Des prix politiques ?
par
Publication : juillet 1986
Mise en ligne : 24 juin 2009
Beaucoup de lecteurs ont manifesté leur intérêt
pour l’article d’André Gorz que j’ai signalé le mois dernier
dans le courrier, mais ils se plaignaient de n’avoir pu trouver ni l’original
de cet article dans la « Lettre Internationale », ni sa
copie tronquée dans le journal des chômeurs.
Intitulé « Qui ne travaille pas mangera quand même
», ce papier intéresse en effet les distributistes, parce
que non seulement l’analyse de la situation actuelle y rejoint parfaitement
la nôtre, mais aussi la solution le partage du travail entre tous
et la garantie, également à tous, d’un revenu suffisant.
Mais la question fondamentale reste : Comment financer les revenus qui
ne peuvent plus correspondre à un travail fourni ?
Les propositions d’André Gorz reposent d’abord sur une volonté
politique. Il ne dit pas exactement qu’il faut d’abord convaincre de
la nécessité d’une économie distributive, mais
ce qu’il dit est bien l’équivalent :
« C’est le partage du travail et la diminution de sa durée
qui doivent être programmés », et il précise
: « Une réduction généralisée de la
durée du travail avec garantie de revenu suppose donc avant tout
une volonté de transformation sociale ».
En prémisse, A. Gorz pose en principe que deux faits imposent
leurs conditions :
D’abord la productivité ne progresse pas de la même façon
dans les divers secteurs d’activité. On ne peut donc pas indexer
la durée du travail sur cette évolution dans un secteur
donné, ou sur une sorte de productivité moyenne, sans
créer d’intolérables disparités.
Ensuite il faut stimuler ces progrès de la productivité,
car ils ne sont pas spontanés. Ils répondent à
l’heure actuelle à une contrainte, celle de la concurrence. Donc
Gorz pense qu’il faut maintenir cette concurrence stimulante... d’autant
plus qu’il parait impensable aujourd’hui de lui échapper au niveau
international. Alors la première des quatre actions politiques
que désigne André Gorz est
« a) L’élaboration, pour les différentes branches
d’activité, d’objectifs à moyen terme d’accroissement
de la productivité. »
Autrement dit il faut une planification, et le Plan, élaboré
démocratiquement, est un objectif prioritaire dans la politique
de l’entreprise.
La seconde est liée :
« b) Une politique de l’emploi qui... incite les travailleurs
à se déplacer des activités où l’automatisation
est rapide vers celles où elle est lente ou nulle. »
La troisième proposition est fondamentale :
« c) Une réforme des méthodes éducatives
et des politiques de formation ». Il s’agit en effet d’agir sur
l’éducation pour que l’humanité s’adapte à la mutation
qu’elle est en train de subir. Il n’est donc plus question d’apprendre
à remplir des tâches que des robots savent déjà
ou sauront très vite faire. Il faut donner « la priorité
à l’épanouissement des facultés irremplaçablement
humaines. »
La quatrième proposition est présentée comme une
refonte du système fiscal destinée à forcer le
financement des revenus à verser pour compléter les salaires.
Citons André Gorz :
« Les entreprises ne paient que les heures travaillées
; la connaissance des coûts réels de production est ’donc
assurée. La perte de revenu direct résultant de la diminution
de la durée du travail est compensée par une caisse de
garantie. Cette caisse est alimentée par le prélèvement
d’une taxe qui à la manière de la TVA ou de la taxe sur
les alcools, les carburants, le tabac, etc., frappera les produits et
services selon des taux différenciés. Ce système
de taxation freinera donc la baisse continue de prix relatif des productions
rapidement automatisables. Elle les frappera d’autant plus fortement
que leur désirabilité sociale est faible. Les taxes étant
déductibles des prix à l’exportation, la compétitivité’
n’en sera pas affectée. Le revenu réel des personnes,
quant à lui, se composera d’un revenu direct (salaire) et d’un
revenu social qui, durant les périodes de non-travail, garantira
à lui seul un niveau de vie normal.
Un système de prix politiques viendra donc se substituer progressivement
au système des prix de marché. Il s’agit là d’une
extension des pratiques déjà à !’oeuvre dans toutes
les économies modernes. Toutes corrigent le système des
prix de marché par un jeu de taxes (sur les carburants, les voitures,
les armes à feu, les produits de luxe etc.) et de subventions
(aux transports en commun, productions agricoles, théâtres,
hôpitaux, crèches, cantines scolaires etc). Quand les coûts
unitaires pour les productions automatisables tendent de devenir négligeables
et que leur valeur d’échange est menacée d’effondrement,
la société doit inévitablement se doter d’un système
de prix politiques reflétant ses choix et ses priorités
en matière de consommations individuelles et collectives. Finalement,
lés choix de production devront se faire en fonction de la valeur
d’usage (et non de la valeur d’échange) des produits et le système
des prix sera l’outil et le reflet de ces choix. De même, le revenu
social devra représenter dans une économie très
fortement automatisée la source de loin la plus importante de
revenu et avoir pour fonction non de rétribuer la quantité
de "travail social, devenu marginale, mais d’assurer la distribution
`des richesses socialement produites. »
La proposition d’André Gorz a donc cet aspect séduisant
de sortir progressivement du système du marché (ce qui
est déjà largement amorcé, comme il le fait justement
remarquer) sans supprimer la monnaie capitaliste. Séduisant,
mais réaliste ?
Une certaine contradiction apparait tout de suite : Comment imposer
aux entreprises une politique d’augmentation de la productivité
tout en taxant les produits rapidement automatisables ? Comment imposer
un Plan démocratiquement élaboré à des entreprises
transnationales qui ont les moyens de tourner les lois des Etats où
elles sont implantées ? Comment, en gardant la monnaie capitaliste,
empêcher les entreprises de préférer faire des placements
monétaires, qui rapportent à leurs actionnaires, plutôt
qu’investir afin de réaliser les productions présentant
un avantage pour les non-actionnaires ?
Je pensais que la « Commission sur la transition » qu’anime
Philippe Le Duigou allait s’emparer de ces propositions d’André
Gorz, les décortiquer, les disséquer, bref, les analyser
pour la Grande Relève. Hélas, ni Philippe, ni la commission,
n’ont donné de leurs nouvelles, depuis longtemps. Mais peut-être
qu’André Gorz acceptera de les défendre et de les développer
lui-même ici pour nous ?