Jean Ziegler, auteur de ce petit livre [1], est, en Suisse, un homme politique et un sociologue charismatique controversé puisque gênant, engagé comme dénonciateur et donneur d’alerte notamment pour les problèmes de la faim dans le monde qu’il n’hésite pas à définir comme un assassinat prémédité.
Dès 1969, il profite de la venue de Che Guevara à Genève pour le rencontrer et lui proposer de partir avec lui à Cuba. Celui-ci lui répond : « Tu es né dans cette ville. Le cerveau du monstre est ici. C’est dans cette ville que tu devras combattre... ce qui est bénéfique pour vous et pour nous » [2].
Dès lors, il ne cessera de dénoncer à travers ses fonctions internationales auprès de l’ONU, les responsabilités de l’Occident, de ces “mercenaires” dévoués au sein des gouvernements, de l’OMC, de la Banque mondiale, du FMI, au service d’une oligarchie prédatrice qui, obnubilée par le profit financier, manipule ou combat quiconque détient ses intérêts, et écarte tout ce qui ne sert pas son objectif.
Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la mondialisation et sur ce qu’il considère représenter des crimes commis au nom de la finance de marché mondiale et du capitalisme.
Dans ce livre, conversant avec sa petite-fille, Jean Ziegler dresse un réquisitoire acerbe des malversations du capitalisme qui à son avis s’avèrent suffisantes pour engager contre lui une mesure de suppression radicale. Il n’a pas la solution de remplacement, mais, dit-il, qu’importe le manque d’alternative (il ne semble pas connaître La Grande Relève), il faut absolument l’empêcher de continuer à nuire.
Mensonge et mauvaise foi
Dès le début de l’ouvrage, il prend pour cible Peter Brabeck, le PDG de Nestlé qui défend la théorie de son ami Rutger Bregman, célèbre historien hollandais, selon lequel pendant à peu près 99% de l’histoire du monde, 99% de l’humanité aurait été pauvre, affamée, sale, craintive, bête, laide et malade. Mais tout aurait changé au cours des deux cents dernières années. Il prétend ainsi que l’ordre capitaliste est la forme d’organisation de la planète la plus juste que l’Histoire ait connue.
C’est précisément le contraire qui est juste, lui rétorque Ziegler pour qui l’utilisation du mensonge est un moyen stratégique courant employé par les tenants du capitalisme pour tenter de justifier l’injustifiable. Car, en réalité, c’est « le capitalisme [qui] a créé un ordre cannibale sur la planète : l’abondance pour une petite minorité et la misère meurtrière pour la multitude… Le mode de production capitaliste est responsable …du massacre quotidien de dizaine de milliers d’enfants par la sous-alimentation, la faim et les maladies liées à la faim, …de la destruction de l’environnement naturel, de l’empoisonnement des sols, de l’eau et des mers »1. Et c’est cet ordre, poursuit-il, qui doit être radicalement détruit, tout en préservant et potentialisant les conquêtes de la science et de la technologie. Tout ce génie humain, ces talents, doivent servir le bien commun, l’intérêt public de tous et non la puissance d’une minorité se pavanant dans le confort et le luxe.
Il emprunte cette phrase à Victor Hugo, « C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches » [3] et annonce par l’intermédiaire de Marx qu’à l’aube de la civilisation industrielle, c’est l’esclavage appliqué dans les colonies qui a fourni les capitaux nécessaires pour la mise en œuvre des usines utiles aux industries textiles et sidérurgiques des métropoles. La plupart des monuments imposants, des ponts, des immeubles bourgeois de Paris bordant les grands boulevards, la Canebière à Marseille, les palais du front de Garonne à Bordeaux, tant admirés et mis en valeur patrimoniale, ont été payés par le sang, le désespoir et la souffrance des peuples d’outre-mer
La bourgeoisie aux commandes
Comme cause de souffrances, d’exploitations et d’inégalités injurieuses, Ziegler dénonce la sacro-sainte propriété privée, un des piliers du capitalisme si chérie par la bourgeoisie qui l’a incluse parmi les bénéfices de “La déclaration des droits de l’homme et du citoyen”. Contre Robespierre, il réhabilite Jacques Roux et Gracchus Babeuf, fervents partisans de l’égalité, de la collectivisation des terres et des moyens de production et ennemis jurés des possédants de toutes sortes, aristocrates aussi bien que marchands et banquiers. Les exécutions de ces acteurs de la Révolution et avec eux l’enterrement de leurs idéaux, ont ouvert la voie à la grande victoire du capitalisme et aux conséquences catastrophiques que nous subissons aujourd’hui.
La chute du mur à Berlin a littéralement “boosté” sa velléité de conquête et, depuis, son fiel se répand sur le monde. Ses souverains ou “oligarques”, les quelques détenteurs du capital financier mondialisé, de nationalités, de religions et de cultures différentes, sont « tous animés d’une même vitalité, d’une même cupidité, d’un même mépris pour les faibles, d’une même ignorance du bien public, d’un même aveuglement pour la planète et le sort des hommes qui y vivent »1. Or, cet ordre néfaste et destructeur ne peut fonctionner « sans l’active complicité et la corruption des gouvernements en place » [1]. Cela « constitue un gigantesque complot de meurtre » [1]. Ils gèrent tous non plus des nations, mais des supermarchés, promulguant et facilitant à travers le monde l’accès aux “bienfaits” de la consommation pour quelques iles privilégiées de l’archipel mondial, au détriment des autres, les trois quarts, abandonnées ou exploitées (Voir encadré ci-dessous*). Au nom du soi disant “libre arbitre”, chacun peut ainsi y assouvir ses désirs et s’en trouver ravi. Or, en fait, c’est la société de consommation qui se charge de la définition de nos besoins et de l’implantation dans nos cerveaux de ces désirs que nous croyons nôtres. Elle utilise le “marketing” et la “publicité”, deux activités « les plus néfastes et les plus stupides inventées par les hommes »1 puisqu’elles aboutissent à l’exploitation irraisonnable « des matières premières et de l’énergie nécessaires pour produire ces objets, à une production désastreuse de déchets polluants, à l’inégalité d’accès à l’abondance, à l’absorption des esprits dans la consommation individuelle forcément égoïste, à l’angoisse de conserver le revenu nécessaire, à la dévaluation voire l’abolition de la valeur d’usage » [1].
Le système capitaliste détermine l’existence de chaque individu vivant. Et pourtant, « il est hautement toxique et mortellement dangereux pour la nature et pour les êtres humains. Et il a tout intérêt à voir des populations divisées, des Occidentaux lobotomisés et des peuples du sud à genoux… Ces maîtres du monde détiennent un pouvoir financier, politique, idéologique tel qu’aucun empereur, aucun pape, aucun roi n’en a jamais disposé dans l’histoire des peuples… Les 85 milliardaires les plus riches du monde ont possédé en 2017 autant de valeurs patrimoniales que les 3,5 milliards de personnes les plus pauvres de l’humanité. Le pouvoir financier économique des 562 personnes les plus riches du monde a augmenté de 41% entre 2010 et 2015, tandis que les avoirs des 3 milliards d’individus les plus pauvres ont chuté de 44% »1. Et qu’en est-il des impôts ? L’inégalité est encore plus choquante, puisque ces très riches paient les impôts qu’ils veulent. Aucun contrôleur fiscal ne perturbe leur forfait puisqu’est admise l’existence de paradis fiscaux appropriés. Ainsi, d’après le journal Le Monde, chaque année, 350 milliards d’euros d’impôts échappent au fisc mondial dont 20 au seul fisc français.
Le fanatisme capitaliste n’a plus de limites, au point de s’en prendre aux protections sociales mises en place au lendemain de la seconde guerre mondiale par crainte des luttes sociales, syndicales et du communisme. La cible est toute désignée : l’État-Providence. La privatisation assoiffée de profits s’empare des services publics, des hôpitaux, des transports, des écoles, des universités, des ports et des aéroports, des prisons et même de la police, et bientôt des barrages hydroélectriques. Même la protection des salariés est grignotée peu à peu. Tout comme celle des retraités. La précarité s’installe et l’angoisse du lendemain rôde. L’exclusion progresse. La chancelière d’Allemagne, Mme Merkel, emploie cette « expression horrible » : Sockelarbeitslosigkeit, qui veut dire que « le chômage permanent de millions de travailleurs serait comme le socle sur lequel est bâti l’ordre capitaliste » [1], car ils ne reçoivent plus aucun salaire, ne peuvent plus vivre une vie de famille, une existence digne. Ils sont aujourd’hui 36 millions en Europe. Plus de la moitié sont des jeunes gens, femmes et hommes, de moins de 25 ans.
* « Le Bangladesh compte environ 6.000 usines d’habillement. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, des cohortes de jeunes femmes se succèdent devant les machines à coudre, coupent et confectionnent des jeans, des vestes, des pantalons, des chemises, des T-shirts, des sous-vêtements, fabriquent des chaussures et des ballons de football pour les plus grandes marques mondiales. Les sociétés transcontinentales privées et leurs sous-traitants réalisent des profits astronomiques. Un jean de la marque Spectrum Sweater est vendu à Genève l’équivalent de 54€ alors que la couturière bangladaise en touche 25 centimes d’euro. En 2016, au Bangladesh, le salaire minimum légal était de 51€ alors que 272 € serait nécessaire pour assurer le minimum vital à une famille de quatre personnes, selon la Fédération syndicale Asia Floor [1] ». |
Les pauvres encore plus pauvres
Les aides aux pays pauvres ne cessent de décroître et les flux de capitaux sud-nord sont bien supérieurs aux flux nord-sud. « Le Sud finance le Nord et notamment les classes dirigeantes »1. Point n’est besoin de mitrailleuses, de napalm, de blindés pour assouvir et soumettre les peuples : la dette fait l’affaire. Aujourd’hui, 35,2 % des Africains sont en permanence gravement sous-alimentés. « Le peu d’argent que les pays africains gagnent va directement dans les coffres des banques européennes ou américaines au titre du paiement des intérêts de la dette et de ses tranches d’amortissement. Résultat : il ne reste plus rien pour l’investissement » [1].
D’où vient cette dette ? « — Dans les années qui ont suivi la décolonisation, des organismes internationaux comme la Banque Mondiale ou le FMI ont prêté de l’argent massivement aux pays du tiers-monde pour qu’ils s’industrialisent sur le modèle occidental capitaliste et développent leurs infrastructures. Les colonies avaient disparu mais les anciennes puissances coloniales voulaient continuer d’exploiter les richesses présentes dans ces pays et aussi, éventuellement, y ouvrir des marchés Or, lorsqu’un pays pauvre est à bout,… quand il ne peut plus payer à ses banquiers créanciers les intérêts exorbitants et les tranches d’amortissement de sa dette, il doit leur demander un moratoire, un rééchelonnement des paiements ou même une réduction de la dette. Les banquiers profitent de cette situation. Ils acceptent - du moins partiellement - la demande du pays débiteur, tout en conditionnant cette acceptation à des mesures draconiennes : privatisations et ventes à l’étranger - aux créanciers justement - des rares entreprises rentables, des mines, des services publics, etc. privilèges fiscaux exorbitants accordés aux sociétés transcontinentales privées exerçant dans ces pays ; achats d’armes forcé, etc. »1. Qui en souffre ? Pas les dirigeants de ces pays, mais les gens les plus modestes. Ces entreprises privées qui contrôlent l’agroalimentaire, les services, l’industrie et le commerce des pays de l’hémisphère Sud réalisent des profits indécents qui, en réalité, sont rapatriés sous forme de devises à leurs sièges, en Europe, en Amérique du Nord, en Chine ou au Japon. Fort peu est réinvesti en monnaie locale.
N’y a-t-il pas moyen de libérer les pays pauvres de cette dette qui, en fait, représente pour eux, une nouvelle chaîne de l’esclavage ? « La justification avancée par les banquiers est simple. Si les pays pauvres ne payaient pas leurs dette, tout le système bancaire mondial s’effondrerait et tout le monde serait entraîné dans l’abîme. » [1] Et « c’est archifaux ! » [1]
Hypocrisie, cinisme, aliénation
Pourquoi est-ce que personne ne proteste vraiment contre les crimes commis par les capitalistes ? Il y a bien des journaux et la télévision, mais « l’autocensure intentionnelle ou subconsciente existe chez presque tous les journalistes. Il s’y ajoute le fait que dans les pays occidentaux, démocratiques, vivant en principe sous l’empire de la liberté de la presse, une poignée de milliardaires contrôlent aujourd’hui l’essentiel des médias. En France, cinq milliardaires possèdent plus de 80% des hebdomadaires, mensuels et journaux. Et, de ce fait, aucune information trop choquante sur les victimes de l’ordre cannibale du monde n’atteint la conscience collective. » [1]
Les capitalistes n’ont donc pas mauvaise conscience ?
« — Ils ne se sentent pas responsables. Ils ont coutume de dire que c’est “la main invisible du marché” qui gouverne le monde et qu’elle agit selon des lois “naturelles” immuables, comme la gravitation ou la marche des planètes. »1 Pour eux « l’économie n’obéit désormais plus à la volonté des hommes, mais à cette fameuse loi de la nature. Les forces du marché seraient parfaitement autonomes, incontrôlables. Il ne resterait plus qu’à obéir » [1]. D’où la justification d’une théorie considérée comme cohérente et efficace qui légitime leurs agissements : le néolibéralisme.
Ziegler emprunte le commentaire de Pierre Bourdieu à ce sujet : « L’obscurantisme est revenu, mais cette fois nous avons affaire à des gens qui se réclament de la raison » [1]. Et, poursuit-il, qui n’hésitent pas à diffuser les plus vieux mensonges : « L’hypocrisie produite par ce nouvel obscurantisme est abyssale ». L’exemple suivant suffit pour le démontrer : « Parlons un peu de la totale liberté de commerce exigée par l’idéologie néolibérale. Dans les faits, cette totale liberté de commerce ressemble à un match de boxe qui opposerait Mike Tyson, champion du monde des poids lourds, et un jeune chômeur bangladais sous-alimenté, malade et au corps chétif. Le capitalisme affirme : « Le match obéit aux exigences de l’équité ; les conditions sont les mêmes pour les deux boxeurs. Que le meilleur gagne ! En effet, même ring, même gants de boxe, mêmes règles, un arbitre pour les faire respecter… Mais le résultat prévisible est le massacre du Bangladais… » [1] En imaginant un industriel ivoirien cherchant à s’installer dans le traitement de la fève de cacao, il est évident qu’une entreprise concurrente comme Nestlé, par exemple, aura vite fait pour acculer l’autochtone à la faillite. Il suffit qu’elle paie au planteur africain de fèves un prix d’achat nettement supérieur à celui que peut proposer l’industriel ivoirien… Ensuite, grâce au monopole, Nestlé pourra imposer une baisse massive de son prix d’achat et retrouver ses marges bénéficiaires. C’est ce qui fait obstacle à la sortie de la misère des pays les plus pauvres.
Il est difficile de penser que tous les capitalistes sont des monstres. Certains pensent sans aucun doute faire le bien : « Pour calmer leurs scrupules, ils ont une arme secrète, qu’ils appellent “trickle down effect” (effet de ruissellement)… Ils prétendent que lorsque la multiplication des pains atteint un certain niveau, la distribution aux pauvres se fait automatiquement, les riches ne pouvant jouir d’une richesse [au-delà] de leurs besoins » [1]. L’erreur de Ricardo et Smith, explique Ziegler, vient du fait que leur théorie est basée sur la valeur d’usage qui en réalité ne tient aucun rôle dans cette folie du profit illimité, guidée par l’avidité et la volonté de domination de tout concurrent.
L’aliénation est l’arme principale utilisée par les capitalistes pour manipuler les esprits. Elle permet de faire croire à ceux qu’ils dominent que leur intention est de défendre l’intérêt commun. Il suffit de détruire la capacité à l’individu de penser librement et d’exercer son intelligence critique. « Il s’agit de le réduire à sa fonction marchande » [1]. Il prend alors l’exemple de son pays, la Suisse, pourtant doté d’une démocratie directe qui permet à 100.000 citoyens d’exiger qu’un scrutin populaire soit organisé pour modifier ou abolir n’importe quel article de la Constitution. Mais ce pays est « dominé par une des oligarchies capitalistes les plus féroces, les plus habiles du monde. 2% de la population possède 96% des valeurs patrimoniales. Avant chaque votation populaire, les oligarques mobilisent des millions de francs suisses pour inciter le peuple à voter dans le sens qu’ils souhaitent. » [1] Ainsi, ces deux dernières années, les suisses ont voté soi disant librement « contre l’instauration d’un salaire minimum, contre la limitation des salaires les plus élevés, contre la création d’une caisse publique d’assurance maladie, contre une semaine supplémentaire de vacances pour tous, contre l’augmentation de la rente versée aux retraités… La fière Confédération helvétique fournit désormais l’exemple parfait d’une démocratie simulative » [1].
Et elles le sont toutes.
Conclusion
Comment pourrait-on améliorer, corriger le capitalisme ?
« — On ne peut pas humaniser, améliorer, réformer un tel système. Il faut l’abattre, le détruire pour que puisse s’inventer une organisation sociale et économique du monde nouvelle. Aucun des systèmes d’oppression précédent, comme l’esclavage, le colonialisme, la féodalité, n’a pu être réformé. L’oppression ne se réforme pas… il faut que les privilèges et la toute-puissance des capitalistes disparaissent dans les poubelles de l’histoire… les oligarques du capital financier mondialisé est aujourd’hui le véritable gouvernement du monde et il fait obstacle au bonheur de la multitude. Tout être humain est donc investi à son égard du devoir d’insurrection. [Chacun] sait avec certitude ce qu’il ne veut pas. Moi, je ne veux pas vivre sur une planète où toutes les cinq secondes un enfant de moins de 10 ans meurt de faim ou d’une maladie liée à la faim, alors que la Terre pourrait nourrir sans problème le double de l’humanité actuelle…
Personne non plus ne connaît d’avance l’organisation, les institutions inédites et le nouveau contrat social qui naîtront des ruines de l’ordre capitaliste. « Caminante, no hay camino, el camino se hace al andar », écrit le poète Antonio Machado (Homme qui marche, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant) » [1].
Pour le marcheur, il est toutefois plus sécurisant et plus motivant de connaître le chemin à suivre et l’objectif à atteindre. C’est ce que propose La Grande Relève à tous ceux qui se sentent concernés par cette nécessité de changement.