Soyons concrets ! dites-vous
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Publication : décembre 2021
Mise en ligne : 4 avril 2021
L es “tics de langage” sont des expressions courantes devenues des habitudes. C’est souvent grâce à eux qu’évoluent les langues vivantes. Leur diffusion dans la parole quotidienne est devenue quasi instantanée grâce aux réseaux médiatiques.
Mais la répétition des mêmes mots et des mêmes expressions n’appauvrit-elle pas le vocabulaire et donc les idées ?
Ces transformations rapides du langage ne sont-elles pas le reflet de celles de notre société ?
Aujourd’hui je m’interroge sur l’usage constant, à propos de tout et de n’importe quoi des mots “concret” et “concrètement”.
Écoutez bien les hommes politiques, les économistes, les journalistes, les responsables syndicaux et les faiseurs d’opinions. Tous ceux qui, à quelque titre que ce soit, sont présents sur la scène médiatique nous proposent à longueur de temps des mesures “concrètes”, posent des questions “concrètes” s’engagent sur des promesses “concrètes” prétendent agir “concrètement” » pour notre bien.
Le mot “concret” est un couteau suisse à multiples usages. Il permet d’éviter le recours à des termes plus précis mais de sens voisin, tels que : solide, dur, compact, cerné, indiscutable, tangible… quel gain de temps !
Qu’apportent de plus ces mots polyvalents mis à toutes les sauces ? Que seraient ces mesures, ces actions, ces propositions si elles n’étaient pas concrètes ? — Probablement appartiendraient-elles au domaine de l’abstraction, de l’utopie, de l’irréalité, de l’imaginaire et de l’imprécision…
La “langue de bois” et le “parler pour ne rien dire” ont envahi la sphère du politique, après celle du commerce et de la publicité. Celle-ci s’autorise sans scrupule des propos mensongers, ou au minimum exagérés. Mensonges relatifs, dira-t-on, car personne n’y croit, sauf que la “communication” est devenue si efficace qu’elle parvient à faire passer pour pertinents des discours vides de sens. Ceci en mettant en jeu nos ressorts les plus intimes, et pas forcément les plus nobles : elle exploite avec succès l’égoïsme, la vanité, la jouissance, la violence, la dissimulation.
Nous vivons dans un univers de fausses nouvelles, de messages creux qui ne veulent rien dire, de promesses fallacieuses, de certitudes approximatives.
C’est peut-être la prise de conscience inexprimée de la vacuité de cet océan d’informations inutiles qui nous pousserait à nous en démarquer.
D’où la tentation de préciser que le discours que l’on tient appartient bien au monde du “concret”, et non à celui, irréel, de la communication.
Concret s’opposerait à abstrait, et l’abstraction serait perçue comme un exercice futile éloigné de toute réalité tangible. En particulier de la réalité économique. Une mesure concrète serait ainsi composée d’une série d’actions dont on possèderait toutes les clés et, en particulier, celle du financement.
Sa fiabilité serait ainsi garantie.
En réalité, le sens original du mot “concret” serait plutôt “solide”, “dur” par opposition à “fragile” ou “tendre“.
Le substantif correspondant à concret est “concrétion”, accumulation progressive de matière dure sur des organismes morts, ou sur certaines formes minérales. Les fossiles en font partie, nous les retrouvons comme témoins des ères passées et des extinctions successives des espèces vivantes installées sur la terre. Le concret s’opposerait ainsi à la vie, y aspirer serait un moyen d’apprivoiser la mort.
Il y a dans l’idée du concret celle de permanence, de déjà connu.
À l’inverse, toute orientation vers un monde nouveau est inquiétante et fragile. L’inconnu est toujours un danger.
Le monde ancien est connu, cerné, tangible. Il est l’objet de certitude, il est concret.
À l’inverse le monde futur est inconnu, flou, incertain, imprévisible.
D’où cette aspiration à retrouver le monde ancien à l’issue de toutes les crises.
Michel Serres a écrit dans Petite Poucette des pages éclairantes sur la transmission du savoir et le passage d’un monde à un autre. Il a aussi éprouvé le besoin de distinguer « le dur et le doux » dans une acception proche de celle évoquée ci-dessus : « Pratiques, concrets, nous pensons irrésistiblement que les révolutions se font autour des choses dures : nous importent les outils, marteaux et faucilles. Nous donnons même leur nom à quelques ères de l’histoire : révolution industrielle récente, âges du bronze et du fer, pierre polie ou taillée. Plus ou moins aveugles et sourds, nous accordons moins d’attention aux signes, doux, qu’à ces machines tangibles, dures et pratiques… » [1]
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Les évènements récents éclairent d’un jour particulier cette opposition entre le dur et le doux.
Comment ne pas voir dans le programme de Donald Trump l’image d’un monde le plus dur qui soit : tourné sur la production matérielle, la compétition, le “réalisme” économique, le refus de toute pitié pour les perdants, l’exaltation des gagnants, la justification de l’usage des armes ?
À l’inverse, celle de Joe Biden, dont il restera à prouver la sincérité et la pérennité, est empreinte de douceur. Celle d’un homme confronté depuis sa jeunesse à la résilience, soucieux du bien commun, de la protection et de l’usage moins inégalitaire des ressources du globe, de la promotion de la santé publique pour tous.
On ne saurait trouver confrontation plus contrastée, au point d’être caricaturale, et on ne peut qu’espérer que les basses manœuvres du président actuel se terminent par un échec.
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La diffusion du virus, notamment en France, montre l’inadaptation des structures matérielles consacrées à la santé publique, mises à mal au cours des décennies précédentes.
La subordination du corps médical à la gestion financière de structures hiérarchiques, à qui on a donné les pleins pouvoirs, a montré son inefficacité lorsqu’il a fallu faire face à la pandémie. Toutes les mesures prises au cours des décennies précédentes ont été “concrètes” : fermeture de lits, rémunération à l’acte des hôpitaux, numerus clausus dans la formation des médecins.
À l’opposé, le dévouement sans limite d’un corps médical trop peu nombreux, mal payé et peu considéré… a permis d’éviter le pire.
« Le dur et le concret » des structures matérielles et hiérarchiques fondées sur la recherche d’économies ont vite montré leurs limites. Dureté qui contraste avec la douceur et le dévouement du personnel hospitalier.
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Le déferlement de la pandémie oblige à s’interroger sur l’avenir de notre monde, morcelé entre blocs ou nations qui s’affrontent. Car tous les hommes sont solidaires, ce que personne ne peut plus sérieusement contester, même si en pratique toutes les structures de coopération sont impuissantes.
Faut-il comprendre que l’humanité est au bord du gouffre et que nous sommes proches d’une nouvelle extinction de la vie sur terre ?
Le pire, heureusement n’est pas toujours sûr, mais pour l’instant les seuls moyens d’action sont entre les mains des États. Avec l’espoir que ceux qui auraient mieux réussi que les autres à dominer la pandémie, ou qui auraient été capables d’en tirer parti pour assurer à leur peuple un avenir, au pire acceptable et si possible meilleur, serviraient d’exemples au reste du monde.
Il est donc légitime de se demander comment une nation comme la France pourrait profiter des bouleversements engendrés par le covid 19 pour renouveler ses politiques : sur quoi les fonder, quelles ressources de la terre elle peut raisonnablement exploiter et comment les partager.
Pour ce faire, deux pistes sont possibles : la dureté et la douceur, pour reprendre les expressions de Michel Serres.
La première consiste à reconstruire le monde d’après la pandémie pour qu’il redevienne aussi proche que possible de celui que nous connaissions.
C’est la piste retenue par notre Président de la République et son ministre des finances (et bien d’autres encore !). On retrouvera nos habitudes « quoiqu’il en coûte »… avec de fortes présomptions pour que le coût ne soit pas partagé par tout le monde.
Il a suffi de la mise au point hypothétique d’un vaccin contre le Covid pour que le CAC 40 bondisse de 10% en une journée. Ceci en acceptant, sans trop d’états d’âme, la disparition des petits commerces et la mort rapide et déjà bien avancée des centres-villes.
Dans le même temps, on apprend qu’une firme japonaise licencie, sans état d’âme également, plus de 850 personnes dans une petite ville comme Béthune. On dira bien sûr que c’était « concrètement » inévitable. On écoute avec scepticisme les promesses “concrètes” de nos ministres : trouver un improbable repreneur, prendre des mesures “concrètes” pour allonger la durée d’indemnisation des chômeurs.
Pourquoi pas financer les obsèques de ceux qui se suicideront… ?
Car la dureté a encore un bel avenir devant elle…
Mais que pourrait être une politique « douce » ?
Les pistes sont nombreuses, elles sont explorées sans relâche depuis des années dans les colonnes de La Grande Relève : la défense du revenu d’existence, la sauvegarde des biens communs, la primauté des services publics, la refonte du secteur éducatif.
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Michel Serres, mort trop jeune à 90 ans, a écrit dans Petite Poucette des pages inspirées sur la transmission du savoir.
Il en détaille les grandes étapes, depuis l’acquisition du langage, celle de l’écriture, puis de l’imprimerie, enfin du monde numérique qui rend en partie la mémoire humaine inutile. La tête bien faite plutôt que bien pleine de Montaigne devient une réalité crédible. Intuition qui traverse les jeunes générations rebelles aux formes traditionnelles du savoir sous la forme du livre.
Il accorde plus d’avenir au chahut d’une classe de troisième d’un collège de la Seine-Saint Denis qu’aux « dos courbés » sur leurs feuilles de papier des élèves des mêmes classes des grands collèges parisiens.
Car le système éducatif français est du côté de la dureté et de la rigidité d’une programmation centrale qui exclut la diversité des élèves et la liberté des enseignants, ce qu’un mode de fonctionnement plus doux autoriserait.
Alors messieurs les orateurs de toute espèce, docteurs en toute science, fabricants d’opinions, évacuez vos certitudes, cessez d’être concrets, d’enfermer le monde qui pourrait naître d’une éradication d’un virus sous la gangue de vos concrétions qui ne sont que des formes de mort.
Acceptez que ce nouveau monde soit incertain, tendre, affectueux, imaginatif, accueillant aux autres, bref tout ce que vous voudrez, sauf concret.
[1] Les citations des textes de Michel Serres sont empruntées à son ouvrage Petite Poucette paru en 2012 aux éditions Le Pommier. Ouvrage accessible aussi sous forme numérique.