Je n’ignore pas, monsieur le Ministre, que vous avez
déjà assez de problèmes avec les seuls travailleurs
en activité - lesquels s’agitent un peu en ce moment - pour occuper
vos journées, vos nuits blanches, et même, s’il vous en
reste, vos heures de loisir.
Le moment paraît donc mal choisi pour s’intéresser à
une autre catégorie de travailleurs, les travailleurs au chômage,
ou, si l’on préfère, les demandeurs d’emploi. On en parle
beaucoup, bien sûr, et depuis longtemps, on les plaint, les pauvres,
et on s’occupe d’autre chose. Il y a tant à faire. Et brusquement
voilà que Giscard réunit, le 17 avril dernier, les quarante
ministres et secrétaires d’Etat à Rambouillet pour chercher
« les moyens de sortir de la crise » — on n’avait pas encore
trouvé ? - avec, en priorité des priorités, le
problème du chômage. C’était donc devenu si urgent
? Y’a tout de même pas le feu !
Si, justement. Je ne vous apprends rien, monsieur le Ministre, les élections
législatives approchent, c’est dans un an, et, si l’on s’en tient
aux résultats des municipales, c’est pas du tout cuit pour la
majorité présidentielle.
Les chômeurs, bien sûr, ça fait du monde, je veux
dire, des voix. Mais comment les avoir ? Avec des promesses ? Cela ne
prend plus. Avec du boulot ? C’est tout le problème. Je ne dis
pas cela pour vous décourager mais la solution au problème
du chômage, dans notre système économique, n’est
pas près d’être trouvée. Figurez- vous que j’ai
une idée. Mais si !
Je tiens toutefois à vous prévenir que je ne suis ni économiste
distingué, ni ancien élève de l’E.N.A., de Sciences
Po et autres fabriques d’hommes d’Etat, ce qui, étant donné
les brillants succès obtenus par ces grosses têtes dans
les différents gouvernements qui se sont succédé
chez nous depuis plus d’un demi-siècle, serait plutôt de
nature à vous rassurer.
Je ne suis, monsieur le Ministre, qu’un modeste employé de la
R.A.T.P., aujourd’hui à la retraite, et médaillé
du Travail, ce qui vaut bien l’Ordre du Mérite, après
trente années de bons et loyaux services dans les sous-sols du
métropolitain. Pas de quoi se vanter, je sais, mais, à
regarder passer les trains, tout seul, à six mètres sous
terre et à faire des trous dans des bouts de carton, des heures
durant, le temps paraît long, et on pense. C’est un avantage sur
les hommes politiques qui, pris par les obligations du métier,
entre l’inauguration d’une tranche d’autoroute, un séminaire
à Rambouillet, la plantation d’un cocotier sur le macadam parisien
et une campagne électorale, n’ont pas le temps de penser. Moi,
avec le peu de jugeote que j’ai, je pense. Plutôt que de laisser
à tous les Guy Lux de la télé, de la radio et de
la grande presse dite d’information le soin de penser à ma place.
Depuis que je suis à la retraite je vois autour de moi des hommes
qui n’ont pas la chance - si l’on peut dire - d’avoir 65 berges, à
la recherche d’un emploi. Et le nombre de ces victimes de notre système
économique grandit sans cesse. J’ai un petit-fils qui, avec son
bac, comme tout le monde, une licence en sciences économiques,
une maîtrise de je ne sais plus quoi, même après
s’être fait couper les cheveux, n’a toujours pas réussi
à trouver du boulot. Je lui ai conseillé d’aller voir
à la R.A.T.P. Poinçonneur du métro c’est tout de
même pas un déshonneur. Sans enthousiasme il y est allé.
Trop tard. J’avais oublié : il y a maintenant des ordinateurs
pour faire ça.
Et c’est alors, soudainement, comme Archimède, que l’idée
m’est venue. J’avais constaté depuis longtemps que, dans tous
les pays modernement équipés la production pouvait croître
en même temps que le chômage, les progrès des sciences
et des techniques permettant, en effet, de produire de plus en plus
avec de moins en moins de main-d’oeuvre. Le système prix-salaires-profit
n’offre aucune issue à l’alternative inflation-chômage.
Il n’y a pas de solution, monsieur le Ministre, et vous le savez. Mais
puisque les élections approchent il faut bien essayer de se démerder
d’une manière ou d’une autre pour en sortir avec le moins de
dégâts possible en 1978.
Je voudrais vous y aider. Il doit bien se trouver encore dans le matériel
au rebut de la R.A.T.P., avec des sifflets de chef de train, quelques
milliers de poinçons qui servaient naguère à faire
des trous dans les billets de métro. On pourrait les distribuer
aux chômeurs, lesquels en feraient des confettis.
Ce que l’on ferait ensuite de tous ces confettis ? On en ferait ce que
l’on a toujours fait jusqu’ici de toutes les denrées «
excédentaires » : on assainirait la production, selon l’expression
consacrée, c’est-à-dire qu’on la détruirait ou,
dans le meilleur des cas, on l’exporterait à perte. Mais aux
frais des contribuables, comme de bien entendu.
LE POINÇONNEUR DU METRO