Le trader
par
Publication : juillet 2018
Mise en ligne : 5 janvier 2019
Quels que soient ses soucis personnels, c’est quotidiennement qu’un trader décide tout seul, sans avoir le temps de réfléchir, selon ses propres critères et sans contrôle, de placer dans le monde des millions et des millions de dollars, d’euros, de yens, etc.
Le résultat ? — GUY GOURÉVITCH laisse au lecteur le soin de réfléchir aux conséquences de cette façon d’orienter l’économie :
Il faisait froid. Pas un froid glacial, non on ne peut pas dire, mais tout de même, de ceux qui vous pénètrent à travers un manteau épais. Un froid humide, venteux, insidieux. Il tentait de se réchauffer en marchant vite, d’autant plus qu’il était en retard. Les marchés ouvraient dans une demi-heure, et il devait être là, infiniment concentré, attentif à la moindre information, à la moindre fluctuation.
Dès l’ouverture, coup de semonce brutal, les robots proposent des transactions, des positions, des stratégies. Il doit choisir. Décider. Vite et bien. Toujours plus vite, mais toujours bien.
Investir, déboucler, parier à terme, à la hausse, à la baisse. Vite. Bien. À chaque clic de souris, des milliers, souvent des millions de dollars entrent en jeu, d’euros, de yens, virtuels, presque imaginaires, sur les bases de données et les serveurs.
Ne jamais perdre de vue les objectifs de performance ; les bonus en dépendent, ils peuvent être gros, très gros.
La lumière est dure. Celle des néons, mais plus prégnante encore, celle des écrans : trois pour lui, les places boursières, le portefeuille, les tendances et les robots. Ils sont quarante-cinq dans cette salle de marchés, chacun devant trois écrans. Pour deux yeux.
Le bruit, aussi. Une vraie ruche de portables, de fixes, de négociations, de conversations qui n’en finissent plus, d’argumentaires, souvent les mêmes.
En partant ce matin, elle lui avait dit qu’il devait être surmené, qu’il ne la faisait plus jouir. Il faudra y penser, se dit-il, comme à l’anniversaire de sa mère qu’il avait piteusement oublié.
Il y avait des jours comme ça, des nuits souvent, où il aurait voulu geler le temps, juste le temps d’un café, d’une respiration, d’un souvenir, d’une caresse.
Il la vit en un éclair : une position à prendre, là, maintenant, à cinq milliards. Il dépassait ses plafonds autorisés de simple trader, il n’était pas senior, encore moins associé. Tant pis, il prend. Trop tentant, trop d’adrénaline.
La peur au ventre, soudain, la peur de réussir un coup magistral, un extra-bonus. Trop tard, l’ordre était parti. À l’autre bout du monde, sur les réseaux en fibre, à la vitesse de la lumière. Irrattrapable. Le robot lui indiqua un signal rouge : risque grave et plafond dépassé. Pas la peine de me le dire, algorithme à la con, je le sais.
Cinq heures. Les marchés allaient s’arrêter. Il sentit qu’il fallait déboucler cette position dangereuse. Il donna l’ordre presque sans regarder les paramètres.
Il eut de la chance, pour cette fois. Les taux sous-jacents avaient monté d’un demi-point. Cela suffisait pour engranger trente-cinq millions de plus-value. Personne ne lui dit rien, sauf son senior-associé qui lui lança bien plus tard, en partant, un simple mais chaleureux : « bravo mon vieux ».
En sortant du building, il fut saisi à nouveau par le froid, mais il traversa la rue d’une démarche assurée, mesurée. Il n’avait pas besoin de se réchauffer.
Il eut envie de leur offrir un petit cadeau, à elle et à sa mère.
Histoire de se faire pardonner.