La “gauche” et le capitalisme aujourd’hui en France
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Publication : février 2015
Mise en ligne : 22 avril 2015
Après l’article de Benjamin intitulé De gauche ou socialiste ? (GR 1142, mai 2013), Guy Evrard tente à nouveau d’éclairer le sujet, en particulier par rapport à la question centrale de la remise en cause du capitalisme.
Nous avons vu dans la première partie que la diversité et les contradictions du peuple de gauche plongent assurément leurs racines dans l’histoire mouvementée de la gauche. Mais de quelle gauche s’agit-il aujourd’hui ? Le temps est venu de la clarification.
Aux propos de Manuel Valls [10] « La gauche peut disparaître et la France peut se défaire tant il y a une succession de crises. (...) Oui, la gauche peut mourir », l’économiste Frédéric Lordon [11] répond avec conviction « La gauche ne peut pas mourir », même si certains en rêvent [12]. Imaginons en effet une tout autre fiction qui renvoie l’extrême-droite et la droite extrême aux rangées qu’occupaient naguère les partisans de l’ancien régime, avant de disparaître, elles aussi, parce que leur présence n’a pas davantage de sens. La frontière entre ce qui reste alors de la droite et la droite de la gauche actuelle s’efface bientôt pour former une seule et même droite libérale, face à une gauche revivifiée.
Évidemment, la montée actuelle de l’extrême-droite partout en Europe ne plaide pas dans le sens de cet espoir et celle-ci peut être tentée de rejouer la partition des années 1930. La responsabilité des médias, complaisants au prétexte de l’équilibre des tendances politiques, serait grande. Mais comment envisager que les peuples européens ne sachent, au dernier moment sans doute, mais avec détermination, rejeter une fois pour toutes aux oubliettes de l’Histoire cette part hideuse de l’humanité ? Il nous faut donc refuser le monde que Georges Orwell [13] projetait pour 1984.
Quelle gauche ?
C’est peut-être un tel défit qui décidera cette nouvelle gauche d’en venir enfin aux fondements que réveille P. Le Hyaric [14], directeur de l’Humanité : « La gauche, c’est une diversité d’opinions, animées des mêmes valeurs, partageant le même idéal d’égalité, de solidarité, de justice. La gauche c’est l’union et le rassemblement du monde du travail et de la création, pas le renforcement de la dictature de la finance ». Ou plus précisément encore Frédéric Lordon [11] : « Ne pas admettre le capital comme une évidence n’ayant même plus à être questionnée. (...) Affirmer une souveraineté anticapitaliste, ce peut être prendre acte, sous le poids de la réalité contemporaine, de la présence du capital, mais pour le désarmer de ses élans d’emprise intégrale. Et ce peut être tout aussi bien songer déjà, non pas seulement à en minimiser le règne, mais à l’abolir ».
Nous y voilà. C’est ce positionnement par rapport à la finance et au capitalisme qui doit devenir le point de ralliement de la gauche. La promesse d’un monde remis à l’endroit, le capital au service du travail, de l’activité créatrice, du progrès, et non l’inverse. C’est-à-dire l’objectif clair d’une socialisation des moyens de production, d’échange, de communication et d’investissement, la juste utilisation des ressources pour une production de richesses répondant aux besoins exprimés démocratiquement par la population. Ce que revendique la GR par la mise en place d’une économie distributive.
Pour en finir avec la dérive libérale de la gauche actuelle de gouvernement, il faut rappeler que le libéralisme politique qu’a soutenu la gauche de Benjamin Constant [15] au 19ème siècle privilégiait la liberté individuelle, alors qu’il s’agit de rechercher en permanence un équilibre entre liberté individuelle et émancipation collective. Rappeler que les idées libérales ont conduit au libéralisme économique qui privilégie l’intérêt particulier à l’intérêt général.
Afin d’éviter toute confusion avec la gauche historique, Jean-Claude Michéa [7] suggère d’abandonner le nom même de gauche. Ce n’est évidemment pas aussi simple, tant notre imaginaire contribue à nos convictions politiques. D’ailleurs, qui empêchera la gauche libérale de continuer d’usurper l’étiquette alors qu’elle rejoint la droite, une droite capable, avec Nicolas Sarkozy, de se référer à Jean Jaurès ! Répétons que pour nous, être de gauche c’est renoncer au capitalisme, au droit d’exploiter les créations collectives au profit d’une minorité et d’asseoir un pouvoir politique sur l’accumulation de richesses, en détournant la démocratie représentative.
Pourtant, « le capitalisme n’est pas la question des questions » [16] pour beaucoup de ceux qui peinent à vivre au jour le jour et qu’un « moindre mal » peut aider momentanément. Ceux-là ne sauraient être laissés au bord du chemin avec la condescendance de « ceux qui savent » par opposition à « ceux qui n’ont toujours pas compris ». Élargir la démocratie et valoriser l’imagination collective constituent alors les meilleurs remparts pour ne pas avoir à affronter ce saut dans l’inconnu que beaucoup redoutent. Voilà l’alternative à « la fin de l’Histoire » [3] : faire avancer l’Histoire ! Il existe déjà bien des cheminements dans cette voie, même si celle-ci demandera des efforts à chacun.
Dépasser le capitalisme
La financiarisation de l’économie et le désastre écologique sont certainement les deux dimensions les plus importantes de la crise du capitalisme, apparues depuis la seconde moitié du 20ème siècle. La lutte contre le pouvoir financier est évidemment un thème politique majeur depuis la popularisation de l’idée d’une “taxe Tobin”, mais qui reste peu accessible au citoyen. En revanche, la crise écologique, qui met plus visiblement l’humanité en péril, mobilise à la fois des philosophes, des acteurs de la communauté scientifique convaincus de l’importance du débat public, ainsi que des militants politiques, traduisant, au sein de la gauche, l’écologie en un argument essentiel de dépassement du capitalisme.
Ainsi, lorsqu’on lit aujourd’hui chez le philosophe Fabrice Flipo [17] « Il n’est pas évident de relier l’écologie à la conception marxiste classique qui estimait que la satisfaction des besoins de tous passait par l’abondance générée par les forces productives. (...) Le mouvement écologiste est une critique de la réalisation de la valeur [et critique du productivisme]. (...) C’est [l’écologie] le grand référentiel à l’intérieur et autour duquel tout le reste va s’articuler », on se souvient d’avoir rappelé dans la GR [18] qu’André Gorz fut le promoteur d’une « écologie émancipatrice ». Gorz écrivait en 1974 [19], alors qu’il subordonnait encore la question environnementale à un changement préalable de la société, « Que voulons-nous ? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme et, par là même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature ? Réforme ou révolution ? », avant d’écrire en 2005 [20] « En partant de la critique du capitalisme, on arrive donc immanquablement à l’écologie politique qui, avec son indispensable théorie critique des besoins, conduit en retour à approfondir et à radicaliser encore la critique du capitalisme ».
Une voie plus récente, celle des “communs”, se popularise en trouvant son inspiration dans les pratiques féodales du Moyen Âge. Les biens banaux (biens communaux) sont alors gérés en commun par les occupants du domaine seigneurial, jusque vers le 15ème siècle, avant que les “enclosures”, d’abord en Angleterre, mettent fin peu à peu notamment aux droits de pâturage des terrains communaux, souvent au prétexte que ces derniers sont sur-pâturés et s’appauvrissent. C’est en réalité le début du renforcement de la propriété privée. Aujourd’hui, en réaction à l’appropriation générale des richesses par une petite oligarchie, des mouvements s’élèvent, partout dans le monde, animés par cette même exigence d’un retour au droit d’usage en commun « des ressources naturelles, des espaces et des services publics, des connaissances et des réseaux de communication »...
Le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval [21] analysent comment ce retour au principe du commun dans de multiples aspects des activités humaines constitue une stratégie révolutionnaire pour le 21ème siècle : « il [le principe du commun] noue la lutte anticapitaliste et l’écologie politique (...) contre les nouvelles formes d’appropriation privée et étatique ; il articule les luttes pratiques aux recherches sur le gouvernement collectif des ressources naturelles ou informationnelles ; il désigne des formes démocratiques nouvelles qui ambitionnent de prendre la relève de la représentation politique et du monopole des partis ». Une stratégie qui vise bien à faire obstacle à l’offensive sans précédent du néolibéralisme, qui a neutralisé les formes d’opposition traditionnelles. Christian Laval [22] précise : « Une politique de gauche vise au dépassement du capitalisme. Elle ne peut plus emprunter les voies anciennes qui ont fait faillite. La prise du pouvoir d’État ne suffira pas à changer les rapports sociaux et les manières de vivre et de travailler. Je ne veux pas dire que la politique visant la direction et la transformation de l’État est vaine, je ne veux pas dire que le regroupement des forces du peuple n’est pas une nécessité pour une victoire de ce genre. Je veux dire que la bureaucratie d’État n’est pas la solution, qu’elle ne permet pas de surmonter la division de classes, qu’elle la reconduit et souvent de la pire des manières. La révolution en marche dans le monde a commencé à frayer des chemins inédits. Cette révolution en marche est celle du commun. C’est ce principe politique de l’autogouvernement que l’on voit aujourd’hui à l’œuvre dans le mouvement des places, chez les Indignés, mais aussi dans ces myriades d’initiatives qui posent d’emblée la question de l’organisation démocratique de l’activité et de la production. Nous ne pouvons plus séparer les moyens de la prise du pouvoir et l’objectif d’une réelle démocratie. C’est aujourd’hui que l’après-capitalisme s’invente et s’apprend. Une politique de gauche, c’est une politique qui vise à changer la politique elle-même, à faire que, dans tous les domaines et à tous les niveaux, la pratique démocratique l’emporte sur le pouvoir du capital et la domination de la hiérarchie ».
Dans son dernier ouvrage, l’Américain Jeremy Rifkin [23], économiste et spécialiste de prospective, développe, autour du commun, l’idée que la troisième révolution industrielle (la révolution informationnelle et « l’internet des objets », avec notamment l’imprimante 3D) conduira à une abondance de biens, en concurrence avec le capitalisme, qui sera mis en difficulté. Fondée ici sur le consumérisme et bien loin de la démarche politique précédente, on imagine aisément que le capitalisme saura exploiter cette conception comme il le fait aujourd’hui du développement durable. L’économiste Jean Gadrey [24] n’hésite pas à qualifier la vision de Rifkin « d’imposture intellectuelle ».
Le début d’une nouvelle histoire
Bien d’autres auteurs refusent la résignation et travaillent à un renouveau de la pensée et des stratégies de gauche. La GR continuera de s’en faire l’écho. La gauche dont nous avons retracé l’histoire, celle qui a accompagné le développement du capitalisme après la Révolution française, avance désormais au grand jour, à rebours des valeurs sur lesquelles elle prétend s’appuyer dans le peuple. Nous l’avons dit, pour nous, la gauche doit se définir fondamentalement à l’avenir sur le projet d’un rejet définitif du capitalisme. Son émergence comme nouvelle force politique de gouvernement impliquera les femmes et les hommes du « peuple de gauche » qui partageront ce projet mais qui restent aujourd’hui minoritaires. Elle ne deviendra possible qu’en sortant du quasi bipartisme de la 5ème République, gardien du libéralisme. Elle devra s’épanouir dans un élargissement révolutionnaire de la démocratie, d’abord dans la nation en redonnant à l’État la mission d’assurer l’intérêt général et non pas celle de favoriser le déploiement des intérêts marchands. Alors seulement sa vocation à l’internationalisme cessera de se confondre avec la mondialisation capitaliste.
[10] Déclaration de Manuel Valls devant et à l’issue du conseil national du Parti socialiste, le 14 juin 2014. Citée dans réf. 11 et 12.
[11] Frédéric Lordon, La gauche ne peut pas mourir, dans Le Monde diplomatique, n° 726, septembre 2014, pp. 1 et 18-19.
[12] Alain Vermeersch, Gauche : une fin rêvée, dans La revue du projet, revue politique mensuelle du PCF, n° 40, octobre 2014, pp. 44-45.
[13] Georges Orwell, 1984, éd. Gallimard 1950, col. folio 2013.
[14] Discours de Patrick Le Hyaric à la fête de l’Humanité 2014, cité dans réf. 12.
[15] Benjamin Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, discours prononcé à l’Athénée royal de Paris, 1819 : http://www.panarchy.org/constant/liberte.1819.html
[16] Olivier Geburher, La voie de l’espérance à gauche, tribune libre dans l’Humanité des débats, 12 au 14 septembre 2014, p. 18.
[17] Fabrice Flipo, L’écologisme est le futur grand intégrateur, entretien réalisé par Nicolas Dutent, dans l’Humanité, 31 octobre et 1-2 novembre 2014, pp. 16-17.
[18] Guy Evrard, Ecologie et capitalisme inconciliable, GR n°1112, août-septembre 2010, pp. 9-12.
[19] André Gorz, Leur écologie et la nôtre, dans Le Monde diplomatique, n°673, avril 2010, p.28. Reprise d’un texte paru en avril 1974 dans le mensuel Le Sauvage et publié en 1975 aux éditions Galilée, sous le nom de Michel Bosquet, en introduction du recueil Ecologie et politique.
[20] André Gorz, Ecologica, éd. Galilée, Paris, 2008.
[21] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun - Essai sur la révolution au XXème siècle, éd. La Découverte, 2014.
Voir aussi :
- Pierre Dardot et Christian Laval, Il est temps de libérer l’imagination pour construire l’alternative, entretien réalisé par Pierre Chaillan, dans l’Humanité, 11 au 13avril 2014.
- Pierre Sauvêtre, Le commun contre l’État néolibéral, La vie des idées, le 21 novembre 2014. http://www.laviedesidees.fr/Le-commun-contre-l-Etat-neoliberal.html
[22] Christian Laval, dans Quel sens cela a-t-il d’être de gauche aujourd’hui ? table ronde et entretiens réalisés par Anna Musso, l’Humanité des débats, 12 au 14 septembre 2014.
[23] Jeremy Rifkin, La nouvelle société du coût marginal zéro - L’internet des objets. L’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme, éd. LLL (Les liens qui libèrent), 2014.
Voir aussi :
- On l’appelait capitalisme, propos recueillis par Olivier Pascal-Moussellard, Télérama, n° 3375,17 septembre 2014.
- Interview de Jeremy Rifkin, Le partage 2.0 : les nouveaux consommateurs, Arte Future, le mardi 14 octobre 2014. http://future.arte.tv/fr/les-modes-de-consommation-seraient-ils-en-train-de-changer#article-anchor-21646
[24] Jean Gadrey, L’internet des objets et la société des Barbapapa, blog dans Alternatives économiques, le 28 septembre 2014. http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2014/09/28/jeremy-rifkin-l%e2%80%99internet-des-objets-et-la-societe-des-barbapapa/