Une influence néfaste à l’échelle du monde
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Publication : décembre 2021
Mise en ligne : 5 avril 2021
Jean Gadrey tente de décrire toutes les calamités qu’inflige au monde une multinationale comme Amazon :
Si je devais classer les multinationales les plus destructrices sur le plan humain, social, environnemental, économique et financier, j’aurais bien du mal. Entre les banques les plus dangereuses en termes de risques systémiques ou d’évasion fiscale, les entreprises extractrices de charbon, de pétrole et de gaz, Monsanto/Bayer, Nestlé et bien d’autres, le choix est vaste.
Mais si l’on combine toutes les dimensions destructrices et le gigantisme de l’influence néfaste à l’échelle mondiale, Amazon est assurément sur le podium, comme j’avais commencé à le montrer dès décembre 2018 sur internet (référence : Le père Noël doit boycotter Amazon, qui détruit les salarié.e.s, la nature, les États, et l’emploi) !
Depuis, on dispose du livre écrit par Benoît Berthelot, journaliste au magazine Capital, intitulé Le monde selon Amazon (édition du cherche midi, septembre 2019), issu de trois ans d’enquête de terrain un peu partout dans le monde. On peut alors compléter le tableau de “La Pieuvre” et des risques qu’elle fait courir aux sociétés, à l’humanité et à l’environnement.
Une autre excellente source est la série d’articles de Reporterre de juillet 2019 sous le titre Le plan secret d’Amazon en France, ainsi que le livre de Jean-Baptiste Malet En Amazonie (éd.Fayard, 2013).
Et je viens de découvrir une autre mise en ligne : un rapport de 60 pages d’Attac, des Amis de la Terre et de Solidaires. Je l’ai parcouru : c’est un incontournable !
Une des trois grandes puissances économiques du monde, avec des projets faramineux, voire déments
Au début de 2019, Amazon a pris provisoirement la première place mondiale de la valeur boursière des entreprises, devant Microsoft et Apple, suivies par Alphabet (Google).
Depuis, les trois géants du e-capitalisme font à peu près jeu égal selon ce critère, en approchant ou dépassant un peu les 1.000 milliards de dollars. Amazon compte 650.000 salarié.e.s dans le monde, soit 50 % de plus qu’Apple, Google, Facebook et Microsoft réunis, auxquels s’ajoutent des centaines de milliers de personnes directement dépendantes de la sous-traitance dans divers domaines, dont évidemment la livraison.
La firme est devenue le leader mondial de l’hébergement Internet (voir le paragraphe suivant), le numéro 3 de la publicité en ligne, et elle s’est lancée dans les médias avec le rachat, en 2013, du prestigieux Washington Post. Son mégalo de patron, Jeff Bezos, est désormais l’homme le plus riche du monde avec, selon le classement Bloomberg de juillet 2019, un patrimoine de 125 milliards de dollars. Le même Bezos a lancé son entreprise dans la livraison par drones, le transport aérien (une flotte d’une quarantaine d’avions-cargos) et… les fusées spatiales, son rêve de toujours. Il projette très sérieusement de faire de la transhumance intersidérale des humains la solution à la « surpopulation » de la planète : « si nous déménageons dans le système solaire, nous aurons des ressources illimitées » (discours sidérant, en mai 2019, à Washington).
Il faut craindre les savants fous, mais c’est bien pire avec les ultra-milliardaires fous comme Bezos ou Elon Musk (fondateur de Tesla) car ils disposent de moyens immenses au service de leur folie.
Par exemple l’armée américaine a signé en 2018 un contrat de 500 millions de dollars avec Blue Origin, la filiale spatiale de Bezos, pour le lancement de ses satellites (source de tout ce qui précède : le livre de Berthelot).
Amazon dépasse nettement ses concurrents, et bien des États, pour les investissements en recherche-développement : 22,6 milliards de dollars en 2018.
Premier hébergeur de données du monde, un risque majeur pour les libertés et la démocratie
Je l’ignorais avant d’avoir lu le livre de Berthelot : Amazon stocke les données non seulement de ses centaines de millions de clients (21,2 millions rien qu’en France, je n’ai pas trouvé de chiffre mondial), et elle les revend à tour de bras, mais aussi et surtout d’entreprises et d’administrations parmi les plus grosses et les plus sensibles (par exemple la Société générale, Engie ou Véolia, mais aussi… la CIA, le ministère de la justice britannique, etc.) !
C’est la discrète et hyper-rentable filiale Amazon Web Service (AWS) qui s’en charge. Benoît Berthelot y consacre le chapitre 11 de son livre et c’est édifiant et inquiétant. Même Netflix (pourtant en concurrence avec Amazon Prime Video) ou Waze (propriété de Google) sont obligés de passer par le « cloud » de AWS.
En France, les restos du cœur ont leurs données hébergées par AWS et, tenez-vous bien, les notes des évaluations des élèves français du primaire et du secondaires se trouvent chez Amazon en Irlande !
Et comme presque tous les profits des filiales européennes sont rapatriés au Luxembourg, AWS ne paie presque pas d’impôts en Europe.
Cerise sur le gâteau : depuis 2016, la pieuvre Amazon s’est lancée dans la reconnaissance faciale avec un logiciel Rekognition, déjà testé par les polices de plusieurs comtés ou États américains, et suscitant de vives oppositions d’organisations de la société civile au nom des menaces sur les libertés fondamentales.
Travail surexploité, uberisation en marche, emploi en berne
C’est désormais connu : les conditions de travail, de salaire et de statut des employés des entrepôts (qui sont la majorité des 650.000 salariés directs) sont détestables et sous forte tension, (voir le chapitre 4 du livre de Berthelot, où est notamment cité un rapport confidentiel et accablant fondé sur les témoignages de 216 salariés de l’entrepôt de Montélimar).
De son côté, le magazine Challenges avait publié le 15 novembre 2017 un article, appuyé sur de nombreux témoignages de salarié.e.s, sous le titre « Flicage, accidents du travail : plongée dans l’univers social impitoyable d’Amazon France ».
Une autre source est le livre du journaliste Jean-Baptiste Malet, En Amazonie, (éd.Fayard, 2013) dont un compte-rendu est accessible sur le site Diacritik .
On trouve une intéressante interview de son auteur, ainsi que les résultats d’une longue enquête du New York Times, dans cet article de Marianne (20/08/2015) : « Comment Amazon a réinventé la pénibilité au travail ».
Mais il y a plus du côté de cet enjeu stratégique qu’est la livraison rapide, le “dernier kilomètre”. Car les livreurs prestataires sont certes encore souvent ceux de La Poste (dont Amazon est le premier client) ou de ses sous-traitants, mais La Pieuvre développe de plus en plus ses propres réseaux de distribution, au sein de sa filiale Amazon Logistics, en faisant appel à des PME sous pression, mais aussi, ce qui a commencé dans plusieurs pays (pas encore en France), à une myriade de livreurs ubérisés : n’importe qui, ou presque, peut devenir livreur pour Amazon en s’inscrivant en ligne et en étant ensuite fortement contrôlé et… viré sans ménagement s’il y a un problème !
L’ubérisation concerne d’autres domaines figurant dans le livre de Berthelot, dont les petits boulots d’alimentation en données des bases de « l’intelligence artificielle ». Cela concernerait environ 500.000 personnes non salariées qui peuvent, elles aussi, candidater par clics et qui sont payées à l’unité pour remplir des sondages, des listes de numéros de téléphone et mille autres choses.
Tout cela est bon pour l’emploi, non ?
— En fait, non. Les collectivités locales, dont certains barons se battent pour attirer un entrepôt Amazon “créateur d’emplois ”, devraient lire le récent rapport de Mounir Mahjoubi, ex-secrétaire d’État au Numérique et député LREM de Paris. Une formule le résume : "pour un emploi créé chez Amazon", le commerce de proximité a perdu 2,2 emplois. Une étude américaine réalisée en novembre 2016 par l’Institute for Local Self-Reliance avait abouti au ratio de "deux emplois supprimés aux États-Unis pour un emploi créé par Amazon". Je cite le député de la majorité : « Le pire qu’on peut faire à Noël, c’est offrir des cadeaux made in China chez une entreprise américaine qui ne paie pas ses impôts en France »… et qui détruit l’emploi.
Mounir Mahjoubi devrait en parler à son Président, lequel déclarait en inaugurant en octobre 2017 l’entrepôt près d’Amiens, alors même que l’entreprise avait un contentieux fiscal avec Bercy : « Amazon fait partie des projets structurants dont la région a besoin pour repartir de l’avant, montrer qu’il y a un avenir, y compris un avenir économique et industriel dans l’Amiénois ».
Une critique d’un post récent de Guillaume Duval estime que tout cela « n’est pas forcément un mauvais point pour la firme : cela signifie qu’elle rend bien un service nettement plus efficace que le commerce traditionnel ». Mais j’y reviendrai car c’est gros…
L’évitement presque total de l’impôt
J’ai développé ce thème fin 2018, mais depuis on a ce chiffre faramineux : selon un rapport de l’Institute of Taxation and Economic Policy, Amazon a payé ZÉRO impôt fédéral sur les bénéfices aux États-Unis aussi bien en 2017 qu’en 2018, alors que ses profits déclarés étaient de 10,8 milliards de dollars en 2018 et 5,4 milliards en 2017.
Les explications varient, mais la plus vraisemblable repose sur un mécanisme de crédit d’impôt (une variante du CICE) dont le montant en 2018 a été supérieur à l’impôt qui aurait dû être versé, de sorte que le taux d’imposition final a été… négatif !
En Europe, la stratégie d’évitement passe par le fait de rapatrier des profits dans des filiales au Luxembourg, à Gibraltar ou au Delaware, une « optimisation » pour l’instant légale.
En France, Amazon a annoncé unilatéralement qu’elle répercuterait la modique taxe GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) sur ses fournisseurs.
A Seattle, où est situé son siège, Amazon a fait annuler une taxe sur les multinationales en faveur des sans-abri, pourtant votée à l’unanimité par le conseil municipal…
La pieuvre saccage le climat
Je reprends pour commencer un extrait de mon billet de décembre 2018 où j’évoquais une firme climaticide. Certes, toute la grande distribution mondialisée est une usine à produire d’énormes émissions de gaz à effet de serre, du fait en particulier •1. de ses modes d’approvisionnement au loin, là où c’est moins cher du fait du dumping social et environnemental, et •2. de ses choix d’implantations de magasins périphériques impliquant un usage massif de la voiture de la part des clients. Pour Amazon, c’est probablement pire :
1•. le premier des deux facteurs précédents est présent, mais Amazon fait encore moins bien sur le plan de l’empreinte carbone de ses approvisionnements selon cette étude de 2017 ;
2•. les déplacements motorisés des clients vers les grandes surfaces pour faire des achats souvent très groupés (et sans colis d’emballage additionnel !) sont remplacés dans le commerce en ligne par des livraisons à domicile de colis souvent uniques, en tout cas pour les colis qui ne passent pas par voie postale. Est-ce plus ou moins polluant sur l’ensemble du bilan carbone de ces achats de produits entre commande et réception ? — Les diagnostics divergent. Certaines études, dont celles financées par le grand commerce en ligne, prétendent que ce dernier est plus écolo ; d’autres tiennent plus ou moins compte des livraisons qui trouvent porte close (autour de 15/20 %), des retours, des déplacements des clients en points relais, du supplément d’emballages, etc. et alors les résultats deviennent flous et dépendent beaucoup de la configuration spatiale de la clientèle. Sans compter le fait que le e-commerce encourage l’étalement urbain.
•3. Selon un rapport de Greenpeace de 2014, Amazon et Twitter font partie des sites Internet les plus polluants sous l’angle de l’électricité qui les alimente : « Ces groupes, dont le plus notable est Amazon, choisissent d’alimenter leurs infrastructures uniquement avec de l’électricité bon marché, sans considération pour l’impact que leur empreinte électrique croissante a sur la santé et sur l’environnement ». Constats largement confirmés dans un autre rapport de 2017.
Je complète cet extrait de mon billet antérieur par une réflexion :
Ce que Berthelot nomme « la spirale infernale d’accélération du délai de livraison », le grand atout revendiqué par Amazon, ne peut pas être sans dommages pour le climat et l’environnement, poussant la firme à développer ses propres moyens de transport, de l’avion au camion, à l’automobile ou aux deux roues motorisées.
Mais si, par exemple, Amazon délaisse La Poste au profit de ses propres flottes de livreurs, cela peut faire gagner une demi-journée de livraison ou autoriser des livraisons le dimanche, mais c’est alors au prix de véhicules supplémentaires sur les routes.
C’est une autre forme de productivisme destructeur.
Conclusion
Depuis novembre 2018, Amazon a été vivement prise à partie par le mouvement des gilets jaunes, avec pas moins de 16 blocages. « Amazon craint la formation de Zad », croit savoir Jérôme Bascher, sénateur Les Républicains (LR) de l’Oise (source : Reporterre, article cité).
En fait, dans ce domaine comme dans d’autres, les gilets jaunes ont vu juste.
Ils savent assez bien qui détruit le travail et l’emploi.
Mais que craint avant tout Jeff Bezos ?
— Que les clients finissent par se détourner de sa firme, que des collectifs de salariés commencent à protester, et que les États et les institutions internationales lui fassent payer l’addition de l’évasion fiscale plutôt que d’offrir un pont d’or en infrastructures publiques pour accueillir ses entrepôts, inaugurations présidentielles en renfort.
Voilà pourquoi il faut dénoncer et rendre visibles les dommages que cette entreprise inflige aux humains, au travail, aux sociétés, aux libertés, à la démocratie, aux petits et moyens commerces et à l’environnement.
Et pour cela, commençons par faire du prochain Black Friday un Block Friday pour Amazon, ce qui n’interdit pas de s’en prendre à d’autres formes et symboles du consumérisme productiviste néolibéral.
Ni de participer aux marches et « manifest’actions » pour le climat le même jour, le Green Friday.