Quelle révolution pour le XXIe siècle ?

Réflexion
par  B. BLAVETTE
Publication : juin 2016
Mise en ligne : 3 octobre 2016

Avec ce texte Bernard Blavette apporte un complément à son précédent article intitulé L’Etat entre puissance et fragilité (GR 1173). Il pense que le lecteur a pu être désarçonné par la formulation sibylline de la conclusion :« Pourtant rien ne nous interdit d’avancer quelques idées et d’emprunter quelques chemins peu fréquentés », ce qui demande pour le moins quelques précisions, c’est l’objet du développement ci-dessous.

« La révolution du siècle à venir sera avant tout spirituelle. »

Aldous Huxley
qui est notamment l’auteur du célèbre roman, par bien des aspects prémonitoire, “Le meilleur des mondes”

« Nous avons besoin de spirituel dans l’engagement. »

Edwy Plenel
Ancien journaliste au Monde, cofondateur du quotidien en ligne Médiapart.
Cette citation a été formulée le 28 mars dernier lors de La nuit des débats organisée par Médiapart dans le cadre d’un dialogue avec Anne Hidalgo, Maire de Paris.

Selon le sociologue Bernard Lahire notre espèce a été confrontée ces derniers siècles à trois bouleversements d’origine scientifique particulièrement traumatisants [1].

Tout d’abord au XVIe siècle la “révolution copernicienne”, qui démontre le double mouvement des planètes à la fois sur elles-mêmes et autour du Soleil  : la Terre n’est plus alors le centre de l’univers mais seulement un astre parmi les autres, et au fil du temps, l’humanité prendra conscience de son isolement, de sa solitude parmi des millions de galaxies, parmi ces « espaces infinis » qui terrorisaient Pascal.

Plus tard, avec Charles Darwin, l’homme et la femme réalisent qu’ils ne sont pas des êtres exceptionnels fruits d’une création divine, mais le produit d’une longue évolution du Vivant et qu’ils partagent avec les animaux un large patrimoine génétique et bien des comportements.

Quelques années plus tard la “révolution freudienne” révèle que l’être humain est largement prisonnier de son inconscient, de ses pulsions générées par les traumatismes vécus plus particulièrement dans la petite enfance et que la psychanalyse peine à mettre en lumière. L’image prométhéenne de l’homme libre, maître de son destin n’est donc qu’un mythe.

Enfin notre malheureuse espèce dut aussi subir un quatrième choc qui, étrangement, n’est pas pris en compte par Bernard Lahire : les avancées récentes de la physique et plus particulièrement de la physique quantique [2]. Initiée par le physicien Max Planck (1858-1947) et développée par le danois Niels Bohr (1885-1962) et son équipe, la théorie quantique décrit un univers aléatoire dans lequel les particules élémentaires constituant la matière ne sont gouvernées que par des probabilités et ne possèdent pas de localisation précise.

À cela s’ajoute le fait que nos sens ne nous transmettent qu’une perception tronquée de la réalité : nos yeux ne perçoivent qu’une fraction du spectre lumineux (nous sommes insensibles aux rayons infra rouges et aux ultraviolets) et une partie de la gamme sonore nous est inaudible (les ultrasons par exemple que perçoivent les chiens).

Notre univers familier ne serait-il alors qu’une illusion, un décor masquant une réalité inconnaissable comme l’avait déjà entrevu Platon avec son Mythe de la caverne ?

Des hommes sont enchaînés au fond d’une caverne. Ils ne connaissent de la réalité que la faible lumière qui parvient au fond de la grotte et les ombres projetées sur les parois. Ces hommes nous ressemblent. Parfois l’un des prisonniers parvient à se libérer, sort de la caverne et accède à la réalité qu’il lui est tout d’abord très difficile de regarder en face. Puis il s’habitue à l’éclat de la lumière, mais lorsqu’il retourne vers ses compagnons personne ne veut le croire, certains veulent même le tuer…

Résumons-nous : notre espèce habite une planète minuscule perdue dans un univers insondable dont la réalité profonde nous échappe, par ailleurs notre être, nos comportements les plus intimes sont largement gouvernés par un “inconscient” inaccessible à notre raison. Bien qu’elle ait pulvérisé quelques croyances, le grand échec de la recherche fondamentale du XXe siècle est d’avoir généré plus de questions nouvelles que de réponses. Rien d’étonnant à ce que notre espèce se retrouve désorientée, privée de repères, prisonnière dans un univers apparemment absurde avec notre finitude pour unique perspective. Si l’absurde et la peur, qui inévitablement l’accompagne, règnent en maître, alors tout est permis, seule compte la satisfaction immédiate de tous les désirs primaires de l’individu, et les conséquences sont de peu d’importance [3]. Aucune société organisée, juste et durable ne peut être édifiée sur un tel vide de sens. C’est bien pour cela que toutes les tentatives de transformation sociales ont jusqu’ici échoué, les révolutions ne faisant que remplacer une domination par une autre. Et cette perte de sens se produit en fait au plus mauvais moment, dans une période où l’humanité vient d’acquérir la possibilité de s’auto détruire par l’utilisation irresponsable de ses capacités techniques…

Le philosophe et écrivain Albert Camus a bien tenté de se confronter à l’absurde apparent de notre condition avec notamment Le mythe de Sisyphe. Selon la mythologie grecque, Sisyphe, ayant osé défier les Dieux, fut condamné pour l’éternité à hisser au sommet d’une montagne un énorme rocher qui retombe perpétuellement à son point de départ. Camus voit dans cette parabole une illustration de la condition humaine et fait un parallèle avec les efforts jamais aboutis de l’humanité pour progresser sur le chemin de la sagesse et de la connaissance, et c’est paradoxalement dans cette quête infinie, dans sa capacité à défier le tragique de sa condition que, selon Camus, l’homme peut trouver un sens à son existence et peut-être le bonheur : « On peut même imaginer Sisyphe heureux » [4] déclare-t-il.

Cette philosophie, qui ne manque pas de grandeur, semble pourtant s’accommoder un peu vite de l’incapacité humaine à appréhender l’étrangeté de sa condition, et ne paraît pas être susceptible d’entraîner le plus grand nombre.

Alors que faire lorsque l’on sait que le délai qui nous est imparti pour infléchir le cours de l’histoire et prévenir la catastrophe écologique, politique et morale qui se profile est très court, au mieux une génération, peut-être beaucoup moins ?

Souvent, lorsque l’avenir semble irrémédiablement compromis, il est utile de se référer au passé qui, comme l’affirmait Tocqueville, agit comme une lanterne permettant d’éclairer le futur. En l’occurrence nous allons nous pencher sur une petite phrase fruit de l’intuition de la pensée grecque qui figurait sur le fronton du grand temple de Delphes et reprise par Socrate « Connaîs-toi toi-même ». Ce qui signifie en langage contemporain que l’on ne naît pas spontanément humain, on le devient. On le devient au terme d’une quête qui peut être ardue, mais qui n’est peut-être pas sans espoir comme celle proposée par Camus. Cette quête accessible à chacun vise à comprendre, autant que faire se peut, le fonctionnement de notre corps et de notre conscience, l’articulation qui les relie, leurs potentialités, les perspectives qui s’offrent à nous, notre place au sein de l’Univers. Concrètement cette initiation commence par la socialisation car nous ne sommes rien sans les échanges avec nos « frères humains » qui connaissent les mêmes épreuves que nous, se posent les mêmes questions, puisque nous sommes tous « embarqués dans le même bateau ». Nous disposons de nombreux outils forgés au cours des millénaires qui nous ont précédés et que l’on désigne sous le terme générique de « sciences sociales » : philosophie, sociologie, psychologie, psychanalyse. Elles peuvent nous aider à appréhender nos comportements individuels et collectifs, à prendre la mesure des valeurs délétères qui nous sont sournoisement suggérées, le plus souvent à notre insu, par les pouvoirs dominants : consommation exacerbée, recherche des privilèges, individualisme, indifférence aux autres, comportements mimétiques…Mais attention les sciences sociales constituent des moyens susceptibles de prendre la mesure de notre aliénation, mais elles ne peuvent en aucun cas nous fournir une éthique « prête à penser » comme ces plats cuisinés qu’il suffit, sans le moindre effort, de faire réchauffer au micro-onde. Car n’en doutons pas la révolution de ce siècle qui s’ouvre réclame avant tout une recherche personnelle de chacun d’entre nous qui doit déboucher sur une transformation individuelle qui permettra à son tour de concevoir et d’orienter nos actions collectives. Ainsi selon le philosophe indou Krishnamurty (1895-1986) les désordres du monde ne sont que le reflet et l’extension sanglante de la violence et de l’ignorance que chaque individu porte en lui et manifeste en premier lieu à l’égard de ses voisins, de sa famille, de son couple. Marx lui-même ne dit pas autre chose lorsqu’il déclare « Dans l’activité révolutionnaire, la transformation de soi-même coïncide avec la transformation des circonstances extérieures » [5]. Selon la philosophie taoïste « Si l’homme de travers utilise le moyen juste, le moyen juste opère de travers » [6]. Ainsi la sagesse traditionnelle chinoise s’oppose formellement à la foi que nous professons trop souvent dans la mé­thode « juste » sans tenir compte de l’individu qui l’utilise. La réussite et surtout la pérennité de l’indispensable révolution à venir dépendent donc avant tout de la capacité de chacun d’entre nous à concevoir et à mettre en œuvre dans sa vie quotidienne une éthique de respect de l’Altérité. Comme le déclarait le philosophe Ludwig Wittgenstein « La solution du problème que tu vois dans la vie c’est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème » [7]. Sans cela, même si la révolution aboutit au meilleur des systèmes politiques pourvu de tous les contrepouvoirs imaginables, à l’économie distributive, il se trouvera toujours une faction qui, profitant notamment de l’inévitable délégation des pouvoirs, tentera de tricher, de contourner les règles établies collectivement, et l’angoisse du retour en arrière sera toujours présente.

Parvenu à ce point de notre réflexion le lecteur peut légitimement s’interroger « Tout cela est bel et bon, mais moi, petit individu perdu au sein de la multitude, que puis-je faire concrètement pour sortir du conditionnement qui m’est imposé ? Qui suis-je pour me confronter aux grands problèmes philosophiques de l’humanité ? »

A cela une première remarque. Il faut tout d’abord bannir les « maîtres à penser », les gourous du « développement personnel » aux interventions tarifées qui sévissent régulièrement dans les grands médias. Bien sûr il est nécessaire de s’informer et d’acquérir des connaissances de la façon la plus large possible, mais dans le but de nourrir une réflexion personnelle. Et puis surtout ne pas se sous-estimer, car l’on n’a effectivement pas les capacités que l’on estime ne pas avoir. Il s’agit en fait de parvenir à une construction de soi, à un équilibre personnel, car on ne peut apprécier les autres si on ne s’aime pas soi-même. Il revient à chacun de trouver sa voie et l’on peut appliquer ici une citation figurant dans Les pensées de Pascal mais qui peut parfaitement s’appliquer dans un cadre laïque « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas déjà trouvé ». Cependant on peut aller encore un peu plus loin dans le balisage du chemin en se référant à une étude publiée récemment dans la revue « Pour la science ». Deux chercheurs de l’université du Wisconsin aux États-Unis, Antoine Lutz et Richard Davidson, ont mis en lumière à l’aide des techniques d’imagerie cérébrale, le fait que la méditation pratiquée dans le cadre de la philosophie bouddhique produit « une multiplication des connections cérébrales (…) ce qui semble accréditer l’idée que la méditation entraîne des modifications structurales dans le cerveau ». L’IRM montre que la méditation active certains réseaux neuronaux qui favorisent la stabilité et la clarté de l’esprit, l’équilibre émotionnel, la vigilance, le souci des autres et la compassion [8].

Le souci des autres, la compassion, la prise en compte des vulnérabilités de chacun sont précisément au centre de ce que l’on nomme la « philosophie du care ». Né au début des années 80 aux États-Unis ce courant de pensée s’attache à étendre ces valeurs à l’ensemble des activités humaines, à les placer au cœur de nos vies. Les philosophes étasuniennes Joan Tronto et Bérénice Fisher définissent comme suit cette nouvelle ouverture philosophique : « Au niveau le plus général nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons en vue de maintenir, continuer ou réparer notre monde de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage complexe qui soutient la vie » [9]. Alors comme le suggérait Michel Foucault « la vie de chaque individu pourrait devenir une œuvre d’art dans une conception de l’existence comme art et comme style » [10]. Peut-être les mouvements des “Indignés” et des “Nuits debout” constituent-ils les prémisses d’une telle démarche mêlant le politique et le spirituel.

Pourtant ne soyons pas naïfs, la révolution qui vient ne se fera pas seulement à travers la philosophie et l’éthique car, égarée dans ses fantasmes de puissance, l’oligarchie politico financière qui domine nos sociétés ne renoncera pas facilement à son pouvoir et à ses privilèges. Le mouvement social devra donc établir un rapport de force qui lui soit favorable. Dans ce combat notre préoccupation essentielle sera de ne pas en venir à ressembler à nos adversaires (nos ennemis ?) pour qui la violence envers autrui, à la fois physique et symbolique tient lieu de règle de vie. Mais nous aurons pour nous guider la belle figure de ces résistants de la dernière guerre mondiale (de Jean Moulin aux nombreux anonymes) qui, tout au long d’une période dramatique, surent faire preuve de courage, de dignité et d’un souci éthique sans faille.


[1Bernard Lahire, Pour la sociologie – Pour en finir avec une prétendue culture de l’excuse, éd. La Découverte, 2016.

[2Sur ce point lire notamment « Une incertaine réalité » par le physicien français Bernard d’Espagnat, éd. Gauthiers-Villars, 1985.

[3En illustration, lire de Michel Houellebeq, Les particules élémentaires, éd. Poche J’ai lu, 1998.

[4En illustration de la philosophie camusienne lire le beau roman de l’écrivain italien Dino Buzzati, Le désert des tartares, éd. Presse Pocket,1949.

[5K. Marx et F. Engels, L’idéologie allemand. Cité par le sociologue Philippe Corcuff dans Pour une spiritualité sans dieux, éd. Textuel, 2016.

[6Cité par Carl J. Jung dans son Commentaires sur le mystère de la fleur d’or, éd. Albin Michel /Spiritualités vivantes.
Le mystère de la fleur d’or est l’un des principaux ouvrages de la philosophie taoïste.

[7Ludwig Wittgenstein (1889-1951), Remarques mêlées, 1937. Cité par Philippe Corcuff op. cit.

[8Méditation : Comment elle modifie le cerveau, Pour la Science n°448 (Février2015).

[9Towards a theory of caring, Suny Press, 1990. Lire Qu’est-ce que le care ? Soucis des autres, sensibilité, responsabilité, par Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman, éd. Petite Bibliothèque Payot, 2009.

[10Cité par Philippe Corcuf op.cit.


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