Mon papa, il a dit…
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Publication : juin 2000
Mise en ligne : 31 mars 2009
Ma maman replia la lettre, les yeux pleins de larmes et dit :
— C’est Tante Germaine, ma soeur. Tonton Honoré, ça va pas très bien.
— Qu’est-ce qu’il a ? dit mon papa.
— Depuis qu’il a été nommé directeur de son agence du Crédit Ligotais, il croit que le trou de sa banque, c’est à cause de lui, et il veut rembourser à lui tout seul les 100 milliards, dit ma maman.
— Si Tante Germaine elle écrit ça, dit mon papa, c’est que c’est sérieux. Il faut oublier nos anciennes querelles et y aller, c’est peut-être ses derniers jours.
Il faut dire que depuis qu’il avait été nommé directeur, Tonton Honoré ne voulait plus recevoir mon papa et ma maman. Mon papa, qui a les idées larges, il disait souvent :
— C’est normal, on ne mélange pas les torchons avec les serviettes.
Bref, le samedi matin, on a fait les cent kilomètres en voiture pour rejoindre Tante Germaine et Tonton Honoré.
Après nous avoir offert une tasse de café, Tante Germaine nous dit :
— ça s’est passé lundi soir. Il s’est couché en rentrant de son agence. Il a regardé le plafond et depuis ce temps-là, il ne parle plus.
— Vous avez fait venir votre médecin ? dit ma maman.
— Bien sûr, dit Tante Germaine. Mais il n’a rientrouvé. Pas de température. Son cœur bat normalement et son pouls est régulier.
— Vous avez fait venir un spécialiste ? dit mon papa.
— Un spécialiste de quoi ? dit Tante Germaine. En fait, on a trouvé mieux que ça. C’est notre conseiller financier qui nous en a donné l’idée. On a décidé de faire venir des “hommes de l’art”.
— Des hommes de l’art ? s’écrièrent ensemble mon papa et ma maman.
— Dans leur genre, oui, dit Tante Germaine. D’ailleurs, comme ils ont été appelés d’urgence, ils ne vont pas tarder à arriver. Tenez, on frappe à la porte.
— Entrez, dit Tante Germaine.
On vit apparaître un monsieur d’une cinquantaine d’années, plutôt sûr de lui.
— Je me présente. Je suis Alain Ming, de la célèbre dynastie des Ming. Dans la famille, nous sommes tous plus intelligents les uns que les autres. On m’a décrit l’état de votre mari. Affection banale : c’est un homme qui ne demande qu’à être rassuré sur les valeurs de la “nouvelle économie”. Récitez lui, chaque matin et chaque soir, les noms des entreprises du CAC 40 et du Nasdaq. Dans huit jours, il est sur pied.
Rassurée, Tante Germaine retrouva le sourire. Il venait à peine de sortir qu’un autre “homme de l’art” entra.
— Je suis Jean-Claude Tréchet, le futur grand patron de la défunte Europe. Dans les milieux autorisés, on se souvient de ma célèbre apostrophe : « Dehors Delors. » Blême, le costume trois pièces, le regard glacial, il en imposait à tout le monde. La classe, quoi !
— Il a tréché ? se risqua ma petite sœur qui avait retenu son nom.
— Mais non, dit maman, il n’a pas tréché. Un homme comme cela, ça ne trèche pas, voyons.
Et Jean-Claude Tréchet reprit en s’adressant à Tante Germaine :
— Que votre mari oublie pour un temps le Crédit Ligotais. On en parle trop en ce moment. Ce n’est pas bon. Lisez-lui tous les matins et tous les soirs la liste de toutes les monnaies européennes avec le cours du jour. ça devrait le distraire tout en l’éduquant et hâter la guérison.
Sur ces paroles, il sortit, fier de la potion qu’il venait d’administrer. Il se heurta à un autre homme de l’art, fort comme un turc celui-là.
— Je suis Guy Haspouëtte, votre nouveau ministre.
— Pourquoi il est tout vert ? dit ma petite sœur.
— C’est sa couleur, dit ma maman. Mais tu vois, sa chemise est rose et ses yeux sont noirs.
Guy Haspouëtte entra dans la chambre et en ressortit presque aussitôt, les bras tendus à l’horizontale, comme Jésus Christ sur sa croix.
— Donnez-moi la main, dit-il à Tante Germaine. Donnons-nous la main, ajouta-t-il en s’adressant à nous tous, et formons une ronde..
— Qu’elle était verte ma vallée… se mit à chanter ma petite sœur.
— Chut, dit ma maman. Ecoute Monsieur Haspouëtte..
— Voilà, dit celui-ci. Quand je serai parti, vous irez dans la chambre. Vous formerez une ronde comme ceci. Et tout en tournant — de la droite vers la gauche bien entendu — vous prononcerez ces paroles en regardant vers le ciel : « Associez-vous, associez-vous, mes frères. Soyez solidaires et le reste vous sera donné par surcroît. »
Sur ces mots, il saisit son imperméable qu’il avait failli oublier, et il sortit.
— Je l’aime bien, Monsieur Haspouëtte, que je dis à ma maman, il est solide…
— Oui, répliqua ma maman, il est solide, mais en plus il est solidaire, c’est rare.
Encore une fois, j’avais perdu une occasion de me taire.
Puis ma maman ajouta… mais elle n’eut pas le temps de parler. Entra un grand monsieur, le front large, l’œil vif derrière ses lunettes à fine monture.
— C’est Jacques Attila, m’écriai-je, c’est lui, je l’ai déjà vu à la Télé, c’est un mec super. Il balaie tout sur son passage.
— Pas besoin d’aller voir le malade, dit Jacques Attila. Je connais son cas. Puis il se mit à parler à toute vitesse.
— Enfin, un homme de l’art intelligent, glissai-je à l’oreille de mon papa.
— Oui, je connais son cas. A quitté le XXe siècle avec des idées du XIXème… Sédentaire… Aucune chance d’en réchapper.
Tante Germaine fondit en larmes.
— Une solution cependant. Une seule. Qu’il devienne hypernomade et qu’il parcoure le monde, l’Afrique pour commencer. Mais attention ! Qu’il emporte avec lui le matériel le plus sophistiqué qui soit : une calculette pour effacer sur son passage les dettes du Tiers-Monde et du Crédit Ligotais réunis, une batterie de recharge car il y a du travail, un micro-cravate pour capter les soupirs des agonisants, et des lunettes opaques à double foyer pour ne pas voir la pauvreté.
Sur ce, il enfourcha sa trottinette et disparut dans le cyberespace. La poussière due à son départ était à peine dissipée qu’apparut dans l’encadrement de la porte un petit bonhomme de l’art tout frisé.
— Il est marrant, dit ma petite sœur.
— Mais c’est Guy Azar ! s’écrie mon papa, le conseiller économique de mon patron d’Auchou. Guy Azar se montra tout de suite gentil et rassurant.
— Ce n’est rien, dit-il, c’est une maladie courante qui s’est surtout développée à la fin du XXe siècle. Mais je puis vous certifier qu’elle est en voie de disparition. Votre mari, dit-il en s’adressant à Tante Germaine, a connu deux cycles pertubateurs coup sur coup : les Trente Glorieuses, puis les Trente Chômeuses. Mais c’est fini. L’économie connaît désormais une progression souple et continue. C’est la fin du chômage. C’est le début d’une ère de prospérité sans précédent. Mon remède est simple. Sur une grande feuille de papier Canson, dessinez des petits lapins les uns derrière les autres, vous en dessinez 48, pas un de moins, pas un de plus. Le premier jour, vous lui en montrez 6, le deuxième , 12, le troisième 24 et le quatrième 48. Et le cinquième, vous lui expliquez que la croissance est multiplicatrice et que tout va s’arranger.
Là-dessus, il sortit en trottinant, sa serviette sous le bras.
Soudain, un coup de tonnerre retentit, un nuage de fumée envahit la pièce et l’on vit apparaître un petit bonhomme, chauve, costume trois pièces, noeud papillon à pois, l’œil malicieux, la démarche bondissante.
— Je suis Jacques Duboin, dit-il.
— Qui c’est ? dit ma petite sœur.
— Ne cherchez pas. Mon nom est inconnu. Ma fille dit que je suis le plus grand économiste du XXe siècle, mais j’en doute : on ne m’a pas consacré dix lignes dans le Larousse en dix volumes et mon nom n’apparaît même pas dans le gros catalogue de l’exposition “Utopies” à la Bibliothèque Nationale. Si je dis que je suis l’un des grands utopistes du XXe siècle, on ne me prend pas au sérieux. Et si je dis que je suis plus sérieux qu’on ne croit, on me traite d’utopiste. Puis-je voir le malade ?
— Bien sûr, dit Tante Germaine.
Et tout le monde entra dans la chambre à la suite de Jacques Duboin. Celui-ci s’assit près du lit et interrogea Tonton Honoré, après que Tante Germaine eut raconté à Jacques Duboin ce qui s’était passé depuis notre arrivée ; les noms des hommes de l’art qui s’étaient successivement présentés et les remèdes qu’ils avaient prescrits.
— Ce sont tous des ignorants, dit Jacques Duboin en s’adressant à Tonton Honoré. C’est du profit que vous êtes malade.
— Du profit ? balbutia Tonton Honoré.
— Oui, du profit. Que voyez-vous ?
—Toute la journée, je vois danser des chèques bancaires devant les yeux. J’essaie d’en attraper le plus possible et je les entasse au fond de ma poche.
— Justement. Le profit.
— Chaque matin, je vends mes actions Crédit Ligotais à Monsieur Tréchet, au double de leur valeur.
— Le profit.
— A la fin de la journée, Monsieur Antoine-Ernest Poivrière s’agenouille devant moi et me supplie d’accepter les stocks-options qu’il n’a pas déclarées.
— Le profit.
— Et plusieurs fois par jour, je me retrouve à Wall Street et je suis assailli par les Golden Boys qui veulent prendre mes euros en échange de leurs dollars.
— Le profit, vous dis-je. Cet échange contre nature de vos euros contre des dollars prouve que vous venez d’entrer dans une phase aigüe de la maladie. Que vous a promis le grand patron du Crédit Ligotais pour vous guérir ?
— Des actions Microsoft en petites coupures.
— Ignorant.
— Du cash-flow en comprimés.
— Ignorant.
— De l’épargne salariale en salade.
— Ignorant.
— Une double retraite par capitalisation.
— Ignorant.
— La retraite à 85 ans.
— Ignorant.
— Une adhésion au Medef renouvelable pendant dix ans.
— Ignorantus, ignoranta, ignorantum. Il faut lire mes ouvrages, tous mes ouvrages : il y en a une vingtaine.
— Et je serai guéri ?
— Non, mais ne vous ne mourrez pas idiot.
Sur ces dernières paroles, Jacques Duboin disparut comme il était entré, dans un nuage de fumée.
Des anges partirent à sa suite en chantant :
Eradiquons, éradiquons le profit,
il empoisonne et détruit nos vies.
Louons, louons le dernier des dieux,
il mérite le royaume des cieux.