A la bonne vôtre
par
Publication : décembre 1980
Mise en ligne : 8 octobre 2008
Je ne voudrais pas décourager N. Raymond Barre, surtout par
ces temps de grogne et de rogne où il aurait plutôt besoin
d’être réconforté, mais autant le prévenir
tout de suite pour lui éviter une grosse désillusion :
ce n’est pas demain, en dépit de tout le mal qu’il se donne,
de tous les efforts qu’il nous demande si gentiment et de tous les plans
qu’il nous concocte, qu’on va en sortir.
Sortir de quoi ?... De la... Oui. vous voyez ce que je veux dire. De
l’auberge, si vous préférez. Parce qu’on s’y enfonce.
Un peu plus chaque jour. Et les nouvelles que nous apprenons par les
journaux ne sont pas faites pour remonter le moral, sinon celui des
fabricants, négociants et trafiquants d’armes en tous genres.
Parce que la noble industrie du casse-pipes, toujours à la pointe
du progrès, en France comme ailleurs, même dans les pays
où l’on crève de faim, se porte bien, merci. Mais cela
ne suffit pas pour relancer les affaires plutôt languissantes
en ce moment et pour donner du travail à nos 1 500 000 ex-chômeurs
devenus demandeurs d’emploi.
Mais en cherchant bien on trouve quand même, et c’est heureux,
des nouvelles rassurantes dans les journaux. Du moins à première
vue. Celle que nous annonçait V.S.D. du 17 septembre est du nombre.
Mais ne nous emballons pas. Pour nous changer un peu de l’Afghanistan,
de l’Ouganda, de la Bolivie ou du Golfe Persique qui prend la relève,
et autres pays en voie de développement qui font l’actualité
quotidienne, des envoyés spéciaux de V.S.D. sont allés
faire un petit tour du côté de Vilcabamba (Equateur) pour
y chercher des hâvres de paix et de tranquillité.
Pas plus que moi, je suppose, vous n’êtes allés à
Vilcabamba (Equateur). Il n’existe pas, à ma connaissance, le
moindre village- vacances du Club Méditerranée installé
dans ce bled. Mais ça va venir.
Apprenez que dans ce patelin hier encore ignoré du reste de la
planète, perdu au fond d’une vallée où l’on n’arrive
que par des chemins muletiers en partant de Guayaquil - vous me suivez
? - vivent une trentaine d’hommes et de femmes âgés de
plus de cent ans et dont le doyen, né en 1850 - c’est pas d’hier
- toujours bon pied, bon oeil et le reste, vient de téter en
famille au milieu de ses 34 petits enfants, son 130e anniversaire. Et
peut-être même, pour couronner la cérémonie,
faire un futur centenaire à son épouse. Qui dit mieux
?
De nos jours les nouvelles vont vite, et la renommée de Vilcabamba
a déjà franchi les frontières de l’Equateur pour
se répandre dans le monde dit civilise. Des missions médicales,
des savants et des chercheurs venus de tous les pays sont sur place
où ils essayent de trouver l’explication de cette extraordinaire
longévité pour en tirer un traitement ou la recette miracle.
Ça n’a pas traîné. On nous révèle
déjà, et la chose n’est pas pour nous surprendre, qu’une
société américaine vient de créer la «
Vilcabamba Corporation International " pour exploiter l’eau de
la rivière qui coule dans cette vallée, riche, dit-on,
en sels minéraux, qui sera vendue 1 dollar 50 la bouteille et
distribuée en Europe !...
Alors, à la bonne vôtre ! Bientôt nous verrons trôner
sur la table familiale ou sur le zinc du bistrot, à la place
jusqu’ici réservée au Beaujolais, la bouteille de Vilcabamba.
Il faudra s’y faire.
Cela n’ira pas sans provoquer des troubles graves. Nous verrons peut-être,
une fois de plus, les viticulteurs en colère barrer les routes
nationales, mais ce coup-ci ce sera pour lancer sur le service d’ordre
des cocktails molotov confectionnés avec des bouteilles de Vilcabamba.
Nos malheurs ne s’arrêteront pas là. L’arrivée en
masse des centenaires venant grossir le nombre des retraités
videra rapidement les caisses de la Sécurité Sociale,
mettant le pays - et avec lui la Société libérale
avancée - au bord de la faillite.
Devant la gravité d’une crise pans précédent M.
Barre, ou son successeur, n’aura plus d’autre choix, faute de mieux,
que d’appliquer une recette presque centenaire elle aussi, tombée
on ne sait pourquoi en désuétude bien qu’elle ait fait
ses preuves.
Cette recette en trois points la voici : 1° Procéder à
l’arrachage des vignes qui seront remplacées sur tout le territoire
par des cocotiers. 2° Faire grimper sur les coco. tiers tous les
centenaires. 3° Secouer vigoureusement.
Puisque l’homme descend du singe, à ce qu’on dit, pourquoi n’y
remonterait-il pas ?
Il est déjà sur la bonne voie.