Depuis des dizaines d’années la « Grande
Relève » dénonce la misère dans l’abondance
et la destruction des produits alimentaires dans le même temps
où des millions de personnes ont faim, même dans les pays
dits riches, et où des centaines de milliers d’autre meurent
dans les contrées du tiers-monde. Aujourd’hui nous recevons le
renfort de grandes vedettes du spectacle et surtout du mouvement consumériste.
Parti des Etats-Unis où, dans les années 50, l’avocat
Ralph Nader s’était rendu célèbre par ses luttes
judiciaires contre les producteurs sans scrupules, le mouvement s’étend
maintenant largement en Europe. En France l’Union Fédérale
des Consommateurs avec ses unions locales et son mensuel « Que
Choisir ? » (1) contribue largement à la défense
des acheteurs que nous sommes tous. Dans sa livraison du mois d’avril
1986 la revue publie un article intitulé : « Le décret
Coluche - stocks européens - surproduction alimentaire »
où l’on pourra regretter l’emploi du terme surproduction s’agissant
de nourritures bien nécessaires à la survie des populations.
Mais le contenu du dossier offre un panorama souvent nouveau sur l’ampleur
de « l’assainement des marchés » auquel se livrent
notre pays et la C.E.E. (Communauté économique européenne)
d’une manière parfaitement organisée, codifiée
et légalisée, sans compter les pertes qui résultent
de la mauvaise conservation des denrées périssables, et
des actions menées par certains producteurs mécontents
de baisses de prix ou d’importations qu’ils jugent intempestives.
« Que Choisir ? » assure que dix mille tonnes de pommes
de terre ont été ainsi déversées dans les
rues bretonnes en février dernier.
Mais, par les voies légales, 284 200 tonnes de fruits et 25 500
tonnes de légumes ont été retirées du marché,
en France, pour la seule année 1984. Dans la C.E.E., les retraits
s’élèvent, en moyenne, à 1,3 million de tonnes
annuellement. Il est prévu qu’une partie de ces denrées
doit faire l’objet d’une distribution gratuite aux organismes sociaux
et aux personnes défavorisées, mais de 1970 à 1983,
par exemple, précise la revue, 2,7 % des retraits de pommes ont
été distribués, alors que 26,2 ont été
détruits on se sont détériorés. Un tableau
montre que la tendance est à l’aggravation au cours des dix dernières
années. « A se demander même si certaines récoltes
ne sont pas dès l’origine produites pour les retraits »,
ajoute notre confrère, « en 1983-84 60,3 % des mandarines,
24,5 des oranges, 47,5 % des citrons produits par la C.E.E. ont été
retirés du marché. » Poursuivons la citation :
« Certes en matière de fruits et de légumes, l’offre
est difficilement maîtrisable, les résultats d’une récolte
difficiles à prévoir. C’est la faute de la météo,
et puis les fruits c’est périssable ! Quand il y en a trop, on
les retire : l’idée directrice est qu’une baisse des prix ne
fera pas augmenter de façon sensible la consommation. La production
n’aura donc pas de débouchés et le revenu des producteurs
s’effondrera.
Mais les fruits et légumes ne sont pas un cas isolé. Les
excédents européens touchent la plupart des produits agricoles
: il y a aujourd’hui en attente 22,8 millions de tonnes de céréales
dans les greniers de la C.E.E., un million de tonnes de beurre et 720
000 tonnes de viande bovine dans les frigos.
Résultats : les consommateurs ne profitent que très partiellement
des baisses de prix puisque les cours sont maintenus artificiellement
à des niveaux élevés. lis paient ce qu’ils achètent
et ils paient aussi, par le biais de leurs impôts, ce qu’ils n’achètent
pas. Globalement, entre 1979 et 1982, les retraits de fruits et légumes
ont coûté en moyenne un milliard de francs par an au budget
de la C.E.E, ce chiffre s’est élevé à deux milliards
en 1983. Les coûts de stockage du beurre se chiffrent à
4,8 milliards de francs par an, ceux de la viande bovine à 6,5
milliards, ceux des céréales à 5,3 milliards.
LE PARTAGE SELON COLUCHE
La surproduction est un problème structurel :
elle demande des réponses à long terme, l’adoption de
mécanisme permettant de mieux ajuster l’offre à la demande.
Pourtant devant ces stocks de nourriture qui ne servent à rien
et qui coûtent cher, devant toutes ces denrées perdues
ou détruites alors que 600 000 personnes n’ont pas assez à
manger, comment ne pas penser que le partage est mal fait ?
Le 20 février dernier, Coluche est allé à Strasbourg
au Parlement européen s’étonner de ce que les Européens
« n’aient pas à bouffer », alors que la production
est largement excédentaire. Depuis l’hiver dernier, à
son initiative, six cents « restaurants du c-Sur » animés
par des bénévoles se sont ouverts en France afin de servir
des repas à ceux qui justement « n’ont pas à bouffer
». Coluche a sollicité des dons auprès des entreprises
agro-alimentaires, racheté des surplus par le biais notamment
du ministère de la Solidarité nationale pour faire fonctionner
ces restaurants jusqu’au printemps au moins.
L’amuseur en salopette s’est soudain senti l’âme d’un salutiste
et tout le monde a craqué : la droite, la gauche et le show-business
cohabitent quatre heures sur un plateau de TF1 le 26 janvier dernier
et 20 millions de francs tombent dans la sébille des restaurants
du coeur. L’exemple se propage en Belgique (trente-neuf restaurants),
en Allemagne (deux pour l’instant), en Angleterre, en Espagne et en
Hollande.
Les députés français, toujours à l’initiative
de Coluche, déposent un texte à l’Assemblée nationale
qui prévoit une réduction d’impôts pour les dons
faits en faveur des associations luttant contre la pauvreté,
en Europe comme dans le tiers-monde. Au Parlement européen, les
députés socialistes proposent une résolution identique.
Bien sûr, Coluche n’a rien inventé. Il a simplement eu
le mérite de mettre sur la place publique une situation absurde
: la surproduction et le gaspillage face à la faim et à
la misère. Mais il aurait tout aussi bien pu ne jamais s’en préoccuper
!
Son analyse est également économique : si on lui donnait
les surplus de beurre de la C.E.E., ça ferait des tartines pour
les pauvres et ça couterait 6 F de moins par kilo à la
collectivité puisqu’on économiserait sur les coûts
de stockage qui sont très élevés. D’autre part,
son initiative ne perturberait pas les marchés et n’aurait donc
pas d’influence néfaste sur le revenu des producteurs puisque
les surplus seraient distribués à des gens qui de toute
façon ne pourraient acheter puisqu’ils ne sont pas solvables.
Certaines associations dont l’UFC dénoncent depuis des années
le gaspillage, la surproduction et les méfaits de la politique
agricole commune. Les pouvoirs publics ne restent pas indifférents.
M. Bérégovoy a souhaité voir se développer
la distribution gratuite des excédents. Une cellule « pauvreté »
au ministère de la Solidarité, relayée au niveau
des préfectures par des cellules de même nom, travaille
en liaison avec les associations caritatives.
Des surplus de pommes, de lait, de pruneaux, de beurre, de viande, de
pommes de terre ont ainsi été redistribués par
ce biais ces derniers mois ».
« Que Choisir ? » ne précise pas si le nouveau gouvernement
est disposé à reprendre ces dispositions. En tous cas,
les radios et télévisions nationales continuent à
présenter comme des victoires françaises les augmentations
de prix « obtenues » à Bruxelles par le ministre
de l’agriculture d’ailleurs ancien président de la F.N.S.E.A.
(Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles)
! C’est tout dire !
Le mensuel de l’U.F.C. examine ensuite une autre forme de palliatif
à ces excès :
BANQUES ALIMENTAIRES : LUTTE CONTRE LE GASPILLAGE
Côté associatif encore, les banques alimentaires,
créées en France depuis décembre 1984 sur le modèle
américain et canadien des « food banks », tentent
de lutter contre le gaspillage alimentaire et de favoriser le partage.
Il en existe une quinzaine en France qui travaillent en liaison avec
260 associations. Un de leurs principes fondamentaux : fonctionner sans
argent.
Pour s’approvisionner, elles « récupèrent »
: elles incitent par exemple les entreprises agro- alimentaires et les
distributeurs à leur donner tous les produits qu’ils auraient
jetés, bien qu’ils soient parfaitement consommables : les surproductions,
les denrées mal conditionnées, mal calibrées, ou
trop proches de la date limite de vente pour emprunter les circuits
de distribution classiques. Des contrôles sont effectués
bénévolement par la Répression des fraudes. Autres
actions à plus petite échelle : les récupérations
des plats non consommés dans les cantines, des sandwichs et plateaux
repas du TGV.
Les banques alimentaires tentent aussi de « provoquer le don »,
En quatorze mois, elles ont ainsi recueilli 1400 tonnes de nourriture
sans débourser un centime. Cependant, elles n’assurent pas la
redistribution car elles s’estiment non compétentes en ce domaine.
Elles passent par les associations dont c’est la vocation, pour faire
parvenir cette aide alimentaire aux gens en difficulté.
L’aide alimentaire se fait donc sous trois formes :
- le colis remis aux familles afin de préserver leur intimité
familiale. On cherche à équilibrer le contenu, mais aussi
à l’adapter aux ethnies et aux races.
- les restaurants sociaux,
- les repas « pain partage » dans de petits lieux d’accueil
où bénévoles et personnes en difficultés
partagent ensemble le repas afin de favoriser le contact et d’effacer
la relation de dépendance.
En avril 1985, des députés européens - déjà
! - avaient proposé une résolution invitant les gouvernements
à susciter et favoriser l’implantation de banques alimentaires.
Il est vrai qu’on n’a en pas beaucoup parlé ! Coluche lui, n’a
pas besoin de démarcher les médias.
« Que Choisir ? » précise les modalités prévues
pour la régulation des marchés en France et en Europe :
LES MECANISMES DE RETRAIT DE FRUITS ET LEGUMES
Les mécanismes de retrait dans le secteur des
fruits et légumes ont été instaurés en France
par la loi d’orientation de 1962 et repris au niveau européen
en 1966. Onze produits peuvent en bénéficier : les pommes,
les poires, les pêches, les oranges, les mandarines, les ’citrons,
les raisins de table, les abricots, les tomates, les choux-fleurs et
les aubergines.
Les retraits ne peuvent être opérés qu’à
certaines dates variables selon le produit. Seuls sont indemnisés
les membres de groupements de producteurs et les producteurs indépendants
soumis à l’extension de règles, et seulement pour les
produits respectant les règles de normalisation. L’indemnisation
se fait sur la base d’un prix de retrait fixé par le Conseil
des ministres de l’Agriculture de la C.E.E. qui se situe environ entre
20 et 50 % du prix normal du marché.
Le financement est assuré par le FEOGA (Fonds européen
d’orientation et de garantie agricole) par l’intermédiaire pour
la France de l’ONIFLHOR (Office national interprofessionnel des fruits
et légumes et de l’horticulture, créé en 1982).
Les produits ayant fait l’objet de retrait sont soit distribués
gratuitement à des organismes sociaux ou des personnes défavorisées,
soit distillés, soit orientés vers l’alimentation animale
soit purement et simplement détruits.
Il ne fallait pas attendre de la part d’une publication consacrée
à la défense des consommateurs dans le cadre du système
économique actuel une prise de position en faveur de nos solutions.
Néanmoins nous avons fait le nécessaire pour que les responsables
en soient informés.
Il ressort de l’étude publiée une prise de conscience
plus avancée, de la part de cette union de consommateurs, des
véritables problèmes économiques qui régissent
la vie journalière des simples citoyens. L’on peut constater
une pénétration des idées qui nous sont propres
: « Les contribuables paient deux fois les produits, une fois
à l’achat, une autre fois avec leurs impôts », dans
le système actuel, seuls les besoins solvables sont pris en compte
» ; il y a une reconnaissance très claire du fait inadmissible
de la faim devant une production pourtant convenable et de l’insuffisance
des remèdes proposés.
A nous tous de faire en sorte que les pas suivants, menant vers l’économie
distributive, puissent être franchis sans trop tarder.
(1) : U.F.C. - Que Choisir 14 rue Froment 75555 Paris Cedex II.