Les nouveaux défis bloqués par la financiarisation de la recherche

Biologie :
par  J. GUESPIN
Publication : janvier 2001
Mise en ligne : 14 janvier 2009

Pour une construction citoyenne du monde, tel était le titre de la rencontre Internationale qui s’est tenue les 30 novembre, 1 et 2 décembre, dans la Grande Halle de La Villette, à Paris, pour faire le point un an après Seattle. Plus de mille personnes, venues tant du Brésil où se prépare le contre-forum économique de Porto Allegre, que de Russie, de Pologne, de l’Inde, de la Chine et d’Europe, s’exprimèrent et discutèrent dans une remarquable ouverture d’esprit, les organisations invitantes allant d’Actuel Marx à Témoignage chrétien, en passant par Attac et la Ligue de l’Enseignement. Nous avons particulièrement remarqué l’intervention d’une biologiste, Janine Guespin, qui a bien voulu faire part de ses réflexions à nos lecteurs. En voici l’essentiel :

La biologie actuelle est devenue synonyme pour beaucoup d’entre vous de “mauvais coups” ou de dangers qui ont noms : projet de brevetage du vivant, clonage humain ou OGM. Il n’est pas dans mon propos de discuter ces questions qui ne sont pas simples, mais de tenter de discerner ce qui se passe en amont.

Si certains en tirent argument pour rejeter la science, beaucoup considèrent qu’il s’agit d’un détournement de la science pour et par le Profit. L’image que les scientifiques eux-mêmes ont longtemps cherché à cultiver est celle d’une science “pure”, qui va son train de science, et d’une société qui en détourne éventuellement les fruits. Les deux attitudes ont ceci en commun qu’on ne remet pas en question le fonctionnement de “La Science”. Qu’on la condamne ou qu’on l’absolve, on ne sort pas de la croyance en une science qui se construit selon des impératifs et une dynamique qui lui sont propres.

En ce qui concerne la biologie, on peut à mon avis distinguer trois périodes dans l’histoire récente. Jusqu’à la fin des années 70, la recherche fondamentale se pensait souvent dans une “tour d’ivoire”, et j’ai entendu des collègues dire que si on leur montrait que ce qu’ils font comme recherche est “utile”, ils changeraient de sujet.

Avec le début de la biologie moléculaire et le développement des biotechnologies, les chercheurs ont été incités à s’intéresser aux conséquences appliquées de leurs travaux (on disait alors “retombées”). Les préoccupations des industriels ont commencé à être prises en compte, mais de façon d’abord marginale ; les contrats représentaient disons 20% du budget d’une équipe au fonctionnement bien équilibré.

Puis le poids des considérations appliquées s’est accru progressivement, et de façon souvent insidieuse, essentiellement par le biais d’une pression budgétaire. On a obligé les équipes de recherche à s’appuyer de plus en plus sur des contrats industriels, pour compenser l’insuffisance grandissante du budget public. Pour ce faire, des appels d’offre publics ont été lancés auxquels on n’avait le droit de postuler que si on pouvait faire état de la participation d’industriels dans le projet. Les contrats “européens” (attribués par la CEE sur les fonds communautaires…), ont été particulièrement efficaces à cet effet car ils ont représenté une manne de plus en plus importante vu la pénurie de moyens. En 2000… il faut une recherche immédiatement applicable, de préférence par la création de “start up”, ces petites entreprises de haute technologie qui servent de banc d’essai aux grandes firmes pharmaceutiques ou biotechnologiques. Le prétexte était initialement que la science fondamentale devait rester du domaine des États, mais maintenant, pour faire accepter une recherche dans le cadre des grands organismes publics français, les “gens de bon conseil” vous murmurent : « vous savez bien que les experts sont très sensibles à la possibilité de créer une start up ! »

Un détail très significatif me semble être l’évolution parallèle des programmes de biologie des lycées et collèges. En 1965 l’enseignement de cette discipline devait servir à sensibiliser les élèves à une démarche scientifique et expérimentale. En 1985, … le programme « définit des éléments d’une culture ouverte sur la biologie humaine, et les préoccupations individuelles, familiales sociales et économiques ». En 1996, une réforme des programmes de collège les fait évoluer dans le sens d’une biologie utilitaire, à visée environnement, santé et citoyenneté. Il s’agit d’une politique cohérente.

Tout ceci pourtant ne semble pas empêcher la Science d’avancer, du séquençage du génome humain, présenté comme l’aventure intellectuelle majeure de ce siècle, au clonage de Dolly. Et l’opinion publique sollicitée par les quêtes télévisées et les images juxtaposées d’enfants malades et de paillasses uniformément ornées de “pipetman”, pratique allègrement l’amalgame entre recherche biologique, fabrication de nouveaux médicaments par les multinationales pharmaceutique, et santé… (et je ne mentionne pas ici le problème du brevetage du vivant qui échappe en grande partie au débat public). Tout ceci masque, y compris pour de nombreux biologistes, le fait que la science a été empêchée, par les biais que j’ai exposés ci-dessus, mais aussi par l’entremise des grandes revues scientifiques, d’ailleurs essentiellement américaines en biologie, d’explorer une nouvelle voie pour affronter de nouveaux défis (…).

Le succès de la biologie depuis près d’un siècle et demi a résidé dans une approche réductionniste, consistant à analyser le vivant en ses “parties” de plus en plus petites. Cette démarche a culminé, depuis un trentaine d’années avec la biologie moléculaire, l’étude de l’ADN, constituant le génome et de ses propriétés. C’est ce qui a forgé le paradigme du “tout génétique”, selon lequel l’ADN porterait la totalité du “programme” qui détermine un être vivant. Ce paradigme a été extrêmement fécond, comme tout le monde le sait, et a permis de très réelles découvertes qui ont bel et bien eu des applications médicales et pharmaceutiques importantes. Il s’est accompagné, du fait même de la démarche analytique qui lui a donné naissance, d’une stratégie médicale liée à la recherche de La Cause (de préférence unique) de la maladie, contre laquelle on allait utiliser Le Médicament. L’augmentation considérable de la durée de vie est là pour attester de la fécondité de cette démarche. Mais comme tout paradigme, cette démarche a accumulé ses “anomalies”. Les antibiotiques par exemple, ont généré des germes résistants que l’on trouve de plus en plus dans les hôpitaux, bien que la recherche et l’amélioration de ce type de médicament reste une stratégie prioritaire.

Du point de vue purement scientifique, il est devenu clair pour certains que la démarche analytique est arrivée au bout de ce qu’elle pouvait apporter, et qu’il est temps de reconstruire, de “remonter”, de synthétiser, pour comprendre vraiment comment le vivant fonctionne. Il est vrai qu’il s’agit d’une tâche difficile, car la synthèse est tout sauf une addition des éléments. Comprendre le fonctionnement des éléments, dans le cadre de la complexité des interrelations des parties du vivant, nécessite des instruments conceptuels nouveaux Ces instruments commencent à exister, grâce notamment aux mathématiques modernes et aux ordinateurs. Un nouveau paradigme qui met en avant les notions d’intégration et de complexité est devenu possible depuis déjà un certain temps. Des noms prestigieux sont attachés en biologie à cette démarche, à commencer par les prix Nobel M. Gell-Mann et I.Prigogine.

Et pourtant cette révolution ne se produit pas, les instances dirigeantes de la recherche (ou des revues scientifiques) en refusent la nécessité, ses promoteurs n’ont pas la possibilité (financière et éditoriale) de poursuivre normalement leurs recherches. La thèse que je défends ici est qu’il s’agit là non pas d’une évolution normale de la science, dans laquelle la balance penche en faveur d’un “camp” pour des raisons réellement scientifiques, mais d’une ingérence directe de la sphère économique au niveau du débat.

Cela paraît à première vue absurde, puisqu’une meilleure compréhension du fonctionnement du vivant devrait favoriser les applications médicales efficaces. Mais l’efficacité médicale n’est pas forcément synonyme de profits pour les firmes pharmaceutiques et biotechnologiques. L’exemple suivant va l’illustrer, sans prétendre faire le tour des problèmes liés au développement du nouveau paradigme. Une équipe de cancérologues parisiens a mis au point récemment une méthode permettant de donner 10 fois moins de produits lors d’une chimiothérapie. Comment ? en intégrant la lutte contre la maladie au niveau moléculaire (médicaments) avec le malade au niveau global, en tenant compte de ses rythmes biologiques propres, en lui administrant les drogues à des moments précis de la journée. (Cette pratique ressort donc d’une conception de la biologie assez proche de celle que j’ai définie sous l’étiquette de nouveau paradigme). Mais … cette découverte diminue d’un facteur 10 la vente des médicaments et ne conduit pas à la conception de nouveaux produits. Inadmissible ! Cette découverte n’a pas fait l’objet de beaucoup de publicité, et je gage qu’elle aura du mal à se faire admettre dans beaucoup d’endroits !

D’une façon générale, cette révolution scientifique s’oppose à l’idée simpliste de “tout ou rien”, de “une maladie, un gène, un médicament, beaucoup de profits”. Elle amène à considérer « que le séquençage des génomes, qui a coûté des sommes extrêmement importantes, y compris au contribuable », n’est pas le nec plus ultra qui va résoudre à lui seul les problèmes majeurs de santé. Et les avancées pour la santé sur lesquelles elle est susceptible de déboucher risquent fort de n’être pas génératrices de profits, du moins pas du tout au même niveau que l’actuel paradigme, que l’on maintient donc, c’est là ma thèse, de force en survie…

Les résultats concrets de ces ingérences dans le domaine scientifique, tels le projet de brevetage du vivant, ou les OGM, vous ici, les combattez. Mais vous les combattez au niveau de leurs conséquences, et vous acceptez comme argent comptant ce qu’on vous dit sur le fait qu’elles représentent les avancées normales de la science, alors que c’est la science elle même qu’on a perverti et empêché d’avancer. Alors que la science nouvelle que l’on empêche d’advenir vous fournirait probablement, par ses conceptions plus globalisantes, des arguments scientifiques contre ce détournement.

Attention, je ne suis pas en train de suggérer à la société civile de s’immiscer dans un problème scientifique … Mais il me paraît indispensable que le mouvement social, en lutte contre la mondialisation libérale et ses conséquences néfastes, comprenne les mécanismes à l’œuvre, y compris au niveau de l’avancée de la biologie elle-même et ne se trompe pas de cible. Peut être suscite-t-il aussi chez les scientifiques eux-mêmes un vaste débat visant à démêler les filets dans lesquels le libéralisme est en train de ligoter les “sciences de la vie et de la santé”.


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