La sortie du labyrinthe

Réflexions
par  R. POQUET
Mise en ligne : 14 janvier 2007

Trop préoccupés par leur réélection et par la prise du pouvoir politique par le groupe auquel ils appartiennent, nos gouvernants, anciens et nouveaux confondus, ont quasiment évité tout débat de fond pouvant troubler l’ordre établi ou la bonne conscience de chaque citoyen. Campagne électorale sinistre, émaillée, à ma connaissance, d’une seule situation comique lors d’un débat télévisé : le sympathique Nicolas Hulot annonçant à Messieurs Fabius et Douste-Blazy, faussement éberlués, qu’au rythme actuel de sa destruction, la forêt amazonienne aurait vécu dans cinquante ans ; comme quoi, on peut être un aventurier de haute volée et ne pas comprendre que, cette année, en France, la priorité des priorités c’est la sécurité et non les ouistitis de la forêt amazonienne.

Ces élections passées, les mesures prises par le nouveau gouvernement devraient logiquement aller dans le sens d’un allègement des charges de l’État afin de libérer l’économie de multiples contraintes, ce qui lui permettra de se redynamiser et, par là même, de recréer de l’emploi ... (air connu). Signalons au passage que les budgets des États européens représentent près de 50% de leurs revenus nationaux respectifs - ce qui n’est pas rien, il faut en convenir. Alors ? Plus d’État ? Moins d’État ? Quel que soit le regard que l’on porte sur l’État-providence, il faut bien admettre - et l’Histoire le prouve - que son intervention est incontournable et, mieux même, qu’elle est compatible avec les performances de l’économie. Souvenons-nous des récentes décisions de G.W.Bush, suite aux événements du 11 septembre, d’apporter un plan de soutien à l’économie de 51 milliards de dollars, d’augmenter de 13 semaines les allocations perçues par les chômeurs en fin de droits, de réduire un certain nombre de taxes sur les entreprises et d’augmenter de 70% en dix ans les subventions aux agriculteurs, ce qui porte leur total à plus de 200 milliards d’euros ... Situation étonnante qui pourrait se résumer ainsi : proclamons haut et fort notre refus de l’État mais ne perdons aucune occasion de bénéficier de la protection de l’État. Pourquoi ne pas admettre une fois pour toutes qu’un développement économique conséquent peut s’accommoder d’une présence forte de l’État ? que nous avons tendance à diaboliser son action alors qu’elle est indispensable ? que si nous nous élevons contre les excès d’un capitalisme triomphant nous ne sommes pas forcément pour le goulag ?

Soyons lucides. Le modèle distributif auquel nous nous référons suppose, qu’on le veuille ou non, la présence d’un État-chef d’orchestre géré démocratiquement. Écrire ces lignes au moment où les privatisations vont bon train peut ressembler à de la provocation. Elles feraient sans doute sourire le distingué et sympathique économiste Dominique Plihon, président du conseil scientifique d’Attac, qui écrit dans son dernier ouvrage [1] : « Sans les milliards de dollars drainés par les marchés financiers, l’effort d’investissement dans les NTIC [2] déployé par les entreprises américaines n’aurait pas été possible ». Je me permettrais de faire remarquer à l’auteur de ces lignes qu’en temps de guerre l’État américain a prouvé qu’il était capable d’accomplir tous les exploits et de favoriser toutes les innovations : pourquoi tel ou tel État ne le pourrait-il pas en temps de paix ? Pour prendre un exemple plus concret, qui a conçu et géré notre exemplaire TGV ? Le service public ou le service privé ? Bien évidemment le service public. N’est-ce pas cette même société du service public qui, en moins d’une année, va parvenir à résorber les frais considérables de la mise en service du TGV Paris-Marseille et à équilibrer les comptes financiers ? Il est aisé de toujours brandir l’épouvantail de l’État soviétique ou celui de petits États qui ont tenté une expérience similaire, tels Cuba ou l’Albanie, alors qu’au départ leurs économies étaient encore balbutiantes et leur conception du pouvoir anti-démocratique. Et si tout cela n’était qu’un faux problème ? Et si, victimes de la religion marchande et de l’économisme, nous refusions de nous en libérer, même inconsciemment ? Car « le capitalisme n’est pas inévitable : il ne durera pas pour l’éternité. On peut créer d’autres systèmes meilleurs. Il faut se mettre à la tâche » [3]. Cette libération pourrait reposer sur les attendus suivants :

1. Adopter une monnaie de consommation qui s’annule à l’achat (donc non thésaurisable et non spéculative) et qui supprime ainsi les notions de profit et de rentabilité. L’échange retrouve son caractère économique premier qui consiste à faire passer la production des biens et des services à la consommation.

2. Opérer la rupture du lien qui lie l’emploi et le revenu afin d’être en mesure d’allouer un revenu à chacun et de répartir l’emploi entre tous les citoyens actifs, seule condition à la suppression totale de la misère et du chômage. Les modalités d’application de ces deux mesures sont d’ordre technique et relèvent du politique.

3. Développer harmonieusement les diverses productions en gérant attentivement les ressources en matières premières et en énergies et en préservant les équilibres nutritionnels et écologiques. Cette gestion est possible par une Europe composée d’États ayant une réelle force productive et distributive, et gérée par des instances réellement démocratiques.

4. Remplacer les notions de profit et de rentabilité par d’autres valeurs, plus conformes au développement harmonieux de la personne humaine. Se souvenir que le profit est une création historique et qu’être riche doit prendre un sens autre que celui que nous lui attribuons actuellement, que ce qui pourrait combler les attentes « n’est pas de l’ordre de l’achat, mais de l’action, du projet, de la construction de soi, et que les seules richesses inépuisables et qui se multiplient de par leur diffusion, c’est le commerce des idées et du savoir, la passion de la connaissance, les œuvres de l’imagination, les arts de vivre et les arts tout court, richesses pour la plupart hors de prix » [4].

État, es-tu là ? Oui, mais géré et contrôlé par des instances démocratiques et par de multiples contre-pouvoirs. Car les valeurs que nous venons d’énumérer seront toujours battues en brêche par une organisation économique et financière qui glorifie l’objet et voue un culte de plus en plus éhonté à l’argent et à son accumulation. La réflexion de Raymond Aron est plus que jamais d’actualité : « Que l’on ait jugé jadis le marché conforme à la nature, qu’on y ait vu le résultat de lois dites naturelles, il ne s’agit là que d’une péripétie de l’histoire des idées [...] caractéristique d’une époque et promise à un inéluctable vieillissement » [5]. Quel parti de feu la gauche plurielle entendra les propositions que nous venons d’énoncer et consentira à les étudier ? Tous les prétextes seront bons pour les rejeter : crainte de courir une aventure incertaine, crainte de représailles de certains États sous la coupe des milieux financiers, crainte de déplaire à un électorat en stagnation sinon en régression, crainte de passer d’une société du temps contraint à une société du temps libéré ...« Le labyrinthe est la patrie de celui qui hésite » proclamait Walter Benjamin.

Prenons garde que ce labyrinthe ne débouche, à brève échéance, sur les excès de la rue.


[1Dominique Plihon, Le nouveau capitalisme, Coll. Dominos-Flammarion.p.53, 2001.

NDLR. Ce livre a été analysé dans GR 1018, p.2.

[2NTIC = Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication.

[3Emmanuel Wallenstein, Paroles prononcées dans le film de Raoul Pech “Le profit et rien d’autre“ (2000) (Diffusé par ARTE en 2001).

[4Pascal Bruckner, Misère de la prospérité, (Ed. Grasset).

[5Raymond Aron, Qu’est ce que le libéralisme ? Commentaire. n° 84. (rapporté par Bruckner, op.cité. p.139).


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