Le rapport Borloo, avancée ou faux espoir ?

Actualité
par  M. BERGER
Publication : juillet 2018
Mise en ligne : 3 janvier 2019

Voila près d’un siècle que « la France est malade de son éveloppement urbain » constate Michel Berger, qui nous fait profiter de sa longie expérience d’architecte-urbaniste pour mieux comprendre un problème majeur, aux aspects multiples, et dont il met en lumière les causes profondes… mais que les « décideurs » n’affrontent pas.

La délicatesse n’est pas la qualité majeure d’Emmanuel Macron. Son accueil du rapport Borloo sur les quartiers de banlieue en témoigne. Travail de plusieurs mois, confié à l’un des hommes politiques le plus à même d’en parler, réalisé avec l’aide d’une série d’intervenants compétents à divers titres, commandé officiellement par le gouvernement, impulsé de toute évidence par le Président de la République, il a été accueilli par ce dernier avec une grossière désinvolture. Que signifie cette allusion publique aux « mâles blancs » (l’auteur et le commanditaire) qui n’auraient d’après lui, ni l’un, ni l’autre, aucune légitimité (ce dont il aurait d’ailleurs pu s’apercevoir avant)  ?

 Au-delà du malaise provoqué par son mauvais accueil de la part du gouvernement, que dire de ce rapport ?

Est-ce parce que ce sont des hommes ou parce qu’ils sont blancs ? On peut tout imaginer  !
Si l’on savait au départ que ce travail serait inutile, pourquoi le demander  ? Et bien sûr le financer, car il est évident qu’il a eu un coût pour le contribuable.
Mais au-delà du malaise provoqué par son mauvais accueil de la part du gouvernement, que dire de ce rapport ?
La critique d’Emmanuel Macron de ne s’ajouter qu’à une multitude d’autres, endormis sur les étagères des ministères, n’est pas dépourvue de vérité. La France est malade de son développement urbain depuis le milieu du siècle précédent, voire depuis plus longtemps encore si on prend en compte les conséquences de la première guerre mondiale, de la dépopulation rurale consécutive à la mécanisation de l’agriculture et à de multiples étapes de migration.
Tous les gouvernements s’en sont préoccupés et on ne compte plus les rapports, les comptes-rendus de travaux de commissions, les procédures destinées à résorber les problèmes. Ceci à coup d’interventions publiques souvent coûteuses, aux succès mitigés, rarement définitifs.
On en est donc toujours au même point, et les actions prônées par M. Borloo, apparemment judicieuses, ont pour beaucoup déjà été tentées, et les problèmes des “quartiers” difficiles n’ont jamais été résolus.

Le rapport Borloo commence par une affirmation virile qui donnerait d’ailleurs raison à Emmanuel Macron : « L’heure n’est plus aux rapports d’experts, l’heure est à l’action… » Suit une explication péremptoire : « Les causes sont connues : des grands ensembles impossibles construits sous l’influence de la charte d’Athènes, enfermés sur eux-mêmes et enclavés ». Explication aussitôt complétée dans la phrase suivante  : « Construits rapidement, tous sur le même modèle, pour résorber la crise du logement, ils ont en outre accueilli une immigration de travail transformée en immigration familiale, sans que les moyens d’accueil et d’intégration n’aient été au rendez-vous. Dans le même temps, les usines en proximité, qui avaient justifié leur venue, fermaient  ; la pauvreté concentrée ; le chômage de masse ; des familles parfois monoparentales  ; une jeunesse déracinée qui peine à faire sa place… »
En quelques lignes, qui se contredisent, le texte résume le dilemme  : la ville est-elle seulement la juxtaposition d’une série de constructions ou d’objets matériels qu’il conviendrait d’organiser au mieux : des rues, des immeubles des équipements des espaces publics  ? Ou bien, d’une manière plus abstraite, la figuration dans l’espace du fonctionnement de la société ?
Dans le premier cas, c’est l’œuvre des urbanistes, et dans le second, la responsabilité des hommes politiques.
Certes, cette distinction est un peu artificielle, mais l’étymologie des deux termes, urbanisme et politique, peut nous aider à la comprendre. Ils ont la même origine  : la “ville”, “urbs” en latin et “polis” en grec. Le monde romain est celui des techniques et des formes, alors que le grec est celui des mythes, de l’organisation sociale, de la philosophie.

 Il est tentant d’imaginer que des mesures financières alliées à des aménagements physiques pourraient résoudre les problèmes

L’une des deux démarches prime-t-elle sur l’autre ? J’en suis, pour ma part, persuadé. La ville, telle qu’elle s’est rénovée, reconstruite ou étendue au cours des cinquante dernières années, est souvent ressentie comme l’œuvre des urbanistes, et les dysfonctionnements, notamment ceux des banlieues et des quartiers, leur sont le plus souvent imputés. Sans leur dénier une part de responsabilités, j’ai la conviction qu’ils se sont débattus au milieu d’impératifs sociaux et politiques sur lesquelles ils étaient sans prise. Comme il est dans la nature des créateurs de revendiquer la responsabilité de leurs œuvres, ils se sont rarement dérobés à leur responsabilité. Tout au plus ont-ils tenté de mettre en avant des défauts d’usage et d’entretien, sans percevoir que les difficultés de la ville dont on les accuse sont dues à une multitude de faits extérieurs qui n’ont rien à voir avec les choix formels qu’ils revendiquent.
Comme, en plus, il est reconnu que les dépenses publiques de fonctionnement urbain de toute nature profitent davantage aux quartiers riches qu’aux pauvres, il est tentant d’imaginer que des mesures financières alliées à des aménagements physiques pourraient résoudre les problème. On est donc intervenu pendant des années avec des programmes successifs, des mesures fiscales, des investissements multiples, des expédients de toute nature, qui n’ont fait au mieux que s’attaquer aux effets et non aux causes.

 On multipliait les effets d’annonce, les financements complexes, les interventions d’experts, surtout en période électorale

À l’origine, les quartiers “défavorisés” ont représenté, au moment de leur construction, une amélioration sensible des conditions de vie pour toute une population qui vivait alors dans des logements vétustes. On sortait de la période des deux grandes guerres et des destructions massives qu’elles engendrèrent. Les immeubles qui avaient résisté souffraient depuis trente ans d’une totale absence d’entretien, et le confort des logements anciens était souvent précaire.
À cette époque, les campagnes se sont vidées, les activités industrielles étaient en plein essor, la croissance urbaine que l’on a connue alors fut difficile à assumer. L’État ne s’est pas dérobé pour autant, et des structures collectives ont été mises en place, notamment grâce à l’économie mixte sous l’égide de la Caisse des Dépôts et Consignations. Les premières réalisations ont été considérées comme de remarquables succès. On avait substitué, à l’habitat dégradé et sans confort des vieux centres villes, des logements lumineux, équipés en sanitaires inconnus à l’époque, et construits au milieu d’espaces verts généreux.
La charte d’Athènes, Borloo a raison, régnait alors sans grande contestation dans l’esprit des opérateurs. On s’était satisfait de cette vision fonctionnelle et hygiéniste de la ville et les idées avaient peu évolué depuis son élaboration, une vingtaine d’année plus tôt. Il fallait aussi construire vite et économiquement, d’où la pratique du “chemin de grue” traduite en barres d’immeubles composées de “cellules” toutes identiques, parfois répétées d’une ville à l’autre.
Il a fallu peu d’années pour que cette identité monotone des modes d’habitat, imposée à une population défavorisée, incapable de se loger autrement, dérive en incivilités permanentes, devenues les seuls moyens d’expression.

Les politiques de la ville ont tenté, dès les années 70, de remédier à ces dégradations. Il y aurait beaucoup à dire sur les effets désastreux d’une politique de l’habitat social, censée réparer les inégalités croissantes. On multipliait les effets d’annonce, les financements complexes, les interventions d’experts, surtout en période électorale.
L’ère giscardienne a vu naître un “plan banlieue” lorsque le Président s’est rendu compte que la majorité des électeurs vivaient désormais en banlieue.
Sous Mitterrand, certains mirent leur espoir dans l’opération “banlieue 89”. On monta de grandes opérations sur les villes moyennes, en tentant de rendre cohérentes des actions à la fois sur les centres anciens, déjà en voie de dégradation, et sur les quartiers périphériques. Les “plans de référence” étaient censés assurer la complémentarité entre les différents lieux de la ville.
Plus récemment, la création de l’Agence Nationale de Rénovation Urbaine (ANRU) a prolongé ces politiques avec un peu plus de succès.
Le rapport Borloo a raison de le souligner, les quartiers qui ont bénéficié des programmes de démolition-reconstruction ont vu s’améliorer nettement la satisfaction de leurs habitants. Mais cette satisfaction sera-t-elle durable ? On peut s’interroger au vu des nombreux espoirs déçus.

 Les politiques publiques sont malheureusement plus souvent orientées sur le visible, même si de nombreuses études montrent que l’essentiel des difficultés provient de la pauvreté endémique

En fait, la plupart des actions portaient sur la matérialité des constructions. On repeignait les façades, on renforçait les portes palières, on créait des balcons pour tenter d’humaniser et de différencier les logements. On avait inventé pour cela le programme “PALULOS” : on implantait des équipements complémentaires, écoles, lieux culturels, terrains de sport, on s’intéressait aux dessertes en transport en commun. Devant la difficulté d’éradiquer le chômage des jeunes, on a essayé de créer des zones franches pour attirer des entreprises nouvelles. La création d’emplois nouveaux devenait le leitmotiv, la condition essentielle d’une vie meilleure pour une population accablée par l’absence de perspective.
Toutes ces actions engagées par les gouvernements successifs, avec une persévérance obstinée dans les bonnes intentions, ont parfois donné des effets positifs, mais ils ont été rarement durables.

Pour l’heure, dans les quartiers périphériques, la vie quotidienne des habitants offre une vision contrastée. La violence, les incivilités s’y déploient, semble-t-il, de plus en plus, alors que le dynamisme d’une partie de la population, diversifiée dans ses coutumes et ses origines, se concrétise sous de multiples formes souvent originales : création de start-up, développement d’une véritable culture périphérique, manifestations ludiques favorisées par la multiplicité des communautés. Avec une crainte : que tout ce qui réussit ait vocation à se délocaliser dans des endroits moins défavorisés, laissant la place libre à la partie la plus décevante de la population, celle de la violence, du communautarisme et de la délinquance.

 On lit une société dans ses formes urbaines

Le rapport Borloo préconise 19 actions, souvent exprimées sous forme d’objectifs dont la plupart sont orientées sur la population et les équipements, en visant tout particulièrement la jeunesse, l’enseignement, la culture, le sport, l’adaptation au monde moderne grâce au développement du numérique.
Ces objectifs tranchent un peu avec les multiples actions orientées, auparavant et pour l’essentiel, sur des améliorations matérielles des immeubles et des espaces publics. La majorité porte sur une amélioration des conditions de vie, beaucoup sur l’enfance, l’éducation, la culture et le sport. Mais seront-elles suffisantes pour une population dont les conditions de vie sont dégradées par la pauvreté, le chômage, la délinquance omniprésente, l’absence de perspective d’avenir ? Dans ces situations souvent très difficiles, la dégradation du cadre de vie ne pèse pas très lourd face aux difficultés de survie quotidienne.
Pour les habitants, ce qui est visible au regard d’un observateur extérieur compte peu en face de tout ce qui lui échappe. Les politiques publiques sont malheureusement plus souvent orientées sur le visible, même si de nombreuses études montrent que l’essentiel des difficultés provient de la pauvreté endémique, du chômage, de l‘absence d’équipements publics, de possibilités de transport, de la proportion de familles monoparentales, de l’insécurité.
Quoi que l’on fasse, la ville reflète la société, et “polis” précède toujours “urbs”. Une incursion vers le monde de l’archéologie peut nous en convaincre. Car tout ce que nous connaissons des sociétés antiques provient le plus souvent des traces laissées par les villes. On lit une société dans ses formes urbaines, et les sociétés de notre temps n’y échappent pas.
Améliorer le cadre de vie des pauvres dans un monde où l’essentiel des décisions est entre les mains des riches, comme on l’a tenté depuis une quarantaine d’années, est probablement assez vain. Ce ne sont pas les efforts qui ont manqué, et cependant, comme le constate avec une certaine naïveté Emmanuel Macron à propos des aides sociales, les résultats se font toujours attendre. Et il en est de même pour la politique de la ville : « On a dépensé un argent dingue et pourtant les pauvres sont toujours aussi pauvres », et j’ajouterai : les quartiers en difficultés sont toujours aussi mal lotis.

On peut craindre que les propositions du rapport Borloo suivent le même chemin. Quelques améliorations ponctuelles, positives pendant un temps, avec en revanche une permanence des problèmes, voire leur extension au fil du temps.
Les quartiers dits “en difficulté” ne sont pas les seuls dans nos villes à poser des problèmes. Les centres-villes frappés d’inanition, les entrées défigurées par les grandes enseignes commerciales, les zones pavillonnaires inaccessibles, dévoreuses d’espaces et de terres agricoles, les extensions périphériques balafrées par des infrastructures routières, procurent à nos villes modernes une image négative qui devrait mobiliser toutes les énergies.

 Ce désastre ne fait que traduire l’essoufflement d’une société régie par le mythe de la consommation, de la croissance et de l’argent.

Mais ce désastre ne fait que traduire l’essoufflement d’une société régie par le mythe de la consommation, de la croissance et de l’argent.
On commence à mesurer, même dans un pays comme la France, jusqu’à présent idéalement tempéré, à l’abri des grandes catastrophes naturelles, que notre monde, dominé par le capitalisme, se détruit à vive allure. Après nous le déluge… mais le mois de mai 2018 nous rappelle à bon escient qu’il est peut-être déjà là… “Urbs” n’est pas en cause, c’est sur “polis” qu’il faut agir. Nous ne faisons que le répéter dans La Grande Relève. Mais la démocratie s’essouffle entre les mains des médias, le communautarisme gagne du terrain un peu partout, comme s’il était possible que quelques hommes conservent la vie sur terre au détriment de tous les autres.

Certes, tout n’est peut-être pas perdu, et de-ci, de-là, émergent des pratiques nouvelles, des prises de conscience encore improbables il y a quelques années. Les inégalités, même croissantes, sont de moins en moins bien acceptées. Il ne s’agit pas seulement des inégalités de patrimoine ou de revenus, mais aussi de l’incapacité pour la partie la plus démunie de la population d’agir sur son propre sort. L’habitat social en est un des marqueurs : il est attribué et non choisi. Les plus aisés ont le choix de la localisation, de la superficie, de la forme et de la décoration de leurs logements, choix refusés aux captifs des logements sociaux. Pour eux, toutes ces libertés n’existent pas, contraints qu’ils sont par l’organisme constructeur, les municipalités, les commissions d’attribution.
Pour les demandeurs d’emplois, habiter dans des quartiers en difficulté constitue un handicap sérieux, car leurs adresses trahissent leur appartenance à une classe sociale défavorisée dont l’image est en général négative dans l’esprit des employeurs. Pour lutter contre ces discriminations, éviter ou limiter la ségrégation entre classes sociales, on a tenté de juxtaposer des opérations d’habitat social et des programmes de logements libres, sans plafond de revenu. Mais cela n’a jamais marché, tant la ségrégation entre classes sociales est inscrite dans le fonctionnement de notre société. On a tout juste réussi à multiplier les copropriétés, souvent devenues ingérables en raison de l’incapacité pour beaucoup de copropriétaires pauvres de financer les charges d’entretien.

Sans changement de notre système social et économique, il est impossible d’espérer une solution définitive aux problèmes des banlieues, et de la ville en général.
Faut-il renoncer pour autant à toute tentative ? Même si les propositions du rapport Borloo ont été déjà partiellement essayées au cours des précédentes décennies, il n’est pas interdit de poursuivre certaines expériences, utiles à condition d’y mettre des moyens suffisants et de ne pas en espérer l’impossible. Les orientations choisies sont assez cohérentes : viser en premier lieu la scolarité des enfants, la culture, le sport, la vie des associations, l’adaptation au numérique. D’autres actions sont plus incantatoires, comme « la qualité urbaine pour tous » ou « la mobilité, un droit et une nécessité » ou encore « tout passe par l’entreprise et l’emploi », ce que l’on répète à satiété depuis que le problème existe, mais sans être jamais parvenu à résorber le chômage.
L’erreur serait donc de croire que le programme Borloo permettra un grand pas en avant. Il peut cependant constituer, sur certains points, une modeste avancée. Il ne faut pas en attendre plus que ce qu’il peut donner.

La ville ne sera rénovée dans toutes ses composantes que si nous parvenons à imposer une société nouvelle fondée sur la sobriété, la coopération de tous, et le refus d’une croissance matérielle illimitée. Que les discriminations s’effacent et que chacun trouve sa place avec la certitude de conserver toute sa vie un moyen d’existence convenable. Matériellement, car c’est indispensable, mais aussi dans l’épanouissement personnel de chacun grâce à la culture, la connaissance et le souci du bien commun. On en est encore loin.


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