1945 - Rareté et abondance


Publication : octobre 1978
Mise en ligne : 14 octobre 2006

CE qui caractérise peut-être le mieux l’Etat capitaliste, c’est son impuissance quand l’intérêt général est en jeu. Il ne peut rien sans crédits, ce qui signifie qu’il doit disposer de sommes nécessaires à l’exécution de tout ce qu’il veut entreprendre. Comme il ne peut donner plus qu’il ne reçoit, les oeuvres les plus utiles et les plus urgentes sont indéfiniment ajournées sous prétexte que la colonne des dépenses atteint déjà la hauteur de celle des recettes. C’est ce qui explique que les îlots insalubres soient toujours debout, les malheureux sans abri, que l’abord des villes reste repoussant, etc... Survient-il quelque cataclysme plongeant des milliers de’ familles dans la détresse, l’Etat capitaliste tend la main, on autorise des sauteries ou des tombolas pour venir en aide aux sinistrés.

Dans sa dernière phase, le rôle de l’Etat capitaliste a grandi considérablement puisqu’il est obligé de prendre le libéralisme en tutelle. Bien entendu, s’il équilibre encore son budget, c’est grâce à des feux d’écritures, consistant à inscrire dans des budgets annexes, additionnels, provisoires, complémentaires, spéciaux, extraordinaires, on dit encore de défense nationale, toutes les dépenses pour lesquelles il n’existe plus de recettes correspondantes. Les économistes classiques blâment ces errements sans se douter que si le hasard voulait bien qu’un Etat moderne réussit à équilibrer ses comptes, cet événement provoquerait l’effondrement définitif de la grande majorité des entreprises privées. On peut même affirmer que Plus le déficit augmente. moins les affaires vont mal ; car si l’Etat crée chaque année des milliers d’emplois, c’est pour assurer un revenu aux milliers de gens que le secteur privé a éliminés. En somme, son déficit augmente dans la mesure où l’économie a besoin d’être subventionnée.

On assiste ainsi à une évolution de l’Etat correspondant au passage de l’économie de la rareté à celle de l’abondance. Cette transformation est même si complète que, si on continue à l’appeler l’Etat, c’est faute d’un nom qui lui conviendrait mieux, car il n’a plus rien de commun avec l’Etat tel que le libéralisme l’avait façonné.

En régime d’abondance, l’Etat devient utilitaire ; dès que la production spontanée ne peut plus dégager de profit, elle s’arrête ; et l’Etat doit s’agréger les moyens de production pour les mettre en oeuvre dans l’intérêt général.

Pour l’exécution d’un plan de production destiné à satisfaire les besoins réels, l’Etat exigera des hommes valides leur quote-part de travail sous forme de service social. N’a-t-il pas eu de tous temps le droit d’exiger du travail, comme tous les genres de services, pour la grande cause de l’utilité publique ?

Produire au maximum deviendra ainsi une fonction publique.

Mais après avoir assumé la création des richesses, l’Etat devra présider à leur distribution. A cet effet, la production annuelle, diminuée des réserves correspondant à l’entretien de l’équipement national, comme aussi des marges de sécurité pour !’avenir, fera l’objet d’une évaluation conventionnelle permettant de déterminer le revenu national. Celui-ci sera entièrement réparti aux ressortissants sous forme d’un revenu viager dont l’importance variera avec l’âge du bénéficiaire.

Pour cette répartition, l’Etat créera une monnaie qui cessant d’être circulante, sera garée sur la Production elle-même dont elle assurera le passage à la consommation.

Cette économie nouvelle fonctionnera sans impôts. Pourquoi l’Etat Prélèverait-il ses ressources sur celles de ses ressortissants ? Disposant de l’ensemble du revenu national. il en affectera une partie à l’administration de la production et aux frais généraux de la nation. Ainsi le revenu viager servi aux ressortissants ne comportera aucune retenue.

Pour la même raison, l’Etat ne manquera jamais de crédits parce que les crédits ne seront plus nécessaires. Que survienne un cataclysme ou que des travaux d’utilité publique s’imposent d’urgence, il ne s’agira pour l’Etat que de faire face à une production exceptionnelle.

Ces quelques observations permettent de voir la différence profonde existant entre l’Etat en régime de rareté et l’Etat en régime d’abondance.

Le premier avait théoriquement pour fonction d’être l’arbitre entre les classes sociales, et l’eut été, en fait, si l’équilibre avait été possible entre elles. Cet équilibre étant impossible, l’Etat capitaliste devenait fatalement l’instrument de la classe la plus riche, pour pressurer les classes les plus pauvres et conserver ainsi ses privilèges. En régime d’abondance, au contraire, l’Etat devient l’expression réelle de l’intérêt général car les classes sociales n’existent plus.

L’ECHANGE international, portant sur les marchandises, se décompose en importations et en exportations, ces deux mots groupant respectivement les marchandises qu’un pays achète à l’étranger et celles qu’il lui vend. En principe, importations et exportations sont solidaires, les chiffres des unes et des autres suivent des voies parallèles, parce qu’en fait les marchandises d’un pays s’échangent contre les marchandises des autres pays, l’or n’intervenant que pour régulariser ces deux courants. Pénétrons vite ce système :

Un pays achetant au dehors, sans rien vendre, serait obligé de payer ses achats en or, seule monnaie internationale : son stock métallique serait rapidement épuisé. Les choses se passent autrement grâce à la compensation. Les achats faits à l’étranger se paient au moyen de lettres de change dont chacune représente une vente déjà faite à l’étranger. On paie ainsi les importations avec les exportations. ce qui permet de dire que l’échange international revêt la forme du troc, par la compensation des titres de créance que représentent les marchandises. En somme, l’exportation n’est que le prix en nature que paie un pays pour l’importation des marchandises dont il a besoin. On se sert de l’or pour régler la différence qu’accuse la Balance Commerciale ou, plus exactement, la Balance des paiements, car les pays ont, les uns sur les autres, d’autres créances que celles résultant d’opérations purement commerciales.

Et c’est ici que se produit le fameux rétablissement automatique d’équilibre : s’il y a excès d’importations, il y a sortie d’or. L’or, ainsi raréfié, provoque une baisse des prix à l’intérieur du pays. Cette baisse, stimulant les étrangers à augmenter leurs achats, fait ainsi croître les exportations, en même temps, elle enraye les importations car elles apparaissent moins avantageuses. Augmentation des exportations, diminution des importations, l’équilibre est rétabli.

Y a-t-il eu excès d’exportations ? L’or afflue et, devenu plus abondant, fait monter les prix intérieurs. Cette hausse freine les achats de l’étranger et stimule au contraire les importations, car les prix du dehors paraissent plus accessibles. L’équilibre est de nouveau rétabli.

En réalité, il n’est même pas nécessaire que les prix intérieurs baissent ou montent beaucoup pour que les courants commerciaux se renversent automatiquement. En effet, chaque exportation donnant naissance à une lettre de change, donc à ce qu’on appelle « du papier sur l’étranger », plus les exportations augmentent, plus le papier sur l’étranger devient abondant et plus son prix baisse. Au contraire, plus les importations sont actives, plus le papier sur l’étranger est recherché et plus son prix monte. Lui-même étant soumis à l’offre et à la demande, comme toute marchandise, c’est le cours de ce papier qui régularise les excès, s’il s’en produit. Un pays a-t-il importé plus qu’il n’a exporté ? Son papier sur l’étranger hausse, puisque les importateurs en manquent. Mais si cette hausse constitue une petite prime offerte aux exportateurs et les incite à augmenter leurs achats, elle est une petite perte pour les importateurs en les obligeant à payer leur papier plus cher,_ donc à ralentir leurs achats. Le cours du change suffit ainsi à déclencher automatiquement le renversement des courants commerciaux. L’excès des importations provoque la hausse du change et stimule les exportations comme l’excès des exportations provoque la baisse du change et stimule les importations. Quelle belle harmonie !

Elle a régné longtemps. Lorsqu’un pays signait un traité de commerce ou élevait sa barrière douanière, il réussissait à augmenter ses exportations ou à diminuer ses importations ; mais il faussait sa balance commerciale. Elle retrouvait assez vite son équilibre, à un niveau différent, tant que l’or a joué son rôle de régulateur.

En régime d’abondance, tout tend à la gratuité. Si les orthodoxes s’insurgent contre cette affirmation, c’est qu’ils n’ont jamais pris leurs doctrines au sérieux. S’ils vantaient les bienfaits de la concurrence, n’était-ce pas qu’elle devait abaisser continuellement les prix de revient ? Or, à force de baisser, n’eussent-ils pas fini par être si près de zéro qu’il serait devenu impossible de les en différencier monétairement ? Ainsi donc, c’est à la gratuité que tendait le libéralisme, si les contractions internes n’avaient pas achevé prématurément sa carrière.

Comme dans le socialisme de la rareté, le commerce extérieur est monopolisé par l’Etat qui exporte aux fins de se procurer les importations nécessaires. Le Plan détermine la nature et l’importance de ces opérations qui s’exécutent et se règlent par l’intermédiaire des représentations commerciales à l’étranger.

Si la compensation n’est pas possible, les exportations fournissent les devises pour le paiement des importations. L’Etat peut encore se procurer ces devises en cédant de la monnaie intérieure aux touristes étrangers.

Entre nations vivant en économie d’abondance, les transferts de marchandises ne porteront guère que sur les matières premières que la nature, dans son ignorance des frontières politiques, a inégalement réparties sur la surface du globe. Les nations les plus favorisées fourniront gratuitement aux autres les quantités qui excèdent les besoins réels de leurs ressortissants, compte tenu des réserves nécessaires pour la production future. Cette solution paraît plus sage que de brûler ou d’enfouir ces excédents, comme on le faisait en économie de rareté ; c’est aussi plus humain que de limiter les envois rapides et gracieux aux bombes que personne ne réclame et qui appellent la réciprocité.

(Extraits de « Rareté et Abondance »)

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