et des quotas ont été imposés aux marchandises venant de l’étranger. Heureusement qu’il reste encore l’empire colonial, inexpugnable chasse gardée pour les productions métropolitaines !
Les salaires baissent et les conventions collectives sont refusées par le patronat. On n’hésite pas à licencier les syndicalistes. Mais la crise persiste : faute de pouvoir d’achat, la relance de l’économie par la consommation n’est pas possible. Le poids des financiers est écrasant : les investissements industriels ralentissent et certains disparaissent. L’État donne l’exemple du freinage en ne construisant plus de logements : dans le département de la Seine, on ne construit plus que 5.000 logements nouveaux par an au lieu de 40.000, pas de nouvelles constructions de grandes centrales hydro-électriques, pas d’automatisation du réseau téléphonique, etc. C’est le règne de la déflation. Le patronat auto satisfait, pèse de tout son poids sur l’évolution économique et sociale pour s’abstraire de la crise à tout prix. Il a l’appui des politiques. Pour protéger les nombreuses petites sociétés à structure familiale, le Parlement vote des lois limitant la concurrence et protégeant les marchés. Les 2,9 millions d’exploitants agricoles (céréaliers, viticulteurs, éleveurs,... et même les propriétaires non exploitants) attendent tout de l’État. Bref, « en 1934, les classes moyennes françaises ne demandent pas moins d‘État mais plus d’État. Quand les commerçants manifestent dans les ligues, c’est pour renforcer la capacité d’intervention des députés dont on attend qu’ils rétablissent l’ordre économique et distribuent au plus juste les ressources de la République sans faiblesse pour les ennemis de l’ordre. Ainsi la clientèle modeste des ligues se trouve-t-elle en accord profond avec les grands intérêts économiques : davantage d’État libéral, mais un État libéré des contraintes sociales, des pesanteurs syndicales, de la coûteuse corruption parlementaire » [2].
Le 6 février 1934 les ligues de droite et d’extrême droite (Croix de feu, Action française, Jeunesses patriotes, Solidarité française, anciens combattants corses, Fédération des contribuables) organisent une manifestation pour protester contre le renvoi par le gouvernement Daladier du préfet Chiappe, accusé de collusion avec l’Action française. La fusillade déclenchée par les gardes mobiles postés aux abords du Palais Bourbon fait 14 morts et 57 blessés graves. Le gouvernement démissionne et l’ancien président de la République Gaston Doumergue est rappelé pour constituer une nouvelle équipe gouvernementale.
LE CONTEXTE INTERNATIONAL
En URSS, après la mort de Lénine en 1924, Joseph Staline a pris la tête du parti communiste et du pays. Face à lui, prétextant lutter contre le communisme, de nombreuses dictatures voient le jour dans plusieurs pays. Dès 1922, Bénito Mussolini, un socialiste devenu nationaliste pendant la première guerre mondiale, s’est emparé du pouvoir en Italie. Le seul parti politique autorisé est le parti fasciste ; la jeunesse est enrégimentée. En 1935, pour accroître son prestige, il va se lancer dans la conquête de l’Éthiopie. 250.000 soldats italiens franchissent la frontière de l’Érythrée et envahissent l’Éthiopie dont l’empereur, Hailé Sélassié, demande l’aide de la Société des Nations qui ne réagit pas. « Aujourd’hui, c’est nous. Demain, ce sera votre tour », avertit-t-il.
La Société des Nations (dont les Américains n’ont pas ratifié l’existence) n’intervient pas davantage en ExtrêmeOrient où les Japonais ont envahi depuis 1931 le nord de la Chine où ils se livrent à d’horribles atrocités.
Janvier 1933 : en Allemagne, le Président Hindenburg nomme Hitler chancelier du Reich. Bien que s’exprimant au nom du “petit peuple” allemand, il bénéficie d’appuis solides dans l’armée, l’extrême-droite classique et les milieux d’affaires. Dès le 1er février, il dissout le Reichstag qui a refusé de donner la majorité à son nouveau gouvernement. La campagne électorale qui suit, financée sans compter par la grande industrie, s’ouvre dans un climat de terreur orchestré par les nazis. Accusé d’avoir incendié le Palais du Reichstag dans la nuit du 27 février, le parti communiste est aussitôt mis hors la loi. La plupart de ses dirigeants sont arrêtés, ainsi que 4.000 militants d’extrême gauche. Le lendemain, Hitler signe le décret « Pour la protection du peuple allemand »qui supprime les libertés publiques. Le 5 mars, le parti nazi obtient 44% des voix aux élections au Reichstag. C’est insuffisant pour lui assurer la majorité absolue nécessaire pour changer la Constitution. Hitler s’efforce alors d’obtenir le soutien du Zentrum (Centre catholique) par diverses promesses mais surtout en s’engageant à ouvrir des pourparlers avec le Vatican pour la signature d’un concordat. L’apport des voix du Zentrum lui permet de faire voter le 23 mars l’acte d’habilitation qui lui donne les pleins pouvoirs pour quatre ans. La révolution nationale socialiste est désormais en marche et le totalitarisme s’installe dans tous les domaines.
La France, l’Angleterre et les États-Unis continuant à s’opposer vivement au réarmement demandé par l’Allemagne, Hitler annonce le 14 octobre 33 que l’Allemagne se retire de la Société des Nations. Pour parachever son “coup d’éclat” international, Hitler fait dissoudre le Reichstag par Hindenburg. Aux législatives qui suivent, Hitler obtient 92,1% des voix. Plus rien ne l’arrêtera !
En Espagne, l’insurrection déclenchée en juillet 1936 par la droite et l’armée franquiste parviendra avec l’aide de troupes italiennes et allemandes à abattre la République après trois ans d’une sanglante guerre civile. En février 1939, la République espagnole a vécu.
Quelques mois plus tard, ce sera le tour de la République française.
[1] 55 milliards de francs de pertes physiques et matérielles, 1.394.000 morts.
[2] Pierre Miquel, La troisième République, Fayard, 1989.