Du ballon … captifs ?

Éditorial
par  M.-L. DUBOIN
Mise en ligne : 14 janvier 2007

Au cours des quatre campagnes électorales qui viennent de se succéder en France, aucun débat n’a eu lieu sur les problèmes les plus graves de notre époque : les candidats n’ont pas voulu en parler. Ils attendent que nos compatriotes réagissent, mais c’est alors violemment, quand les conséquences de ces problèmes escamotés viennent à les effleurer. Si la gauche, plurielle, avait donné jadis l’espoir de s’opposer à la logique néolibérale pour faire passer les Droits de l’Homme avant ceux des marchés, on n’en parle plus. Et ceux qui refusent la dictature de la finance en disant leur opposition à la marchandisation libérale du monde risquent maintenant d’être désignés comme terroristes ! [*]

Mais comme la logique libérale développe l’égoïsme, les Français ne sont pas les seuls à se ficher de l’avenir du monde. La réunion des Nations unies contre la faim, tenue à Rome entre les deux tours des Législatives, vient encore de mettre en évidence la portée du choix libéral, mais presque personne ne s’en est soucié, alors que les conséquences s’annoncent catastrophiques. Cette légèreté, pour ne pas dire cette inhumanité, prend des proportions tellement choquantes qu’elle devrait pourtant ouvrir les yeux.

Il se trouve en effet que deux grands évènements internationaux se sont produits au même moment : à Rome, le Sommet mondial de l’alimentation, en Corée et au Japon, la Coupe du monde de football.

Le premier devait réunir sous l’égide des Nations unies, les chefs d’État et de gouvernement des 180 pays que regroupe la FAO [1]. Or un seul des chefs d’états des 29 pays de l’OCDE [2] (les plus riches du monde, dont la France) avait fait le voyage pour être à Rome du 10 au 13 juin… alors qu’une soixantaine de pays en développement envoyaient des délégations au plus haut niveau. Ce qui a fait dire au directeur général de la FAO : « C’est un indicateur de la priorité politique accordée par les pays riches au drame de la faim ». Et pourtant, un constat s’est imposé à ce Sommet : depuis le précédent (qui avait eu lieu en 1996) la situation a empiré dans de nombreuses régions du monde : 800 millions de personnes souffrent de la faim et 2 milliards d’autres, de carences alimentaires. Et cela non pas parce que la nourriture manque, mais parce que ces déshérités n’ont pas les moyens de l’acheter.

Le second évènement, lui, était couvert par l’ensemble des médias : la compétition de foot qui a focalisé au même moment l’attention de tous, a coûté, rien qu’en publicité et en retransmissions, de quoi nourir longtemps les affamés des temps dits modernes. Ce choix d’affectation des richesses est insoutenable. Et pourtant, il n’a choqué presque personne !

Le comble, c’est que le second de ces deux “sommets” a été considéré comme tellement plus important que le premier, que la réunion de la FAO a été écourtée de deux heures pour permettre à la délégation italienne de suivre la rencontre de foot entre l’Italie et le Mexique ! Et on prête au Premier ministre britannique l’intention de faire de même : retarder le début du sommet européen de Séville pour le match Angleterre-Brésil !

“Du pain et des jeux” demandaient au Forum les Romains de la décadence. En demandant du foot l’humanité du XXIème siècle ne prouve-t-elle pas qu’elle est en pleine décadence ?

Chacun prend son plaisir où il le trouve. Regarder un match de foot à la télé ne fait de mal à personne. Se priver de regarder les matches n’aurait rien changé au problème de la faim des plus démunis. Etc… Soit. Il ne s’agit pas de faire de la morale mais d’expliquer qu’en acceptant de se laisser captiver (c’est le mot qui convient) par le ballon rond, non seulement on encourage la débauche publicitaire qui l’entoure, mais on fait un choix, souvent inconscient, celui de se désintéresser de la situation des plus démunis et de refuser de comprendre que la logique économique qui en est la cause aura d’autres effets. Après quoi, faute d’avoir pris le temps de s’informer et de réfléchir, le public croit béatement, et même répète, tous les boniments qui courent sur le sujet, par exemple celui selon lequel les laboratoires quand ils investissent dans des recherches sur les OGM le font avec pour objectif, louable, celui de vaincre la faim dans le monde de demain.

Et on vote, on décide de l’avenir, sans avoir la moindre idée des conséquences de ce choix…

 

Revenons au difficile et crucial problème de l’alimentation. L’utilisation à des fins capitalistes, dans l’agriculture, des progrès technologiques du XXème siècle (ce que nous appelons la grande relève de l’homme par la science) a mené à l’abondance de la production en même temps qu’à l’élimination ou la ruine de la majorité des agriculteurs, dans le monde entier. Dans les pays riches, l’investissement s’est concentré sur quelques exploitations, devenues de gigantesques entreprises industrielles, tandis que fondait le nombre d’exploitants et que l’augmentation de la production, qui n’a jamais cessé, a faisait baisser les cours mondiaux. De sorte que le taux de profit y est devenu si faible, pour les agriculteurs, qu’ils n’ont pas d’autre issue (capitaliste) que d’élargir leur marché vers l’extérieur ; et pour qu’ils puissent exporter à ces prix bas, les États (E-U, UE) sont amenés à les subventionner, les aidant ainsi à aller prendre le marché, chez eux, aux paysans des pays pauvres, beaucoup moins productifs. Ce qu’annonçait Jacques Duboin dès les années 1930 paraît maintenant au grand jour : Le Monde des 9-10 juin titrait “Championne de l’hyperproductivité… l’agriculture américaine lutte pour sa survie” tandis que Marcel Mazoyer [3], de l’INA, constate que ce qui résulte de la libération des échanges « c’est que ceux qui ont faim sont, pour les trois quarts, des petits paysans extrêmement pauvres ».

Or la FAO a été créée en 1945 pour assurer “l’accès de tous à la nourriture nécessaire à une vie active et saine”. Elle organise ses Sommets mondiaux afin que les chefs d’états se rencontrent afin de prendre ensemble la responsabilité de la politique alimentaire du monde et faire le bilan du résultat de leurs précédentes décisions. Le Sommet mondial de Rome, après avoir constaté que la FAO avait failli à sa mission, se devait donc de remettre en question l’idéologie suivie pour arriver à ce résultat, et de chercher comment lui en substituer une autre, au moins pour l’alimentation.

Les agriculteurs sont les premiers à se plaindre qu’en économie capitaliste libérale, la production ne nourrit plus son homme. Mais leur réaction à ce constat a déjà eu de très lourdes conséquences et elle nous concerne tous, même ceux qui préfèrent de pas le voir : d’abord, pour beaucoup de paysans des pays pauvres, elle a été de se convertir à la culture de la drogue, dont le marché clandestin est beaucoup plus prospère que celui des vivres. Et maintenant ce sont les investisseurs qui abandonnent aussi le secteur de l’agro-alimentaire parce qu’il a cessé d’être rentable : ils vont orienter leurs capitaux, comme le leur recommande l’association américaine des producteurs de maïs, vers des cultures dites “à forte valeur ajoutée”, c’est-à-dire les plantes pharmaceutiques [4].

Où cultivera-t-on demain de la nourriture saine, accessibles à tous ? Et qui s’en chargera ? Il est grand temps de réagir, si la volonté, toujours affirmée, d’assurer la sécurité alimentaire, ce qui est pour l’homme le droit de vivre, existe bien.

 La voie de l’indépendance alimentaire

Admettons que l’abandon de l’idéologie libérale soit encore impossible à envisager pour l’ensemble de l’économie. Il reste une voie de salut, que la situation de l’agriculture dans le monde oblige à explorer : elle consiste à séparer de l’économie générale, restant telle qu’elle est, l’économie de l’agriculture, devenant distributive.

Bien sûr, ceci implique l’institution pour l’agriculture d’une monnaie spéciale, indépendante des autres, non échangeable, réservée exclusivement aux achats de consommation alimentaire. Mais c’est cette libération des pressions financières qui peut permettre à la FAO de remplir sa mission. C’est cette séparation de l’économie agricole par rapport à l’économie générale qui peut, seule, libérer les peuples sous-alimentés de l’obligation qui leur est faite, dans l’économie actuelle, de produire pour l’exportation, à des conditions commerciales où ils sont perdants. C’est cette indépendance qui peut rendre à ces peuples leur droit légitime de produire leur propre alimentation selon leur propres critères, en un mot, leur “souveraineté alimentaire”.

Les Sommets mondiaux pour l’alimentation auraient alors autre chose à faire que reconnaître leur impuissance en regardant le foot :

Le principe est simple : la quantité de monnaie alimentaire à renouveler chaque année (par l’intermédiaire d’une nouvelle “Banque mondiale” ayant de nouveaux “droits de tirages spéciaux”, mais ceux-ci au service de la faim), sa distribution aux populations du monde, et le cours des denrées alimentaires doivent être fixés en fonction des besoins humains. Aux Sommets de débattre alors des modalités d’application, de prendre les décisions politiques nécessaires pour que des terres et des moyens soient accessibles à ceux qui s’engagent à produire des denrées alimentaires saines et, si besoin, d’organiser des échanges internationaux équitables, vivres contre vivres, mais non plus vivres contre argent. Pour remplir enfin sa mission la FAO aurait alors un atout de taille car le simple fait que la monnaie d’alimentation ne soit pas convertible écarterait automatiquement toute possibilité de la détourner, par exemple par des gouvernements malhonnêtes.

Et si “l’accès de tous à la nourriture nécessaire à une vie active et saine” n’est pas le souci majeur de nos populations parce qu’elles sont encore épargnées, ne voient-elles pas que à quel point cette assurance modifierait les problèmes qui les péoccupent, dont ceux liés à l’immigration ?


[*Dernière minute : Une information publiée par Le Monde, ce 22 juin, confirme cette crainte : à l’initiative du gouvernement espagnol, il existe en Europe une volonté de discrimination des contestataires, ce qui constitue une dégradation des droits de l’homme que soulignent les défenseurs des libertés civiles.

Un expert des questions de sécurité dit que les groupes de travail de Bruxelles, profitant des évènements du 11/9 « ont en ligne de mire les mouvements antiglobalisation ».

[1FAO = Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.

[2OCDE = Organisation pour la coopération et le développement économique.

[3Une de ses récentes conférences était rapportée dans GR 1020, p.7.

[4Lire ci-après “Offensives pharmaceutiques”.


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