L’état du socialisme à Cuba

Témoignage
par  G. LERAY
Publication : mai 2019
Mise en ligne : 5 octobre 2019

Lecteur de La Grande Relève, Georges Leray revient de Cuba qu’il a trouvé en pleine transition économique, tentant d’introduire des mécanismes de marché sans revenir à une économie de marché.

Il nous fait part de ce qu’il y a observé :

La révolution a instauré une sorte d’égalité économique (plus proche de l’égalitarisme parfois) qui, si elle correspondait relativement au degré de développement de la société d’extrême rareté, ne correspond plus totalement au stade d’évolution actuel, qui nécessite un développement de la productivité et, pour cela, fait appel aux stimulants matériels et moraux (salaire, apport de chacun à la multiplication des biens et services socialement utiles et nécessaires à la vie, travail volontaire altruiste, renforcement des gratuités telles que la santé et l’éducation, ou quasi gratuités, l’eau, l’électricité, le logement ou les transports).

José Luis Rodriguez, ancien ministre de l’économie cubaine entre 1995 et 2009, précise que « Cuba ne veut pas instaurer un socialisme de marché ». L’histoire, dit-il, a en effet démontré que le socialisme de marché est devenu le marché tout court, sans socialisme, comme c’est le cas de la Yougoslavie, de l’URSS, de la Hongrie… (voir le site du Grand Soir [1]). C’est pourquoi Cuba parle de l’actualisation du modèle économique et non de réformes économiques : il s’agit de perfectionner la société cubaine en développant ses capacités productives et la productivité (pas au sens financier) pour mieux satisfaire les besoins réels de la population. Ses traits fondamentaux demeurent la propriété sociale des principaux moyens de production, la maîtrise sociale de la banque, de la monnaie, de la terre…

Dans ce cadre, on admet la petite propriété artisanale, coopérative, le travail indépendant, en limitant leur capacité d’accumulation (pour ne pas revenir au capitalisme), en liaison avec la planification qui privilégie les valeurs d’usage (pas de revenus supérieurs à un palier déterminé qui s’applique à toute la société, interdiction de posséder plus d’une maison secondaire, etc…)

L’ancien ministre précise « la théorie marxiste est parvenue à la conclusion que l’existence de relations de marché dans la société obéit à un certain degré de développement dans lequel on ne peut socialiser directement le travail individuel des producteurs et que l’on a besoin de toutes les catégories mercantiles pour le faire » [1].

Cela me remet en mémoire des textes du livre de Jacques Duboin Rareté et [2]. Duboin, Rareté et Abondance, éd. Ocia, 1944. : je note pages 384-385 : « Arrivons à la différence essentielle entre le libéralisme et le socialisme. La voici : en régime libéral, la production est spontanée mais anarchique, chaque producteur travaillant pour son profit personnel sans posséder d’indication sur l’activité qu’il doit déployer. La propriété individuelle s’étend donc aux moyens de production. En régime socialiste, l’État, devenu utilitaire, est investi des fonctions économiques. En conséquence, tous les moyens de production sont propriété collective. Dans le premier cas, le propriétaire des moyens de production achète le travail comme n’importe quelle matière première et en tire profit. Dans le second, la production est organisée et orientée vers le bien commun car l’État gère au profit de la collectivité… C’est par la collectivisation des moyens de production qu’on transforme complètement l’économie dans laquelle nous vivons. Certes, le socialisme de la rareté [c’est le cas de Cuba] conserve certains organes du capitalisme mais il les administre pour des fins différentes, et précisément parce qu’il dispose des moyens de production… Un des caractères communs du libéralisme et du socialisme de la rareté est l’échange. Ce qui implique une monnaie qui doit circuler, conserver sa valeur dans le temps, donc être précieuse, ce qui implique l’équilibre comptable, donc le prix de revient, le salaire, l’impôt, l’épargne, le crédit, etc.

À la vérité, si la Russie n’a pas encore pu s’affranchir de ces règles, c’est simplement parce qu’elle vit encore en économie de rareté. Or pas de rareté sans valeur, pas de valeur sans échange, pas d’échange sans monnaie précieuse, pas de monnaie précieuse sans équilibre comptable, pas d’équilibre comptable sans prix de revient, et ainsi de suite. C’est la chaîne de la rareté que la révolution russe, à ses débuts, tenta de briser mais vit bien vite que c’était prématuré ».

Ces écrits de Jacques Duboin, j’y ai souvent songé à Cuba et je crois que citer Cuba au lieu et place de la Russie dans ladite analyse conviendrait parfaitement, Cuba ayant instauré une sorte d’égalité économique et sociale dans ses premières années, en partie encore maintenues pour limiter les différences sociales inévitables à ce stade d’évolution, en partie parce que les conditions d’une véritable égalité économique et sociale ne sont pas encore réunies.

Et je me pose la question : l’économie distributive serait-elle envisageable à ce stade de développement d’une économie telle que celle de Cuba ? Et dans le contexte international actuel ?

Sans vouloir enjoliver la réalité cubaine, ce qui n’est pas mon objectif, notons tout de même son extraordinaire réussite dans les domaines de la santé, de l’école, de la culture et de l’écologie notamment. (« La quantité d’artistes que produit Cuba est impressionnante. Il s’agit presque d’une production industrielle que ce soit dans le domaine des arts plastiques ou de la danse… sans parler de la musique ») [3] et ce, malgré de maigres ressources, l’implacable blocus économique et son extraterritorialité de la part des États-Unis que Trump intensifie. Toute l’agriculture est bio, les terres socialisées sont prêtées individuellement en usufruit (pour une durée de 20 ans renouvelable) par l’État aux paysans (qui peuvent posséder un petit carré de terre) et aux fermes coopératives ou d’État. Ceci afin d’éviter le retour de la propriété agrarienne capitaliste.

Ami d’apiculteurs, je note que Cuba est le pays de référence pour la profession. L’emploi de pesticides et herbicides étant prohibé par le gouvernement, les abeilles se portent à merveille. Selon Théodor Friedrich, représentant de l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture « en raison de l’absence de pesticides la production de miel bio à Cuba pourrait servir de protection et de réserve face aux problèmes touchant les autres exportateurs de miel de par le monde. » [4]

J’ajouterai que faire en sorte que s’impliquent les travailleurs dans la marche de leur entreprise socialiste ne constitue pas forcément une tâche qui va de soi. « Les travailleurs cubains doivent se sentir maîtres et responsables à tous les niveaux de production et de distribution de l’entreprise : leur participation n’est pas une assemblée formelle où l’on fait acte de présence, mais le lieu où tout se discute et se décide : salaires (50% des bénéfices à répartir selon le principe socialiste “de chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail”), formation, conditions de travail, gestion et plan » [5].

Il reste à poursuivre avec les amis cubains le dialogue, l’étude des avancées du processus révolutionnaire, mais aussi des faux pas, des erreurs, des résistances, inévitables quand il s’agit de changements radicaux et qu’ils dénoncent d’ailleurs eux-mêmes et auxquels ils essaient de remédier en innovant, sans rien dissimuler de la réalité.

Ils recourent fréquemment à ces paroles du Che adressées à Fidel Castro en 1965 : « les tares de l’ancienne société se perpétuent dans la conscience individuelle et il faut faire un travail incessant pour qu’elles disparaissent. La tentation de marcher sur les chemins battus, de recourir à l’intérêt matériel comme levier d’un développement économique accéléré est très grande. On court alors le risque que les arbres cachent la forêt : en poursuivant la chimère de réaliser le socialisme à l’aide des armes pourries que nous a léguées le capitalisme (la marchandise comme unité économique, la rentabilité et l’intérêt matériel individuel comme stimulants…). Pour construire le communisme, il faut changer l’homme en même temps que la base économique. Dans cette période de construction du socialisme, nous pouvons assister à la naissance de l’homme nouveau. Son image n’est pas encore tout à fait fixée. Elle ne pourra jamais l’être, étant donné que ce processus est parallèle au développement de nouvelles structure économiques ».

Pour que l’homme reprenne possession de sa nature, il faut que l’homme-marchandise cesse d’exister et que la société lui verse une quote-part en échange de l’accomplissement de son devoir social [6]. Le Che ajoute  : « tout cela n’est pas renoncer à la marchandise, c’est simplement produire pour la valeur d’usage et non pour la valeur d’échange. Produire pour répondre aux besoins sains de la communauté, de la population » [7].

On croirait parfois lire Duboin ! Je sème bien modestement les graines de l’économie distributive auprès de mes amis cubains, souvent très ouverts aux idées nouvelles, mais méfiants. On les comprend  : ils savent ce que signifie la notion d’impérialisme, ils vivent le blocus et ont goûté et goûtent encore aux agressions et sabotages de l’Empire… et les récentes décisions de Trump cassant l’esquisse de rapprochement USA - Cuba, entamées par Obama, ne favorisent pas leur tâche et les inquiètent. Sans compter le promotion et le financement, par la CIA et autres officines,< de meneurs qui prétendent perfectionner le socialisme alors qu’en réalité leur objectif est de revenir au pur libéralisme. D’où l’extrême méfiance des Cubains comme je viens de le souligner. Si l’on observe la situation internationale et notamment en Amérique latine et du Sud en général, on comprend qu’ils soient inquiets. Cuba est en permanence sur le pied de guerre et cela mobilise des forces qui pourraient être par ailleurs utilement employées sans ces menaces et coups fourrés permanents.

C’est un peuple attachant hautement et massivement cultivé (probablement le plus cultivé de la planète). À Cuba se déroule actuellement l’étude de la nouvelle constitution adaptée à l’évolution actuelle de la société cubaine. Pour l’avoir en partie lue, je dois dire qu’il s’agira, selon moi, d’une constitution extrêmement progressiste, notamment au plan sociétal. Plus de huit millions de Cubains ont participé à son élaboration. J’ai pu vivre deux de ces rencontres, l’une en entreprise, l’autre dans un quartier et je puis vous dire que ça cogite et que les propositions, les critiques constructives fusent sans tabou ! Les Cubains, via le référendum du 24/2/2019, ont approuvé à (87 % des votants) la nouvelle constitution qui proclame que l’objectif de la société cubaine est d’instaurer le communisme.

Dernière nouvelle : le taux de mortalité infantile à Cuba a été en 2018 de 4 décès pour 1.000 naissances (c’est le taux le plus bas de son histoire et l’un des plus bas au monde, sinon le plus bas). Ce n’est pas un hasard !

·*·

Voilà quelques réflexions qui me viennent à l’idée (et à chaud) au retour de ce pays aux valeurs si différentes des nôtres (entre autres pas de pub dans les agglomérations et les médias, ça décoiffe…) et si éloignées de nos certitudes libérales !

À un stade d’abondance, je pense que la solution proposée par Duboin, l’économie distributive (qu’on l’appelle communisme ou économie des besoins ou quelle qu’en soit d’ailleurs l’appellation) répondrait à cet objectif.

Dommage qu’à ma connaissance Duboin n’ait pas connu le Che ou Fidel Castro et que ceux-ci n’aient pas eu connaissance de tels travaux… Ils ont tellement de points communs !


[2AbondanceJ

[3Ignacio Ramonet, Prensa Latina , La Havane, 16 /05/2018.

[4Site de l’ONUAA.

[5Interview de Ulises Guilarte De Nacimiento, ingénieur et responsable syndical cubain, L’Humanité-Dimanche, 17/6/2015.

[6Jean Ortiz, Vive le Che, éd. Arcane, 2017.

[7Cuba Si (revue française) n° 166.