Les élections, du pain rassis pour les pigeons

Dossier : Les élections et la démocratie
par  F. CHATEL
Publication : avril 2022
Mise en ligne : 7 juillet 2022

L’économie distributive porte en elle l’approfondissement de la notion de démocratie jusqu’en économie : que les décisions servent l’Humain et la préservation de notre planète, et non un nombre limité de privilégiés. Mais notre système politique lui-même dit "démocratique" semble s’en éloigner, à bout de souffle.

En cette période électorale, singulièrement marquée par le contexte sanitaire et géopolitique, François Chatel propose de revisiter les fondements du suffrage universel et de la démocratie.

 L’élection  : une comédie orchestrée

«  Quand Bonaparte (Napoléon III) eut assassiné la république, déclarait Liebknecht, il proclama le suffrage universel. Quand le comte de Bismarck eut assuré la victoire des hobereaux prussiens, il proclama le suffrage universel. Dans les deux cas, la proclamation, l’octroi du suffrage universel, scella le triomphe du despotisme  » [1] étatique, militaire et politique, dissimulé habilement sous l’assentiment populaire. Lénine se plaisait à citer ce passage d’Engels qui qualifie le suffrage universel comme l’instrument de domination de la bourgeoisie. [2] La reconnaissance du droit d’élire à l’ensemble des citoyens ne produit aucun effet sur la politique et le pouvoir, ce qui devrait questionner ses partisans. Ce droit, est-il vraiment le garant de la démocratie, ou n’est-il qu’un leurre, un placebo de la politique, un ersatz attirant mais trompeur  ?

«  Le suffrage universel, considéré à lui tout seul et agissant dans une société fondée sur l’inégalité économique et sociale, ne sera jamais pour le peuple qu’un leurre  ; que, de la part des démocrates bourgeois, il ne sera jamais rien qu’un odieux mensonge, l’instrument le plus sûr pour consolider, avec une apparence de libéralisme et de justice, au détriment des intérêts et de la liberté populaires, l’éternelle domination des classes exploitantes et possédantes.   » [3]

En réalité, «  la démocratie représentative basée sur des élections, entretenue comme une nécessité, n’est qu’une illusion anéantissant toute émancipation intellectuelle et politique légitime du peuple prolétaire.   » [4] De la sorte, les riches gouvernent toujours, les pauvres jamais.

Avec un peu de réflexion, il est aisé de s’apercevoir que l’élection n’est pas l’icône vénérable entourée de mysticisme qui nous a été présentée, mais plutôt un outil parfait pour nous manipuler, nous convier à adouber nos soi-disant chevaliers "protecteurs", ces représentants qui sont plutôt ceux de l’oligarchie dirigeante.

Une grande part de la population éprouve un attachement presque religieux à l’élection du président de la nation et des représentants politiques, en dépit de toutes les déceptions, en déni de toutes les trahisons. Le suffrage universel ressemble à un mythe puissant, à une vache sacrée devenue intouchable, protégée par un dogme qui ne se discute plus, alors qu’il assure l’impuissance politique de ses adeptes, toujours et partout.

Dès le début du xixe siècle, Alexis de Tocqueville avouait déjà  : «  Je ne crains pas le suffrage universel  : les gens voteront comme on leur dira.  » [5]

Ce suffrage universel comme son nom l’indique, permet à tout le monde dès l’âge de 18 ans, de s’exprimer par l’élection, certes, mais c’est en général pour élire des représentants qui feront office de décideurs autocratiques et la plupart des candidats peuvent s’engager à faire des propositions de mesures et de projets qu’ils ne sont pas tenus de respecter. Pendant la durée de son mandat, un maire, un député, un président, protégé par sa majorité, peut entreprendre les mesures les plus impopulaires à sa guise. Sa seule recherche d’une réélection peut seule freiner momentanément sa mégalomanie. Au bout du compte, confondre la démocratie représentative avec la vraie démocratie est une imposture. C’est une véritable machine à empêcher toute aspiration et initiative populaire. Dernièrement, une proposition de loi a été déposée à l’assemblée nationale qui concerne la possibilité de révoquer un élu, président de la république, parlementaires et élus locaux, par le peuple à l’aide d’un référendum d’initiative citoyenne. Il était prévisible qu’elle soit rejetée.

Car enfin, pour consentir à se donner des maîtres avides qui le grugent et qui l’assomment, il faut que l’électeur se dise et qu’il espère quelque chose d’extraordinaire que nous ne soupçonnons pas. Il faut que, par de puissantes hallucinations cérébrales, les représentations du président de la république, du député, du maire, correspondent en l’esprit de l’électeur à des idées de science, de justice, d’honnêteté, de dévouement, de travail et de probité.

 L’art du mensonge

«  On avale à pleine gorgée le mensonge qui nous flatte, et l’on boit goutte à goutte une vérité qui nous est amère.   » [6]

Aujourd’hui, le fait d’appeler démocratie son strict contraire apporte de la confusion et empêche le peuple de désigner l’ennemi, car celui-ci a pris le nom de l’allié. La notion de "démocratie représentative" n’a rien à voir avec la vraie démocratie qu’est la "démocratie directe" (cette expression est d’ailleurs un pur pléonasme). Premier mensonge. Les suivants ne sont que l’expression d’un outil utilisé naturellement par les instances gouvernementales en toute circonstance, et la crise du Covid en a dévoilé de nombreux exemples.

Les États ne cessent de revenir sur leurs engagements pourtant garantis avec solennité à tout ou partie de leurs citoyens. Charles Pasqua, député et ministre de l’Intérieur, avait pour devise  : «  Les promesses des hommes politiques n’engagent que ceux qui les écoutent.   » Déjà, Maupassant dans L’endormeuse déclarait  : «  la providence ment, triche, vole, trompe les humains comme un simple député ses électeurs  ». Car le rôle idéal de l’homme manipulé, séduit, puis floué, et roulé souvent brutalement dans la farine, c’est bien l’électeur qui le tient.

Et ce benêt est l’animal de compagnie des puissants. Ceux-là lui lancent un bulletin d’élection pour satisfaire son orgueil, et il va le ramener tout fier pour l’insérer dans l’urne… et ainsi de suite, sous les applaudissements et les rires condescendants et amusés des maîtres. Sa passivité est acquise par le conditionnement. Une caresse dans le sens du poil, un sucre et à la niche.

Après deux siècles de pratique, la lucidité permet le constat comme quoi l’élection  :

– pousse au mensonge, avant l’élection et après (avant la réélection)  ;

– impose ou prête le flanc à la corruption  : "ascenseurs à renvoyer", pantouflage, lobbying  ;

– incite aux abus de pouvoir  : droit de parole du peuple réduit à une élection épisodique, déformé par un bipartisme de façade, par des débats parlementaires factices, inutiles, cadenassés par la majorité  ;

– et finalement, s’avère naturellement élitiste, valide l’exclusion du plus grand nombre à l’accès au pouvoir, et transforme les riches en aristocrates, certains de leur supériorité au point d’imposer eux-mêmes les institutions censées définir le meilleur système, mais pour qui  ? [7]

Nous élisons des maîtres qui prétendent abusivement être nos représentants. «  Pour pouvoir devenir le maître, le politicien se fait passer pour le servant.  » (citation attribuée à Charles de Gaulle). Les candidats sont donc portés à utiliser la communication commerciale, publicitaire et son lot de mensonges.

Rien ne les arrête, quitte à annoncer des promesses intenables, puisqu’ils savent très bien qu’élus, ils seront pieds et poings liés vis-à-vis des structures mises en place par la bourgeoisie dominante. Par conséquent, est élu celui qui ment le mieux, celui pour qui le parti a trouvé la meilleure stratégie publicitaire pour mettre en valeur son candidat, celui qui a trouvé le programme le plus séduisant quitte à être irréalisable. L’élection sélectionne des gens qui ont une compétence de comédien de spots publicitaires, et pour gouverner un pays, il suffit qu’ils appliquent les directives émises par leurs sponsors et lobbyistes  : la commission européenne, la banque mondiale, le FMI et l’OMC, dont les membres ne sont d’ailleurs pas élus. Chaque chose à sa place  !

La plupart des affaires qui intéressent directement le peuple se font en catimini, et il n’a plus qu’à constater et subir  ; ses élus lui présentent alors les mesures prises sous l’aspect le plus anodin, au nom de la nécessité et du progrès. Le système de la représentation démocratique est celui de l’hypocrisie et du mensonge perpétuels. Il utilise la sottise du peuple, bien entretenue par les médias, l’instruction scolaire et sa mise à l’écart de tout débat citoyen.

Adoption du suffrage universel (1848-03-04), haut-relief en bronze de Léopold Morice, Monument à la République, Place de la République, Paris, 1883. (© Roi Boshi, 2011, wikimedia commons)

 Interdire le pouvoir au peuple

Au prétexte que la population n’aurait pas les capacités intellectuelles et les compétences suffisantes, on lui impose des représentants qui pour la plupart la méprisent, prennent des mesures pour la mettre hors-jeu et favorisent volontiers les intérêts de la classe dominante. À un député auquel il lui était exposé les vertus des conventions de citoyens, il rétorqua  : «  Les gens nous ont élus parce que nous sommes plus compétents qu’eux pour régler tous ces problèmes…  » [8]

La république, qui a remplacé la dictature des riches et des rois, a été confisquée par les bourgeois en promouvant la nomination par élection de représentants du peuple. «  Le choix de l’élection, instauré il y a 200 ans par des élus, n’a plus jamais été débattu depuis.   » [7] Par exemple, pour James Madison, ancien président des États-Unis, le but du système représentatif est de décerner le pouvoir à ceux les mieux à même de discerner le véritable intérêt du pays. Aux États-Unis, à propos de la démocratie, le philosophe Takis Fotopoulos relève que «  Les pères fondateurs de la constitution américaine n’en voulaient pas (fin du xviiie siècle) et ont donc inventé la démocratie représentative. […] La notion de représentation […] a donc été imaginée pour servir de filtre  : elle était exactement l’inverse de l’Iségoria, l’impératif d’égalité de parole de la démocratie.  » [9] La plupart des parlementaires et dirigeants oublient consciemment ou non, le jugement de Montesquieu  : «  Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie, le suffrage par le choix est de celle de l’aristocratie.   » [10]

Sieyès, en France, partisan de la démocratie représentative, tenait à écarter le peuple des décisions politiques, et ne s’en cachait nullement (Voir le petit livre de Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif). «  Les citoyens qui choisissent des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi… S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif, ce serait un État démocratique. Le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants.  » [11] Nous sommes toujours en présence du même état d’esprit depuis 200 ans parmi les candidats promus par la bourgeoisie.

Il faut donc bien comprendre que le concept de "démocratie représentative" n’a été inventé que pour légitimer des régimes instaurés par des gens qui craignaient le pouvoir du peuple.

«  Aux yeux des riches, la seule valeur de votre existence, c’est qu’ils ont besoin de votre bulletin à chaque élection pour faire élire les politiciens dont ils ont financé la campagne.  » [12] «  Il est quasiment impossible pour un citoyen lambda de s’engager pour participer aux décisions politiques du pays. Le mythe de l’égale éligibilité des citoyens ne tient pas  : pour être élu par des millions de personnes, il ne suffit pas d’avoir des qualités, il faut se faire connaître par une campagne que seule une personne très riche ou soutenue par des puissances d’argent peut financer.   » [13]

Les électeurs ayant un rôle très limité dans l’influence des décisions publiques, ils ne possèdent que l’élection pour espérer sanctionner un gouvernement ou un élu n’ayant pas tenu ses promesses, ou ayant agi contre leurs intérêts. Pourtant, les électeurs ne peuvent s’assurer que les nouveaux gouvernants vont mener à bien la politique et ne pas agir de la même façon que leurs prédécesseurs.

Écrite pour De Gaulle, le 4 octobre 1958, la constitution qui s’impose à nous aujourd’hui en est un héritage. Elle décerne un pouvoir démesuré à l’exécutif. Notre constitution actuelle, modifiée par quelques réformes, n’en a pas moins gardé un exécutif fort typique d’une "dictature douce" menée par la personne du Président. On peut vraiment douter de ce système pour protéger le peuple des abus de pouvoir.

Comme nous pouvons le constater, et surtout depuis deux ans de pandémie, l’Assemblée nationale actuelle ne propose que des débats dont l’issue est écrite d’avance par la seule majorité au pouvoir. Et quand bien même le mode de scrutin des députés serait la proportionnelle, la délibération des lois resterait réservée à nos soi-disant représentants. Il nous faut bien reconnaître que le régime actuel n’accorde aucune importance à l’avis des citoyens, il ne prévoit aucune possibilité pour ceux-ci de débattre dans un cadre institutionnel en vue d’adopter ou de rejeter eux-mêmes une loi. Surtout comme aujourd’hui, quand le Sénat et le Conseil Constitutionnel sont acquis au gouvernement. Pour les citoyens, à part tenter par des pétitions et par des manifestations de faire pression sur les parlementaires, ils n’ont aucun rôle à jouer dans le processus délibératif prévu par la Constitution, qui les exclut totalement et réserve le débat décisionnel aux élus.

Shibuya, croisement à Tokyo, Japon. (© Weft, 2003, wikimedia commons)
NDLR  : La surabondance d’informations facilite sa manipulation, par l’introduction de demi-vérités, altérant ainsi nos capacités à identifier la réalité et à rester dans l’objectivité. Un effort conscient et permanent est nécessaire.

Afin d’établir le tour complet relatif à l’exclusion du peuple de tout gouvernement, au-delà de la constitution française, des personnages non élus se sont octroyés un pouvoir capable d’influencer, de contraindre des nations à suivre leurs directives. Désormais, comme le déclarait le numéro 1 du MEDEF [14]  : «  La contrainte européenne joue à plein pour orienter notre pays dans le sens d’une certaine forme de réforme… La contrainte européenne est installée dans la société française. » [15] La bourgeoisie mondialisée utilise des instances comme la Commission européenne, la banque mondiale, le FMI [16] et l’OMC [17] pour faire pression sur les États réfractaires aux réformes néolibérales qu’elle impose. Il s’est constitué une souveraineté transnationale échappant à tout contrôle. Et à ce petit monde se rajoute l’influence des lobbyistes, qui appartiennent le plus souvent à la même famille par l’actionnariat.

«  La dictature parfaite serait une dictature qui aurait les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient pas à s’évader. Un système d’esclavage où, grâce à la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude.   » [18]

 Bien voter, sinon…

Les peuples votent-ils comme il faut  ? Les politiciens et autres chroniqueurs à gages les en félicitent aussitôt. Votent-ils "mal"  ? Ce sont des irresponsables, inconscients des conséquences. Alors on doit absolument… corriger ces "erreurs". En mai 2005, les électeurs rejettent un traité établissant une constitution pour l’Europe. Hérésie  ! Au début de l’année 2008, députés et sénateurs entérinent la validité de ce traité, faisant fi du vote populaire. Même scénario aux Pays-Bas, rejet massif du projet par la population, puis votes favorables en juillet 2008, à la chambre basse, puis au Sénat. Ce référendum n’avait été proposé que dans 10 pays sur les 25 concernés. En France, cet échec gouvernemental face à l’opposition du peuple, a signé depuis l’absence total d’appel à l’opinion citoyenne par référendum.

 L’arnaque

Où que ce soit dans le monde, quel peuple a voté pour la destruction des services publics et leur transfert au privé  ? Et pourtant, qui sont les responsables de cette arnaque  ? Ceux que ces peuples élisent.

«  À l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre ; il n’est plus.  » [19]

«  Le peuple anglais, pense être libre  ; il se trompe fort  ; il ne l’est que pendant l’élection des membres du Parlement  : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. » [19]

«  C’est un extrême malheur d’être sujet d’un maître, duquel on ne peut jamais être assuré qu’il soit bon, puisqu’il est toujours en sa puissance d’être mauvais quand il le voudra.   » [20]

En ce qui concerne l’élection présidentielle, les candidats doivent obtenir 500 signatures de la part des maires (34 488 élus), des députés sénateurs et européens, des conseillers régionaux et départementaux, des présidents d’EPCI [21], des élus d’outremer, soit un total de 42 000 élus, qui ne peuvent parrainer qu’un seul candidat. Cette épreuve est l’objet de situations antidémocratiques.

Les candidats bien placés dans les sondages, ont des difficultés à obtenir les signatures s’ils appartiennent à des partis dissidents et non classiquement reconnus, ou ayant une renommée sulfureuse. L’anonymat des parrains n’étant pas respecté, ceux-ci peuvent être l’objet de pressions de la part des grands partis "normalisés". De même, ces pressions et menaces électoralistes peuvent dérouter des maires apolitiques des petites communes. De même, l’obtention de ces 500 signatures peuvent faire l’objet de marchandage, "obligeant" les élus à "rembourser" les avantages reçus.

 Le pouvoir aux privilégiés

Aujourd’hui les aspirations d’une grande partie du peuple (à part la classe moyenne appâtée et asservie, qui aspire à rejoindre la classe supérieure), et celles de la bourgeoisie, sont en opposition et cette dernière sait que contre la révolution sociale, sa seule protection c’est l’État. Ainsi, elle organise un État fort qui assure une dictature "douce" autour de l’élection de la représentation nationale, qui lui permet de maîtriser et d’exploiter les masses populaires. Ainsi, le système représentatif par les élections, validé par le peuple, correspond au moyen adéquat trouvé par la bourgeoisie pour garantir sa situation de classe exploiteuse et de détentrice légitimée du pouvoir.

La véritable fonction de la démocratie représentative n’est donc pas de répondre et garantir les besoins et les revendications des citoyens mais de créer les conditions favorables au développement de la production capitaliste et de la spéculation bancaire, qui exigent un appareil d’État centralisé et fort, seul capable d’assujettir des millions de travailleurs à leur exploitation. Dans un régime qui consacre l’inégalité économique et la propriété privée des moyens de production, le système représentatif légitime l’exploitation de la grande masse du peuple par une minorité de possédants et par les professionnels de la parole qui sont leur expression politique.

Ce sont les révolutions françaises de 1789 et 1793 qui ont introduit la notion d’égalité politique sans que les relations économiques entre individus et entre groupes sociaux ne soient impactées. C’est ainsi que le droit d’élire s’est étendu à toutes les couches de la population, en nous présentant cette réforme comme une avancée sociale déterminante. C’est le meilleur moyen que la bourgeoisie a trouvé pour restreindre, contenir, et limiter la notion d’égalité au seul champ politique, sans que jamais il ne soit question d’étendre cette égalité au domaine de l’économique et du social. La démocratie représentative (qui est ici un oxymore) a été et est encore le meilleur garant idéologique de la pérennité d’une société de classe. 


Les riches et autres aristocrates, eux le savent depuis longtemps, n’ont rien à craindre des élus. Compte tenu de l’information tronquée servie au peuple par des médias "mainstreams" aux mains des riches, de l’éducation scolaire "normalisée" organisée par l’État, et en l’absence de conventions de citoyens, il est aisé pour les gouvernants issus d’un rang social élevé de se positionner comme plus aptes à comprendre les enjeux de la société dans son ensemble.

Pour être élu, il faut se trouver choisi par les propriétaires des médias de grande diffusion. Les candidats les plus fortunés, et possédant les relations adéquates sont indéniablement avantagés. L’avènement des partis de masses, avec leur principe de cotisation, n’a pas aboli foncièrement ce système. Par contre, l’ensemble de ces soutiens n’est pas sans conséquences sur la gouvernance de l’élu, ceux-ci attendant un "retour d’ascenseur" qui peut s’avérer "naturel" si le candidat est issu lui-même du milieu privilégié. Ce qui reste certain, c’est que très probablement il n’agira pas dans l’intérêt du peuple (ou seulement en apparence, juste avant les élections pour briguer un nouveau mandat).

«  En vous rendant aux urnes, vous avez sans doute été gagné par le sentiment euphorisant d’appartenir à une communauté nationale qui accorderait du prix à votre vote. En sortant de l’isoloir, à moins d’avoir voté blanc, vous avez même peut-être eu l’impression encore plus gratifiante d’appartenir à une communauté d’idées et de valeurs. En tout état de cause, vous avez nourri l’espoir que votre voix serait entendue.   »(3) Vous croyez avoir agit en toute liberté, c’est que l’appât était subtil et de qualité afin de vous attirer dans la nasse dans laquelle toute manifestation de résistance est devenue inutile et périlleuse.

 Influences sur le pouvoir

À cette maîtrise du pouvoir par la bourgeoisie en ce qui concerne l’orientation politique et économique des nations, s’ajoute la pression des intérêts industriels et financiers exercée sur les candidats aux élections, et sur l’État par la même oligarchie. 13 595 lobbyistes étaient installés à Washington en 2005, pendant que sévissaient auprès du parlement européen 5 018 autres en 2004.

L’infiltration des médias par une poignée de milliardaires issus de l’oligarchie a considérablement modifié la liberté d’expression des journalistes et en conséquence la teneur de l’information et sa diversité. Une mise en scène orchestrée sert à formater le citoyen-électeur. L’uniformisation de l’information qui influence nos modes de vie dépasse largement nos frontières. Partout des news et des flashes urgentissimes et débilitants faisant une très large place à la violence, à la peur, aux menaces, ainsi que des commentaires et débats sans fin sur des petites phrases insipides et des faits divers ineptes.

Cette pseudo-information infligée au peuple participe volontairement au rétrécissement du champ de ses préoccupations, à la dissimulation des décisions prises et transactions réalisées par les élus aux yeux du peuple.

La répétition joue un rôle considérable dans le processus de manipulation, certes dans la publicité commerciale mais aussi dans la propagande politique et dans la formation à la pensée unique. Cette répétition obsédante induit par fatigue mentale l’abandon de tout sens critique, et la justification de toute information insipide comme légitime et essentielle.

Autre forme d’influence utilisée par les dirigeants pour normaliser une opinion politique et contrer la justification des manifestations de rues, les sondages à répétition affectent la capacité de constituer une observation impartiale et établissent une situation d’élections permanentes. Nous ne sommes pas loin du terrorisme intellectuel. Le sondage perturbe la liberté d’opinion car il distille une tendance majoritaire qui agit sur le sentiment d’appartenance, inhibant la possibilité de se démarquer de la tendance principale. Toute majorité a un effet rassembleur et attire les indécis.

 Se réapproprier la politique

Et si on se passait de l’élection pour essayer la démocratie  ? Nous sommes tant habitués à confondre élections et démocratie.

Compte tenu du thème abordé par cet article, qui est de révéler l’imposture des élections, nous ne pourrons aborder que succinctement les solutions à appliquer pour remédier à l’absence de démocratie réelle dans l’ensemble des nations mondiales.

Faciliter la participation de tous les citoyens à la gestion politique de la société demande un aménagement institutionnel, capable de générer les conditions propices à l’engagement de chacun en toute liberté.

La possibilité de gérer en commun notre vie, nos besoins, nos projets, les problèmes économiques, sociaux, environnementaux, de la société, nécessite de motiver chacun à prendre sa responsabilité pour proposer le bien-être à soi-même, à autrui, et l’assurer aux prochaines générations. Pour pallier aux risques d’appropriation du pouvoir par un individu ou un groupe, il suffit, à la manière de certaines sociétés ancestrales dans le monde et particulièrement amérindiennes, de créer des règles communes qui interdisent son accaparement. [22]. éd. : De Minuit]]

Les gens s’intéressent à la politique dès l’instant qu’ils réalisent ce qu’elle est vraiment, c’est-à-dire la gestion des affaires communes, ou selon Jacques Généreux, «  l’instrument de débat et d’action collective que se donne une communauté pour régler les conflits d’intérêts et vivre ensemble selon ses idéaux. Fonction primitive du politique  : procurer à chacun l’assurance minimale de vivre dans une société et non dans une jungle livrée sans défense à tous les aléas et à la loi du plus fort.  » [23]

«  Le principe de base de la constitution démocratique, c’est la liberté […] et l’une des formes de la liberté, c’est d’être tour à tour gouverné et gouvernant.  » [24]

Jacques Testard, fort de ses expériences des conventions de citoyens, nous parle d’un sentiment naissant en chacun lors de la participation à ces assemblées, qu’il nomme "humanitude". Il note l’expression de nombreuses qualités humaines que peut manifester une personne en communion avec ses semblables, pour proposer en responsabilité des actions bénéfiques au plus grand nombre. Si le substantif "humanisme" signale le caractère altruiste, empathique, fraternel, qui se manifeste dans l’humanitude, il ne dit rien sur l’intelligence collective qui permet d’apporter des propositions concrètes. L’humanitude n’est pas une qualité individuelle, elle ne jaillit pas d’un mouvement solitaire, mais par l’émulation qui naît au sein d’un groupe en effervescence intellectuelle, morale et affective. Quand plusieurs bénévoles désignés par le sort participent à une mission collective, en tenant un rôle fugace pour se concentrer sur le bien commun, se révèle alors le meilleur de l’humanité.

Jacques Testard, dans son livre [25] présente un protocole éprouvé, applicable aux conventions citoyennes afin de favoriser les conditions de leur efficacité  : un tirage au sort sur des listes électorales ou autres, l’acceptation par les "élus" de leur participation, respect de leur anonymat, désignation du facilitateur sans lien avec le sujet traité, accueil de qualité des 15 à 20 participants, formation par des experts d’avis variés, invitation par les candidats d’experts choisis par eux, débat interne au groupe, vote sur la proposition finale, dissolution du groupe, compte-rendu public. L’idéal serait d’organiser plusieurs conventions en parallèle afin de récolter les avis citoyens simultanément sur le même sujet, ce qui serait beaucoup plus instructif pour l’adoption d’une orientation finale par le peuple. Des sujets aussi difficiles que la sortie de l’euro, le service public, l’accueil des étrangers, la liberté des médias, l’intérêt de la croissance, quelle agriculture choisir, quel programme énergétique pour demain, la compétitivité, les transactions boursières, etc. pourraient faire l’objet de débats dans les conventions de citoyens. Il est persuadé que la convention de citoyens contient un potentiel unique pour produire un avis directement issu de citoyens bien formés et indépendants d’intérêts particuliers. Les expériences acquises par ces conventions citoyennes montrent combien l’image des participants est loin de celle autoproclamée par l’oligarchie dirigeante, de peuple arriéré et ignorant, voire haineux et violent, incompétent pour gérer les affaires publiques et pour émettre des projets de lois constructifs.

La démocratie arrivera naturellement le jour où les gens se mettront à la réclamer massivement, et la question de l’acceptation du pouvoir qui leur sera confié ne se posera plus.

Selon Rousseau, la souveraineté du peuple est inaliénable ; c’est le peuple assemblé, et lui seul, qui est habilité à édicter des lois légitimes. Et les dépositaires de la puissance exécutive ne sont jamais que ses exécutants rien de plus. À ce titre, ils sont à tout instant révocables.(19)

Au lieu de réclamer une VIe République, nous devrions demander une Ière Démocratie, pour laquelle la constitution ne sera pas mise en place par une assemblée constituante élue, mais par des conventions de citoyens tirés au sort, suivies d’un référendum d’approbation ou non par l’ensemble du peuple. La prise de décision en commun responsabilise, là où la prise de décision individuelle incite le décideur à se défaire de sa responsabilité en masquant ses erreurs pour ne pas perdre le pouvoir. Comme l’écrivait le philosophe Alain  : «  La démocratie, c’est l’exercice du contrôle des gouvernés sur les gouvernants  », en permanence.

Et pour désigner ces personnes qui seront chargées de mandats propres à l’établissement de projets de lois (législatif), ou de mettre en place les lois acceptées par le peuple (exécutif), le procédé le plus démocratique consiste au tirage au sort des candidats volontaires à remplir ces fonctions pour un temps imparti, avec la possibilité d’être révoqué à tout moment. Les conventions de citoyens sont incomparables quand il s’agit de décider de choix de société, car le tirage au sort est un retour aux sources de la démocratie. Chacun devrait apprendre que le tirage au sort a longtemps été reconnu, d’Athènes à Montesquieu, d’Aristote à Rousseau, comme la modalité principale, incontournable, des valeurs d’égalité et de liberté. Il a sombré dans l’oubli sous d’injustes critiques  : il ne pose aucun problème insurmontable. Avec le tirage au sort, les riches ne gouvernent jamais, les pauvres toujours. Alors qu’en France l’élection a donné le pouvoir aux riches (les 1 %) pendant 200 ans, le tirage au sort a donné le pouvoir aux pauvres (les 99 %) pendant 200 ans à Athènes.

Nous serions tous bien mieux protégés par des institutions démocratiques organisées autour du tirage au sort, que par des institutions oligarchiques fondées sur l’élection.

Les serviteurs savent ce que signifie obéir (puisqu’ils étaient de simples citoyens avant d’être tirés au sort), et savent qu’ils devront obéir aux décisions qu’ils auront prises pendant leur mandat (puisqu’ils restent des citoyens qui ne sont ni ne se sentent au-dessus de la loi). L’égalité politique des citoyens devient donc une réalité, et l’accaparement oligarchique de la politique est rendu impossible. En outre, la rotation des charges limite la corruption et l’envie de s’accaparer le pouvoir à long terme pour en abuser, car le pouvoir corrompt, comme l’affirme Montesquieu  : «  C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser.  »

 Conclusion

Prochainement, des jeux théâtraux vont être organisés  : élection du président de la république suivie de celles des parlementaires. Quels maîtres allons-nous élire  ? Quel probable tyran allons-nous asseoir sur son trône  ? Qu’importe, ils sont tous des marionnettes reliées par des ficelles aux mains d’une oligarchie mondialisée, aux intérêts reconnus et convergents.

Alors, comment éviter le piège, éviter la farine, de servir de caution à l’imposture, de servir de pigeon à l’arnaque  ? Comment réagir, s’opposer à ce courant qui nous entraîne vers la servitude  ? En a-t-on encore les possibilités mentales, la volonté  ? La servitude, l’irresponsabilité, comportent un aspect trompeur de faux confort, de béatitude infantile au sein du berceau et de prise en charge sécurisante. Aux immobiles, apathiques, endormis, la chaîne au pied reste indolore et sans effet notable. C’est dès que l’on veut exprimer sa liberté par le mouvement que le boulet gêne, que les barreaux apparaissent et la prison devient réalité.

Les élections représentent l’acceptation d’être exclu des affaires publiques, c’est-à-dire le choix de la prison au lieu d’exercer sa liberté en acceptant sa responsabilité sociale. Elire un représentant en lui octroyant le pouvoir n’a rien d’un geste glorieux et honorifique, respectable et patriote, comme le prétend la propagande. Il n’est qu’une signature au bas d’un contrat qui perpétue la condition d’exploité du prolétaire en tant que consommateur et qu’esclave salarié ou chômeur.

Ce bulletin que certains s’apprêtent à tenir dans leur main leur réchauffe déjà le sang, à l’instar du vin rouge ou du spiritueux qui produit cette bouffée de chaleur fugace tout en vous broyant les organes vitaux et en particulier le cerveau. Brandissons plutôt une coupe de champagne pour fêter notre nouvelle Constitution élaborée entre concitoyens et appliquée par ces candidats tirés au sort sur lesquels nous possédons la maîtrise.


[1Jean Salem, Élections piège à cons  ?, éd. Flammarion, 2012.

[2Lénine, l’État et la révolution, éd. La Fabrique, Paris, 2012.

[3Michel Bakounine, Œuvres, éd. Stock.

[4Octave Mirbeau, La Grève des électeurs, éd. Le Figaro, 28/11/1898.

[5Citation extraite de Centralité du tirage au sort en démocratie, 
http://etienne.chouard.free.fr

[6Denis Diderot, Le neveu de Rameau.

[7Étienne Chouard, Tirage au sort ou élection  ?, kaizen.magazine.com

[8Jacques Testard, Le retour du tirage au sort, Mouvements 2011/4 (n°68)

[9Wikipédia. Bernard Manin.

[10Montesquieu, L’esprit des lois, Livre II, chapitre II.

[11Abbé Sieyès, Discours du 07 septembre 1789, Wikipédia.

[12Michael Moore

[14Mouvement des entreprises de France.

[15Ernest-Antoine Seillière, La Tribune, 04/12/2000.

[16Fonds Monétaire International.

[17Organisation mondiale du commerce.

[18Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes.

[19Jean-Jacques Rousseau, Le Contrat Social.

[20Étienne de la Boétie, La servitude volontaire.

[21Établissement public de coopération intercommunale

[22Voir Pierre Clastres, [[La société contre l’État

[23Jacques Généreux, La Dissociété, éd. Seuil, 2006.

[24(Aristote)

[25Jacques Testard, L’humanitude au pouvoir. Comment les citoyens peuvent décider du bien commun, éd. : Seuil.


Navigation

Articles de la rubrique

Brèves

13 août 2023 - Suivez-nous sur les réseaux

Facebook, X (Twitter), Telegram

24 mars 2021 - Publications de La Grande Relève

L’équipe de la rédaction connaît des difficultés de santé et de disponibilité. Le rythme des (...)

8 janvier 2021 - Livre "Économie distributive de l’abondance" au format ePub.

Le livre "Économie distributive de l’abondance" de Jacques Duboin est désormais disponible au (...)

1er janvier 2021 - "Libération" au Format ePub

Mise à jour des fichiers ePub et PDF des livres disponibles sur notre site, de Jacques Duboin et (...)

12 avril 2019 - Les Affranchis de l’an 2000

Fichiers ePub et PDF du livre Les Affranchis de l’an 2000 de Marie-Louise DUBOIN.