La consommation
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Publication : février 2020
Mise en ligne : 20 septembre 2020
L’environnement planétaire soufre d’une maladie dégénérative qui lui a été transmise par les mauvais traitements infligés par une espèce prédatrice insatiable. Pourtant consciente de sa responsabilité envers cette situation grave, l’humanité tarde à réagir. Les uns sont attachés à leurs prérogatives, les autres sont fascinés par la brillance des acquisitions matérielles des premiers.
Pourtant les urgences s’affolent, l’hémorragie demande l’application immédiate de solutions draconiennes. Abandon de l’utilisation des énergies fossiles productrices de gaz à effet de serre, de dégradations de l’environnement et de la biodiversité, fin des pollutions nuisibles, de l’énergie d’origine nucléaire trop dangereuse et productrice de déchets dont la toxicité est extrême, sournoise et de longue durée, abandon ou réduction drastique de l’agriculture industrielle sous toutes ses formes, protection des forêts originelles et replantation massive, font parties des mesures à appliquer au plus vite. Sinon, inutile de chercher à atteindre la planète Mars, nous aurons réussi à reproduire le même environnement sur la nôtre.
Est-il utile de rappeler que la dégradation de notre milieu de vie se comporte tel un boomerang nous revenant en pleine face ?
Notre espèce, composée d’êtres biologiques, ne va pas échapper au sort qui est réservé à la nature, puisque nous en faisons partie.
à moins de croire aux élucubrations des transhumanistes, soi-disant capables de transformer l’humanité en hommes-machines ou en surhommes bioniques. Les solutions à appliquer ne le sont pas pour seulement faire plaisir aux amoureux de la nature sauvage, des petits oiseaux et des baleines.
Nous sommes dans le bain jusqu’au cou en espérant que le niveau de l’eau ne grimpe pas trop vite et trop haut.
Comme aurait dit Fernand Raynaud : « Y aura-t-il assez d’éponges dans les océans pour qu’elles les empêchent de déborder ? »
Le couple production-consommation
La plupart des problèmes environnementaux sont liés à l’extraction des ressources naturelles, à leur consommation et à l’élimination des déchets.
Dans le système capitaliste, basé sur la fructification du capital investi, l’essentiel est de vendre avec profit et la science est, en grande partie, réquisitionnée au service de cette économie de marché. Or la fonction de vente est liée aux besoins des acheteurs dont la demande génère l’offre. Il faut donc créer le manque chez le consommateur, faire naître chez lui une insatisfaction permanente qui est, en fait, une rareté factice. Et pour y arriver, une des solutions préférées c’est l’innovation. La publicité fait donc la promotion de l’innovation, et la production est la conséquence de cette cuisine économique qui entraînent des prélèvements inconsidérés sur les ressources de la nature, dont les excès sont responsables des méfaits qu’on déplore.
Cependant, un autre facteur important incitatif à la consommation est généralement omis par les économistes orthodoxes.
Il a pour origine le besoin, propre à tous les humains, de se distinguer, d’être reconnu, estimé pour une ou des qualités particulières. Cette distinction va dépendre de critères culturels, émis par la société, qui vont lui servir de références.
Dans l’économie capitaliste, un des critères favoris est la possession du pouvoir matérialisé par l’argent, qui donne accès à la puissance, aux biens matériels et aux loisirs dispendieux. Les hyper-riches ne cachent plus leur argent comme au temps de l’austère bourgeoisie protestante décrite par Max Weber ; ils consomment au contraire de façon outrancière des yachts et des avions privés, des résidences et propriétés immenses, des bijoux et des montres, des voyages exotiques et des loisirs dispendieux, un fatras clinquant de dilapidation somptuaire. Une telle exhibition est synonyme de prestige, de haut rang social, d’élitisme, dont l’effet est amplifié par l’existence d’une hiérarchie sociale.
Thorstein Veblen
C’est Thorstein Veblen (1857-1929), économiste américain d’origine norvégienne, qui le premier montra cette propension chez l’humain à utiliser les valeurs véhiculées par la société pour combler un besoin de distinction née d’une compétition inhérente à la nature humaine. Chacun d’entre nous, dit-il en s’appuyant sur les travaux de Darwin, a une propension à rivaliser avec les autres, et cherche à manifester par tel ou tel trait extérieur une supériorité, une différence, même mince, par rapport aux personnes avec lesquelles il vit. Veblen ne jugeait pas cette particularité humaine d’un point de vue moral, il constatait simplement. « Si l’on met à part l’instinct de conservation, précise-t-il, c’est sans doute dans la tendance à l’émulation qu’il faut voir le plus puissant, le plus constamment actif, le plus infatigable des moteurs de la vie économique proprement dite » [1]. L’idée avait été suggérée par le fondateur de l’économie classique, Adam Smith : dans sa Théorie des sentiments moraux, il relevait que « l’amour de la distinction, si naturel à l’homme (…) suscite et entretient le mouvement perpétuel de l’industrie du genre humain » [2]. Veblen, contrairement à Smith, a systématisé ce principe. Suite à ses propres observations sur le terrain, sa rencontre avec l’ethnologue Franz Boas, et la connaissance des travaux de Marcel Mauss, il constatait que cette forme de rivalité symbolique s’observe dans toutes les sociétés, mais que les règles sociétales peuvent réguler cette tendance tout en garantissant la possibilité d’atteindre prestige et renommée.
Selon lui, à partir du moment où les sociétés humaines ont accepté une différenciation entre une classe oisive et une classe travailleuse, la possession de la richesse est restée le moyen de la différenciation, son objet essentiel n’étant pas de répondre à un besoin matériel, mais d’assurer une “distinction provocante”, autrement dit d’exhiber les signes d’un statut supérieur. Une partie de la production de biens répond aux “fins utiles” et satisfait des besoins concrets de l’existence, et ce niveau de production nécessaire d’après Veblen, est assez aisément atteint. Au delà, le surcroît de production est suscité par le désir d’étaler ses richesses afin de se distinguer d’autrui. Cela nourrit une consommation ostentatoire et un gaspillage généralisé.
L’économie classique est établie pour un univers de contraintes, où les hommes disposeraient d’une production limitée pour des besoins illimités. Dès lors, le problème économique reviendrait à augmenter la production pour accroître l’offre de biens susceptibles de répondre à toujours plus de besoins. Capitalisme et marxisme s’accordent pour dénoncer que la production est insuffisante. Veblen, au contraire, observe que les besoins ne sont pas infinis. Au-delà d’un certain niveau, c’est le jeu social qui les stimule. De même, il ne considère pas que la production est rare, mais pose qu’elle est suffisante. Il renverse ainsi l’analyse : la question qui se pose à l’économie porte plutôt sur les raisons et les règles de la consommation.
Lorsque la compétition et la recherche de l’intérêt personnel se trouvent encouragés, la concurrence pour la dominance exacerbe les démonstrations de force, selon, bien entendu, les critères déterminés par la société concernée. Comme le dit Veblen, dans notre société, le critère favorable pour atteindre la classe sociale supérieure dominante est la démonstration de la possession et de l’étalage de biens de luxe et de loisirs prestigieux, enviés de tous. Ainsi, chaque classe sociale va chercher, au moins, à viser celle située juste au-dessus de la sienne. « L’action économique dans les sociétés capitalistes est régie par la “tendance à l’émulation”, chaque classe se comporte selon le même principe de distinction, c’est-à-dire en cherchant à imiter la couche supérieure, alors qu’elle ne songe guère à se comparer à ses inférieures, ni à celles qui la surpassent de très loin » [1], écrit Veblen. « Dans ce cadre, la distinction sociale passerait par une consommation ostentatoire et [donc] un gaspillage généralisé dès lors que la possession matérielle vise précisément la différenciation entre statuts, plutôt qu’un quelconque “besoin”. Et c’est justement cette “rivalité ostentatoire”, dans sa logique de distinction, qui pousse simultanément le couple production-consommation au-delà du seuil de la nécessité » [1]. Cette imitation se reproduit de bas en haut de l’échelle sociale, si bien que la classe située au sommet définit le modèle culturel général de ce qui est prestigieux, de ce qui en impose aux autres, quel mode de vie la société doit proposer pour générer de la considération.
Que se passe-t-il dans une société très inégalitaire ? Le gaspillage y est énorme, parce que la consommation matérielle effrénée de l’oligarchie, en réponse à la compétition interne, sert d’exemple à toute la société. De plus, dans la société d’aujourd’hui, les lignes de démarcation entre classes sociales étant devenues floues et mouvantes, le style de vie d’en haut se répand sans obstacle et étend son influence jusqu’aux niveaux les plus humbles.
La productivité augmente dans l’industrie, et les moyens d’existence coûtent moins de travail. Les membres actifs de la société pourraient donc en profiter pour se dégager du temps pour d’autres activités bénévoles. Or, au contraire, ils travaillent davantage pour “gagner” plus afin de parvenir à une plus haute dépense visible. La démesure est la règle dans la compétition somptuaire. « Ce qui compte pour l’individu élevé dans le grand monde, explique Veblen, c’est l’estime supérieure de ses pareils, la seule qui fasse honneur. Puisque la classe riche et oisive a tant grandi, …puisqu’il existe un milieu humain suffisant pour y trouver considération, on tend désormais à mettre à la porte du système les éléments inférieurs de la population ; on n’en veut même plus pour spectateurs ; on ne cherche plus à les faire applaudir ni pâlir d’envie » [3].
La théorie de Veblen paraît si évidente aujourd’hui. Observons nos oligarques. Regardons comment les voyages à Perpète-les-oies ou à Pétaouchnock, les propriétés d’îles lointaines, les yachts, les SUV de luxe, les vêtements de marques prestigieuses, les écrans ultraplats, les téléphones télévisions, etc…, déterminent l’image mirifique de notre société d’opulence qui déverse un flot de copies dévaluées jusqu’aux rangs les plus modestes de la société. Mais, à mesure que l’on descend l’échelle de la richesse, la frustration exacerbe le désir insatiable généré par l’exhibitionnisme clinquant des oligarques.
La course à la conso pour l’épate Dans ces conditions, on voit que la mesure pro-environnementale qui consisterait à réduire leur consommation pour les pays riches et à réguler leur croissance pour les pays en développement, ne peut rester qu’un vœu pieux tant qu’il existe un moyen de distinction matérialiste entre une classe sociale et la suivante.
Et plus il existe de strates sociales, plus l’effet est multiplié. Ce phénomène est le même que ce soit entre les individus, les classes sociales ou les nations. On peut dorénavant étendre le processus d’imitation ostentatoire à l’échelle du globe en raison de la mondialisation de certaines normes culturelles, les oligarchies locales ayant tendance à reproduire les habitudes de vie des castes hyper-riches dominantes, celle des États-Unis actuellement. Les sociétés occidentales, malgré l’inégalité qui les caractérise de plus en plus, n’en sont pas moins beaucoup plus riches collectivement que celles des pays du Sud. Ceux-ci sont ainsi dans une course frénétique au développement par imitation cherchant désespérément à réduire l’écart qui pourtant s’agrandit inexorablement.
On peut imaginer le résultat si cette “émulation” est maintenue alors que le niveau de vie actuel des Américains du nord réclame les ressources de six planètes Terre. Sans aucun changement, il devient donc inutile de penser réduire l’impact de l’humanité sur la nature…
« Or, une classe dirigeante prédatrice et cupide, gaspillant ses prébendes, mésusant du pouvoir, fait obstacle au changement de cap qui s’impose urgemment. …Presque toutes les sphères de pouvoir et d’influence sont soumises à ce pseudo réalisme, qui prétend que toute alternative est impossible et que la seule voie imaginable est celle qui conduit à accroître toujours plus la richesse… Cette classe dirigeante méconnaît la puissance explosive de l’injustice, sous-estime la gravité de l’empoisonnement de la biosphère, promeut l’abaissement des libertés publiques. Elle est indifférente à la dégradation des conditions de vie de la majorité des hommes et des femmes, consent à voir dilapider les chances de survie des générations futures…. on ne résoudra pas la crise écologique sans s’attaquer à la crise sociale concomitante » [1].
Le style de vie actuel de la classe dirigeante mondiale représente le facteur essentiel de la dégradation écologique, parce qu’il empêche l’instauration des changements radicaux qu’il faudrait mettre en place pour arrêter l’aggravation de la situation. Comment ?
• Indirectement, par le statut de sa consommation : son modèle tire vers le haut la consommation générale, en poussant les autres à l’imiter.
• Directement, par le contrôle du pouvoir économique et politique qui lui permet de maintenir cette inégalité.
Pour échapper à sa remise en cause, l’oligarchie rabâche l’idéologie dominante selon laquelle la solution à la crise sociale est la croissance de la production qui a, nous le savons, un effet à la fois énorme et nuisible sur l’environnement. Suivant l’OCDE, « les pressions exercées par la consommation sur l’environnement se sont intensifiées au cours de la deuxième moitié du XXème siècle, et durant les vingt prochaines années, elles devraient continuer de s’accentuer » [4]. Parce que les effets en volume de l’augmentation totale de la production et de la consommation ont plus que compensé les gains d’efficience obtenus par unité produite. Pourtant, personne parmi les économistes patentés, les responsables politiques et les médias dominants, ne remet en cause la croissance, devenue telle un tabou religieux, intouchable sous peine d’excommunication.
Que faire ?
Si l’humanité prend au sérieux l’écologie de la planète et veut commencer à restaurer l’environnement, la mesure est assez simple : il faut que l’humanité réduise son impact sur la biosphère. Y parvenir est également, en principe, assez simple : cela consiste à réduire nos prélèvements de minerais, de bois, d’eau, de charbon, de pétrole, d’uranium, d’or, etc., de nos rejets de gaz à effet de serre, de déchets chimiques, de matières radioactives, d’emballages, etc. Ce qui signifie diminuer la consommation matérielle globale et, en conséquence, adopter l’évidence de se diriger vers la “décroissance matérielle”.
On estime que 20 à 30% de la population mondiale consomme 70 à 80 % des ressources tirées chaque année de la biosphère. C’est donc de ces 20 à 30 % que le changement doit venir, c’est-à-dire, pour l’essentiel, des peuples d’Amérique du nord, d’Europe et du Japon.
La solution à mener, devenue indispensable, est une réorientation de la société. L’amorce du virage consiste en ce que la classe sociale supérieure réduise drastiquement son niveau de vie afin que la référence affichée soit plus humble. « Que ceux du haut de l’échelle misent sur la décroissance, et l’effet d’entraînement est assuré... La préservation de la terre passe par plus d’égalité » [1].
Mais serait-ce suffisant ?
— Non, car la classe moyenne des pays riches, la plus nombreuse, par son aspiration à atteindre la classe supérieure, a un impact énorme sur l’environnement. Or, celle-ci n’acceptera pas d’aller dans la direction d’une moindre consommation matérielle si perdure la situation actuelle d’inégalité, si le changement nécessaire n’est pas équitablement adopté.
En poursuivant le raisonnement de Veblen, en accentuant le virage, la solution idéale ne serait-elle pas la disparition des classes sociales ?
Pour y parvenir, inutile de s’en remettre à la caduque lutte des classes, puisque la nécessité écologique nous l’impose dès à présent. Reprendre l’idée d’un revenu universel égalitaire sans contrepartie d’un travail, couplé à la désuétude de toute possession matérielle de parade, produirait un déplacement du besoin de distinction en dehors de la sphère matérielle pour atteindre le comblement d’autres besoins, plus culturels et spirituels.
Recréer le sentiment de solidarité, essentiel pour parvenir à cette réorientation radicale de notre culture et de notre économie, suppose évidemment que les classes sociales disparaissent et soient, par de nouvelles règles économiques et sociales, empêchées de réapparaître.
Nous consommerons moins, la planète ira mieux, et nous serons moins frustrés par le manque de ce que nous n’avons pas.
Poursuivre le virage
La poursuite du virage pour atteindre la bonne direction conduit par mesure de sureté, à l’abandon du critère de réussite fourni par la possession et l’exhibition matérialistes, pour un autre, plus moral, qui va mettre en avant plutôt l’être que l’avoir.
Il s’agit de transformer le souci de la recherche de dominance par celle de la reconnaissance, qui est un autre moyen de distinction, mais qui déroute le jeu social de la compétition individuelle vers celui du don/contre-don, connu déjà par les sociétés ancestrales.
Une civilisation choisissant la réduction de la consommation matérielle verra par ailleurs s’ouvrir d’autres politiques et économies possibles. Elle pourra stimuler les activités humaines socialement utiles et à faible impact écologique. Santé, éducation, transports, habitats, énergie, agriculture sont autant de domaines où les besoins sociaux sont immenses et où l’innovation y est grandement nécessaire.
Plutôt que l’obsession de la production matérielle, il s’agit dès aujourd’hui de renouveler l’économie suivant la recherche de l’équilibre entre abondance frugale et accord environnemental.
C’est en responsabilisant tous les peuples du monde par l’application du communalisme et de la démocratie directe, que peuvent s’envisager les nouvelles règles sociales et économiques qui permettront désormais d’éviter tout dérapage désastreux envers la nature.
Hiérarchie sociale, démocratie représentative, propriétés et capitaux individuels, système bancaire, salariat, etc…, sont à mettre définitivement sur la touche.
[1] Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, éd. Seuil, 2007.
[2] Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, éd. PUF.
[3] Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir, éd. Gallimard.
[4] Une nouvelle stratégie pour l’environnement, https://www.oecd.org, mai 2001.