Quelle Europe !

Éditorial
par  M.-L. DUBOIN
Publication : août 1987
Mise en ligne : 17 juillet 2009

L’HOMME est un animal bizarre. Pendant des siècles et des siècles, les Européens se sont battus les uns contre les autres. Ces guerres du passé s’expliquent par le désir de s’approprier des biens, des terres riches, des récoltes, que possédait le pays voisin : on l’envahissait pour le piller, on faisait des prisonniers pour les asservir, les forcer à travailler pour les vainqueurs. C’était l’époque où plus on avait de main-d’oeuvre au travail, plus on pouvait en tirer des richesses.
Aujourd’hui, et c’est bien la preuve que l’ère de la rareté a fait place à l’ère de l’abondance, les pays ne demandent qu’à exporter eux-mêmes leurs richesses aux voisins ! Et même à y envoyer leurs hommes pour qu’ils y travaillent  !
Faut-il se battre aussi pour cela ?
La nécessité de faire l’Europe est pour nous évidente. Nous l’avons souvent expliqué dans ces colonnes. De même que la nécessité d’une gestion objective de la planète par un organisme supra-national, qui soit plus puissant que les Etats. Mais il s’agit d’une fédération des peuples. Il s’agit, pour l’Europe d’abord, entre peuples de moeurs semblables, de s’entendre non seulement sur le plan culturel, mais, pratiquement, sur le plan économique. Il est aberrant, par exemple, que les Hollandais dépensent une énergie considérable pour fabriquer des serres chauffées artificiellement, dans leur pays où le soleil ne brille que rarement, afin de faire pousser des tomates qui ont peu de goût, tandis que les producteurs du midi de la France, ceux d’Espagne, ceux d’Italie sont amenés à détruire de belles tomates, mûries au soleil, parce qu’ils ne peuvent pas les vendre assez cher. C’est donc une entente objective qui serait souhaitable, c’est une répartition des tâches de production qu’il faudrait discuter.
Hélas, il n’y a pas de discussion objective dans le système des profits. Tout passe par l’intermédiaire de considérations financières qui, en définition, marquent les possibilités concrètes et créent des problèmes artificiels insolubles.
Par exemple, on se réjouissait, ce 15 juillet, d’un compromis enfin obtenu à Luxembourg, les ministres de l’Agriculture de la Communauté ayant conclu un accord de principe sur les moyens de résoudre le déficit budgétaire agricole en 1987 (près de 5 milliards de dollars), mais on se lamentait parce qu’ils "n’ont pas trouvé de solution définitive pour renflouer les caisses de la C.E.E." !
Le Figaro du 15 juillet explique ce compromis : "Il s’agit d’une procédure devenue classique : on reporte le paiement des dépenses faites par la CEE aux Etats membres pour payer les dépenses communautaires. Pour gagner encore un peu plus de temps, les Douze ont choisi de soumettre le texte au Parlement européen seulement en septembre. Une fois avalisé, celui-ci pourrait entrer en vigueur en novembre".
Quel beau travail ! Nos ministres peuvent être fiers d’avoir ainsi réussi, ils ont dû passer des heures en conférences, ce qui représente un bien plus grand nombre d’heures de travail pour tout un peuple de fonctionnaires affairés, et combien de déplacements (coûteux) ?
Mais cela ne suffit pas. Le journaliste du Figaro s’inquiète "il devient en tout cas de plus en plus difficile de boucler le budget de la politique agricole et ce problème fera l’objet de la réunion des chefs d’Etat et de gouvernement en décembre à Copenhague.
Heureusement, en France, on a des idées. Le journaliste poursuit  :
"Pour éviter ces reports successifs - qui n’auront toutefois pas de conséquence pour les agriculteurs - la France souhaite trouver de nouvelles ressources. Ainsi propose-telle depuis plusieurs mois l’instauration d’une taxe sur les matières grasses. Les sommes ainsi dégagées permettraient de combler le déficit chronique. Mais cette requête ne fait pas l’unanimité et se heurte, en particulier, à l’opposition de la Grande-Bretagne qui ne souhaite pas froisser les Américains, premiers concernés".
C’est très simple : on taxe le beurre pour payer les producteurs d’épinards. Mais pourvu que les Américains soient d’accord.
Quelles salades !
Et pourtant, ceci n’est rien (ce qui est le hors-d’oeuvre) à côté des problèmes que va poser le marché unique européen de 1992. Il va falloir que les marchandises puissent circuler li-bre-ment à travers le territoire de la Communauté  ! A-t-on des problèmes de transports ? Pas de camions, pas d’autoroutes  ? Vous n’y êtes pas. C’est un "redoutable casse-tête" posé aux différents gouvernements, explique Paul Fabra, dans "Le Monde". Mais il a trouvé la solution, celle proposée par un expert, l’inventeur en France de la TVA, un homme "qui sait de quoi il parle et surtout, dit Fabra, il a le rare mérite de poser en termes rationnels et économiques, selon la tradition des grands fiscalistes, aujourd’hui trop souvent perdue de vue, la question essentielle de l’incidence de l’impôt". Quelle est cette solution ? Laissons encore la parole à P. Fabra  : Maurice Lauré propose d’y renoncer, au moins provisoirement. Sa formule conserver les frontières fiscales, mais les rendre invisibles. Elle n’a rien à voir avec la prestidigitation dans la mesure où le problème n’est nulle part escamoté. C’est tout de même simple !
La proposition expliquée ensuite par le journaliste du "Monde" coûterait au Trésor français un manque à "recevoir" la T.V.A., "la bagatelle de 100 milliards de francs par an". C’est évidemment insupportable, mais M. Lauré a encore la solution. "L’idéal serait de compenser ce manque à gagner par une augmentation de l’assiette de l’impôt sur le revenu". Paul Fabra se rend bien compte que, politiquement, cette solution serait très difficile à faire admettre, bien que... il suffirait d’annuler, comme le suggère M. Lauré, une décision prise après les "événements" de 1968 : pour éviter alors la dévaluation que les hausses de salaires rendaient quasi-inévitables, le gouvernement décida de remplacer l’impôt forfaitaire de 1948 par un relèvement de la TVA. "Pourquoi ne pas parcourir aujourd’hui le chemin inverse  ?" demande Fabra : on est obligé d’abaisser la TVA, alors on relève les impôts sur le revenu(*).
Voici les mesures proposées pour faire mieux circuler les marchandises  : gageons qu’avec elles les tomates pâles du Nord continueront à faire la loi, même si les tomates juteuses du midi doivent pour cela être détruites.
Mais ce n’est qu’un aperçu des problèmes financiers qui s’interposent, dans notre beau système économique, entre la réalité et l’union véritable des européens. Il y en aura bien d’autres, y compris ceux que posera la libre circulation des diplômés (que diront nos médecins français quand les médecins belges formés - sans - concours viendront s’installer sur leurs plates-bandes ?). Et ce n’est pas ces interminables discussions fiscales qui suffiront à résoudre les problèmes de la consommation par tous ceux qui n’ont rien. Quand, dans peu de temps, apparaîtront sur le marché les nouvelles productions, celles obtenues grâce au "génie génétique", légumes, fruits, blé, viande, etc... qui vont déborder, qu’en fera-t-on, concrètement ?

(*)Voici une proposition qui va certainement faire plaisir à nos amis des G.S.E.D., et parmi eux à Gilberte et Gérard qui, depuis 1979, font croisade pour obtenir le droit à la clause de conscience : ils refusent que leurs impôts soient utilisés à fabriquer des armements et revendiquent le droit de les redistribuer utilement à des fins exclusivement sociales. Cette clause de conscience a été accordée (en principe) aux objecteurs de conscience, elle a été accordée aux médecins dans le cas des avortements, la reconnaissance des Droits de l’Homme implique qu’elle le soit aussi aux contribuables.