La reconnaissance
Publication : mars 2016
Mise en ligne : 4 juin 2016
Dans L’engagement (GR 1171, page 9) j’évoquais la gradation des besoins selon la pyramide dite de Maslow, dans laquelle chaque palier doit connaître une part d’assouvissement pour que le suivant soit abordé dans le but d’y trouver une gratification. Les besoins d’appartenance et d’amour et ceux de l’estime de soi se situent après la satisfaction des besoins basiques de subsistance (l’Avoir), et ils conditionnent l’étape suivante, l’accomplissement de soi (l’Être). Le besoin de reconnaissance [1] se situe donc à un niveau clé : celui qui marque le passage d’une préoccupation matérialiste, qui est celle à laquelle une société capitaliste se limite, à l’espace de la réalisation des êtres, ce qu’une société distributive se donne pour objectif [1].
C’est dans La lutte pour la reconnaissance, que le successeur de Jürgen Habermas à la direction de l’Institut de recherche sociale de l’université de Francfort, Axel Honneth, remet en lumière et commente la thèse de Friedrich Hegel qui dans Système de la vie éthique présuppose « l’existence d’obligations intersubjectives comme une condition quasi naturelle de tout processus de socialisation humaine… basée à la fois sur un développement des liens communautaires et un accroissement de la liberté individuelle […] Hegel explicite ainsi l’idée que toute coexistence humaine présuppose un rapport élémentaire d’acquiescement mutuel entre sujets sans lequel aucune forme de communauté n’aurait jamais pu apparaître » [2]. Honneth y adjoint le travail, réalisé un siècle plus tard, d’Herbert Mead et montre combien ils révolutionnent les rapports entre la société et l’individu, par le rôle prédominant de la reconnaissance à laquelle ils attribuent trois catégories interdépendantes : amour, droit, estime.
Halte aux préceptes saugrenus
Insistons sur le fait que ces thèses s’appuient sur les progrès des sciences sociales. Or elles sont à l’opposé de celles sur lesquelles s’étaye le capitalisme, et notamment sur le présupposé affirmé par Machiavel pour qui les hommes sont mauvais par nature : « Le changement de philosophie sociale a pris naissance dans la république florentine avec Nicolas Machiavel pour qui l’homme se présente comme un être égocentrique, uniquement préoccupé de son propre intérêt. D’où un état permanent de rivalité et d’hostilité entre les sujets afin de maintenir et étendre la puissance de la collectivité. Ainsi les hommes seraient constamment unis par une relation de méfiance et de craintes mutuelles, exploitée au profit du pouvoir en place, seul garant de la pondération des intérêts de chacun » [2] ; et sur celui de Hobbes qui considérait que l’homme est « un loup pour l’homme » et que la société est en état permanent de « guerre de tous contre tous ».
« Les cent vingt années qui séparent Thomas Hobbes de Machiavel ont suffi à donner à cette conviction ontologique fondamentale la forme mûrie d’une hypothèse scientifique » [2]. Il est désolant de constater combien l’opinion générale demeure endoctrinée par ces thèses erronées que l’on retrouve dans les discours prononcés depuis des siècles par les pouvoirs gouvernementaux et religieux en recherche de maintien de leurs prérogatives et repris par tous les médias à leur solde.
Du précieux déjà vu
La « quête de reconnaissance » [3], (plutôt que « lutte » selon A. Honneth), occupe une place prépondérante dans la formation et la cohésion des sociétés, et ceci depuis les sociétés ancestrales, comme le montre Marcel Mauss [4].
Hegel explique autrement la nature des relations obligatoires des individus entre eux, au sein de la société. Au lieu de les considérer comme des conflits permanents, il propose un incessant flux de formation entre les individus, qui autorise leur autonomie : « Le projet de Hegel consiste à fonder une société réconciliée conçue comme une communauté réalisant l’intégration éthique de citoyens libres. Cela signifie que la vie publique doit être considérée comme une possibilité offerte à tous les individus d’accomplir leur liberté » [2]. Cette société devra posséder, sur le plan politique et pratique, des institutions permettant de garantir ces libertés. Hegel trouvera une réponse satisfaisante en réinterprétant la théorie de la reconnaissance de Fichte [5], en s’inspirant du Discours sur l’origine de l’inégalité de J.J. Rousseau et en donnant un sens nouveau au concept hobbésien de « lutte ».
« Les relations éthiques d’une société représentent pour [Hegel] l’expression d’une intersubjectivité pratique dans laquelle le lien de complémentarité, et donc de nécessaire solidarité des sujets opposés entre eux, se trouve garanti par un mouvement de reconnaissance mutuelle. » [1] C’est grâce à ce mouvement permanent que s’élabore progressivement la prise de conscience en constante évolution de soi et de sa place au sein de la communauté.
L’amour toujours
La première marque de reconnaissance attendue par tout individu consiste à recevoir de l’amour. « La relation d’amour constitue une condition nécessaire de tout développement ultérieur de l’identité du sujet et lui procure une dose indispensable de confiance en soi » [2]. L’acquisition de l’autonomie et de la volonté de participer à la vie publique passe par le sentiment d’être accepté et accueilli favorablement au sein de la communauté. « Quand il est sûr de l’amour maternel, l’enfant acquiert une confiance en lui-même qui lui permet de rester seul sans inquiétude. Cette acquisition de l’autonomie donne à l’individu la confiance en soi sans laquelle il ne peut participer de façon autonome à la vie publique. » [2]
Le droit
La seconde marque de reconnaissance autant attendue par chacun se rapporte au sentiment de justice. Le bénéfice de droits individuels prouve à chacun sa possibilité d’exprimer des besoins socialement admis, et d’exercer des activités légitimes ainsi reconnues par ses concitoyens. Ces droits interviennent dans la formation du respect de soi. « Le respect de soi est à la relation juridique ce que la confiance en soi est à l’amour » [2]. C’est dans la première moitié du vingtième siècle qu’il fut progressivement admis que tous les membres de la société devaient avoir, à égalité, le droit de participer à la volonté démocratique. Or, ce droit politique de participation reste fictif si chacun ne peut bénéficier de moyens économiques qui permettent de le garantir et de l’exercer. D’où l’adoption dans les pays occidentaux du modèle de « l’État-Providence ».
C’est ce qui nous permet de saisir toute la gravité des conséquences matérielles et psychologiques de la remise en question de ce modèle. L’institutionnalisation de la précarité, par une caste de proclamés “experts”, détruit à la fois la sécurité économique et la démocratie.
Ce que nous soutenons, en proposant l’économie distributive, revient justement à lutter contre cette tendance désastreuse. Il faut revendiquer l’instauration d’une démocratie directe en la garantissant par la distribution du revenu universel et la généralisation du contrat civique, cet engagement réciproque entre l’individu et la société.
Si l’amour apporte la confiance en soi et permet l’acquisition de l’autonomie, le passage à l’âge adulte consiste pour chacun, dans une société moderne, à reconnaître l’autonomie des autres, à les considérer comme détenteurs de droits, à prendre conscience de l’existence d’un « autrui généralisé » et du fait que chacun a droit au titre de « personne juridique ».
Vivre dans une société sans droits individuels serait n’avoir aucune chance d’acquérir le respect de soi-même : « Avoir des droits, cela nous permet de « garder la tête haute », de regarder les autres dans les yeux et de nous sentir fondamentalement l’égal de tous. Se considérer comme détenteur de droits, c’est développer un sentiment de fierté légitime, c’est avoir ce minimum de respect pour soi-même sans lequel on ne serait pas digne de l’amour et de l’estime d’autrui… ce qu’on appelle la « dignité humaine » n’est peut-être rien d’autre que la capacité reconnue de revendiquer un droit » [6].
Pour Hegel, « Le droit est la relation de la personne dans son comportement avec l’autre, la relation qui reconnait. » [2]
Et c’est Mead qui propose de parler d’une relation de reconnaissance réciproque : « c’est cette identité capable de se maintenir dans la communauté, qui est reconnue dans cette communauté pour autant qu’elle reconnaît les autres. » [2]
L’estime
« Les sujets humains n’ont pas seulement besoin de faire l’expérience d’un attachement d’ordre affectif et d’une reconnaissance juridique, ils doivent aussi jouir d’une estime sociale qui leur permet de se rapporter positivement à leurs qualités et à leurs capacités concrètes » [2]. La quête de l’estime, de la reconnaissance par la communauté de la valeur de ses qualités et capacités propres et leur signification sociale au regard du système de valeurs de la société, va amener l’individu à s’assurer de son originalité et de l’unicité de sa contribution à l’organisation de la vie sociale. Certes, le travail, ou plus précisément l’activité sociale, représente une démarche importante pour chacun dans la quête de la reconnaissance et de l’estime de soi, mais elle n’est pas suffisante dans une société constituée de personnes réellement autonomes. Les préoccupations familiale, politique et sociale ne peuvent être disqualifiées par rapport à la considération attribuée au travail, comme il est fréquent dans notre société libérale au risque d’engendrer des troubles individuels qui nuisent à l’équilibre de la société.
L’estime se rapporte à une échelle de valeurs préalablement définie par la communauté. C’est ainsi que, par exemples, les notions de « prestige » et de « considération », désignent le degré de reconnaissance sociale que le sujet s’attire par la manière particulière dont il parvient à faire coïncider son expression personnelle et la concrétisation des fins abstraitement définies de la société.
Cependant, cette échelle de valeurs a une conséquence néfaste en matière de justice et de véritable démocratie. Le système hiérarchique de nos sociétés actuelles conduit à la lutte pour le “pouvoir”, ce pouvoir dont l’utilisation et le maniement peuvent être explosifs.
Car il ne s’agit pas de confondre, comme disait Henri Laborit [7], l’information spécialisée et l’information généralisée. La première est liée au domaine professionnel et à la division des fonctions, elle établit des hiérarchies en accord avec les compétences et les capacités, elle ne peut qu’être contenue dans l’espace productif des biens et des services. La seconde est liée au domaine social, elle est destinée au citoyen afin qu’il puisse, en toute connaissance, exercer son rôle en tant que détenteur de droits, au même titre que chacun des autres. C’est pourquoi une hiérarchie de valeurs, concrétisée par des inégalités de rémunérations, n’a pas sa place dans le domaine social. Confondre les fonctions professionnelles et les statuts sociaux revient à perpétrer une société de dominants et de dominés, dans laquelle les soumis chercheront inlassablement à conquérir un faux pouvoir, celui de consommer.
Si on veut sortir de cette civilisation productiviste, destructrice des hommes et de l’environnement, et dans laquelle le pouvoir est aux mains de ploutocrates, il faut absolument séparer fonction professionnelle et rôle de citoyen. La première mesure à prendre consiste donc à libérer l’activité de toute idée de “salaire” à “gagner”, par l’assurance d’un revenu universel distribué à chaque citoyen pour le libérer, pour assurer l’égalité économique qui est garante d’une vraie démocratie.
Reconnaissance et consommation
En résumé, suivant A. Honneth, 1. l’expérience de l’amour donne accès à la confiance en soi, à l’autonomie ; 2. l’expérience de la reconnaissance juridique garantit à la fois le respect de soi et la conscience d’autrui, concrétisée dans un rôle de citoyen ; et 3. l’expérience de la solidarité, de la coopération, aboutit à l’estime de soi, à la prise de conscience de ses qualités et capacités pour aborder et conquérir la réalisation de soi.
Suivant la pyramide de Maslow, la reconnaissance aura rempli son rôle lorsque l’individu pourra aborder sereinement la réalisation de soi. Incluse dans le mouvement de réciprocité entre l’individu et la société, cette reconnaissance ouvre des possibilités individuelles et sociales de progrès dans la connaissance et dans la conscience, et une idée du bonheur autre que matérielle.
Maintenir l’argent, c’est-à-dire l’accès à la consommation, comme moyen d’expression de la reconnaissance, revient, pour Jürgen Habermas, à empêcher tout individu de s’émanciper des seuls besoins primaires relatifs à l’avoir. Et pour Georges Sorel la seule considération de l’intérêt individuel constitue un obstacle fondamental à la connaissance des mobiles moraux qui motivent les hommes dans leurs relations. Et comme l’expriment Brennan et Pettit, la réputation d’une personne n’aurait aucun sens si l’estime « n’avait d’autre valeur pour nous que de nous procurer des biens de consommation » [8] !
La réalisation de soi
Prendre conscience de soi, nous dit Hegel, nécessite l’existence d’au moins un autre que soi pour savoir quelles réactions notre comportement suscite chez ce partenaire. C’est ainsi que progressivement, grâce aux multiples relations sociales, « les trois formes de reconnaissance de l’amour, du droit et de l’estime sociale, créent ensemble les conditions sociales dans lesquelles les sujets humains peuvent parvenir à une attitude positive envers eux-mêmes ; car c’est seulement quand elle a acquis dans l’expérience successive de ces trois formes de reconnaissance un fonds suffisant de confiance en soi, de respect de soi et d’estime de soi, c’est alors seulement qu’une personne est en mesure de se comprendre pleinement comme un être à la fois autonome et individualisé, de s’identifier à ses fins et à ses désirs. » [2] Les éléments sont dès lors réunis pour aborder dans les meilleures conditions la réalisation de soi. Encore faut-il que le système social accorde à chacun la possibilité de choisir sa voie dans le cadre des droits que la communauté, par son pouvoir législatif, a démocratiquement définis. Ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui dans nos sociétés, même occidentales, où règne un capitalisme qui, en maintenant le monde au niveau primaire des besoins matériels, est castrateur en matière de développement de soi.
PS (post-scriptum ou parti socialiste ?)
Je voudrais revenir sur la petite phrase que Manuel Valls a prononcée lors de la cérémonie d’hommage aux victimes pour le premier anniversaire de l’attentat à l’Hyper Casher de Vincennes : « Essayer de comprendre, c’est déjà un peu excuser », car cette phrase est la négation de toutes les recherches et découvertes en sciences humaines. Est-ce parce que ces recherches aboutissent à la remise en cause de l’esprit du capitalisme que les privilégiés de ce système tentent de les discréditer ou les nier ?
Quand on sait combien les trois formes de reconnaissance conditionnent l’équilibre et la formation de la personne humaine, on comprend quels méfaits peuvent procurer, au cours de cette formation, toute entrave à leur réalisation. À ce propos, Axel Honneth expose ainsi les fruits de ses recherches : « si une telle forme d’approbation sociale (la reconnaissance) lui (l’individu) fait défaut à un degré quelconque de son développement, il s’ouvre dans sa personnalité une sorte de brèche psychique dans laquelle s’introduisent des émotions négatives comme la honte ou la colère… l’expérience du mépris des exigences de reconnaissance constitue une atteinte qui menace de ruiner l’identité de la personne toute entière et comporte la possibilité que le sujet concerné prenne clairement conscience de la discrimination juridique et de l’injustice qui lui sont faites, et y trouve un motif de résistance politique et de révolte sociale… L’individu ne parvient à se libérer de la tension affective provoquée en lui par des expériences humiliantes qu’en retrouvant une possibilité d’activité…
Pour que l’expérience du mépris devienne le motif déterminant d’actes de militantisme, il faut qu’elle puisse s’articuler sur un mouvement social déjà constitué… Lorsque ces attitudes d’attente normatives sont déçues par la société, cela provoque précisément le type d’expériences morales qui donnent à l’individu le sentiment d’être méprisé… De tels sentiments d’injustice peuvent conduire à des actions collectives dans la mesure où un nombre important de sujets les perçoit comme typiques d’une situation sociale. »
« Quand il parvient à surmonter cet état d’impuissance (abaissement, humiliation) en s’engageant dans une résistance collective, l’individu découvre une forme d’expression par laquelle il peut se convaincre indirectement de sa propre valeur morale ou sociale… La non-reconnaissance vécue comme une offense [favorise] l’engagement individuel dans la lutte politique [qui] accordera [à l’individu] une considération sociale aux capacités dont il fait actuellement preuve et lui rend ainsi une partie du respect de soi qu’il avait perdu. »
Où donc M. Valls et consorts voient-ils dans ce constat sociologique, issu d’études de nombreux cas divers et variés, une argumentation qui voudrait excuser l’acte criminel ? Ces travaux scientifiques n’ont comme objectif que de faire progresser nos connaissances sur le sujet humain et d’amener la communauté à prendre des dispositions pour que ces atrocités ne se reproduisent plus. On ne peut qu’inviter ces messieurs du gouvernement à méditer sur de telles avancées des sciences sociales, au lieu d’utiliser cyniquement les affects de la population provoqués par la barbarie pour obéir à leur addiction de publicité électoraliste.
F. C.
[1] Notons au passage que dans ce besoin de reconnaissance, Hegel inclut même celui d’appartenance et d’amour, comme évoqué plus loin.
[2] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, éd Gallimard, collection Folio essais.
[3] Sous la direction d’Alain Caillé,La quête de reconnaissance, éd. La Découverte.
[4] Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, 1925, et éd. PUF, 2007.
[5] Johann Gottlieb Fichte, Fondement du droit naturel selon les principes de la Doctrine de la science, (1796-1797),traduction A. Renaut, Paris, PUF, 1984.
[6] Joel Feinberg, Rights, Justice and the Bounds of Liberty. Essays in Social Philosophy, Princeton Legacy Library.
[7] Henri Laborit, La nouvelle grille, éd. Robert Laffond.
[8] Brennan et Pettit, L’économie de l’estime, Oxford University Press, 2004.