Adieu l’emploi !


par  J.-P. MON
Publication : mars 2014
Mise en ligne : 27 août 2014

Comme l’annonça si judicieusement Jacques Duboin en fondant ce journal, nous vivons un tournant dans l’histoire de l’humanité, c’est la “grande relève des hommes par la science”. Quand des machines de plus en plus automatisées font le travail, notre système économique condamne les hommes au chômage.

Jean-Pierre Mon s’en réfère aux travaux de l’OIT pour montrer que ce phénomène n’est pas propre à la France, mais bel et bien un fait mondial :

Donnons la parole à l’Organisation Internationale du Travail (OIT), qui vient de publier son rapport sur « Les tendances mondiales de l’emploi 2014 », sous-titré « Vers une reprise sans créations d’emploi ». Il commence par un constat : « Près de 202 millions de personnes étaient au chômage dans le monde en 2013, une hausse de presque 5 millions par rapport à l’année précédente. Ce chiffre illustre le fait que l’emploi ne se développe pas suffisamment vite pour suivre le rythme auquel s’accroît la main-d’œuvre ». Et cela ne va pas s’arranger car « selon les tendances actuelles, le chômage augmentera encore de 13 millions d’ici à 2018… et dépassera alors 215 millions de personnes […] ce qui correspond à un demi point de pourcentage de plus qu’avant la crise ».

Sans surprise, ce rapport montre que les jeunes sont particulièrement affectés : quelque 74,5 millions de jeunes âgés de 15 à 24 ans étaient au chômage en 2013, soit près d’un million de plus qu’un an auparavant. Le taux mondial de chômage des jeunes atteint 13,1%.

Autre constat de l’OIT : le chômage de longue durée s’est intensifié : « Dans de nombreuses économies avancées, la durée du chômage a doublé par rapport à la situation antérieure à la crise. Dans les pays en crise de la zone euro, par exemple, la durée moyenne du chômage a atteint jusqu’à 9 mois en Grèce et 8 mois en Espagne. Même dans les pays où sont apparus des signes encourageants de reprise économique, comme les États-Unis, le chômage de longue durée touche plus de 40% de l’ensemble des demandeurs d’emploi ».

Le rapport rappelle aussi que l’emploi précaire, c’est-à-dire les emplois occupés par des travailleurs indépendants ou des travailleurs familiaux non rémunérés, représente près de 48% de l’emploi total et que le nombre de personnes en situation d’emploi vulnérable a augmenté d’environ 1% en 2013, soit cinq fois plus que pendant les années précédant la crise.

Enfin, si la pauvreté au travail a diminué par rapport au début des années 2000, elle touche encore 839 millions de travailleurs gagnant moins de 2 dollars par jour.

Notons encore que quelque 23 millions de personnes ont abandonné le marché du travail en raison de leur découragement et de la hausse du chômage de longue durée.

 Des “remèdes” proposés par l’OIT ?

Il n’y en a pas ! L’OIT se borne à souhaiter une plus forte croissance de la production, un rééquilibrage des politiques macro-économiques et un revenu du travail plus élevé car « l’assainissement budgétaire actuellement en cours dans de nombreuses économies avancées fait obstacle à l’essor rapide de la croissance de la production et le déficit de la demande globale ralentit la reprise des marchés du travail mondiaux ». Et, poursuit le rapport cité : « heureusement que la politique monétaire continue d’être accommodante, ce qui apporte une stimulation bénéfique à la demande globale ». Avec un bémol cependant : « les tendances récentes indiquent qu’une part croissante des liquidités supplémentaires générées par cette politique monétaire alimente les marchés boursiers plutôt que l’économie réelle. Cela engendre un risque ultérieur de bulle boursière ou immobilière, potentiellement susceptible d’affecter une croissante durable de d’emploi ». Qui plus est, « compte tenu de la faible demande, de l’incertitude quant à la demande future, de l’ampleur des liquidités, les grandes entreprises ont eu tendance à racheter leurs propres actions et à augmenter les dividendes versés à leurs actionnaires plutôt qu’à investir dans l’économie réelle ».

 La révolution numérique aux États-Unis

L’OIT n’insiste donc pas particulièrement sur la “reprise” aux États-Unis, qui semble pourtant être bien plus forte qu’ailleurs, mais qui n’échappe pas pour autant à la règle générale : elle se fait sans croissance de l’emploi.

Cela ne devrait pourtant pas être une nouvelle étonnante. Les lecteurs de La Grande Relève savent depuis longtemps que la révolution industrielle et, maintenant plus encore, la révolution numérique, ont bouleversé le travail. Quelques yeux s’ouvrent enfin : dans sa chronique “L’air du monde” [1], la journaliste Sylvie Kauffmann, qui a longtemps été correspondante du Monde aux États-Unis, s’interroge sur « l’impact de l’accélération de la révolution technologique et de la numérisation de nos sociétés sur l’emploi ? C’est, ajoute-t-elle, une question fondamentale car la croissance exponentielle des innovations et de l’information qu’elles créent nous amène à un seuil nouveau qui explose les processus économiques traditionnels. Nous ne sommes pas à un plafonnement mais à un tournant ». Si bien que « le rôle central du travail dans la vie des gens est remis en question et que la notion même de travail va devoir être réinventée ».

C’est à la lecture de deux ouvrages, La course contre la machine [2] et Le deuxième âge de la machine [3], écrits par deux professeurs du prestigieux MIT (Massachusetts Institute of Technology) et parus récemment, que Sylvie Kauffmann a pris conscience du problème de la disparition du travail tel qu’on l’a conçu jusqu’ici.

Race Against The Machine avait déjà fait du bruit aux États-Unis lors de sa parution en 2011.

The Second Machine Age, publié au début du mois dernier, a reçu un très bon accueil de la critique.

Citons-en quelques extraits [4] : « Une révolution est en cours. Le second age de la machine est un livre fondamentalement optimiste qui changera nos conceptions sur les progrès technologique, économiques et sociétaux… Ceux qui veulent comprendre comment les nouvelles technologies transforment de manière stupéfiante notre économie doivent commencer par lire cet ouvrage… Les démocraties occidentales doivent se réinventer pour prendre en compte ce paradigme… C’est une brillante et profonde analyse sur la façon dont évolue notre société moderne… Lorsque vous aurez lu ce livre, votre conception du monde sera bouleversée… Dans un proche avenir, le meilleur travail à avoir sera celui que vous feriez gratuitement… C’est un livre important pour les décideurs politiques comme pour les simples curieux. »

Certains sont cependant moins optimistes : « ce livre me semble indispensable à toute personne qui veut réellement s’intéresser aux problèmes du chômage et des inégalités, mais la partie qui traite des solutions est un peu moins convaincante… Bouquin objectif et passionnant : l’analyse est réussie mais les solutions me paraissent insuffisantes. Il manque une alternative au système économique actuel. Il faut davantage d’imagination et peut être de courage … »

De toute évidence, la question fondamentale que posent ces travaux, c’est-à-dire le devenir de l’emploi, est fort peu débattue. Pour Erik Brynjolfsson, un des coauteurs de ces ouvrages, la solution pour contrecarrer l’effet de boumerang des progrès des techniques numériques, c’est : « non pas ralentir la technologie mais accélérer l’adaptation de nos compétences ». Sylvie Kauffmann en déduit que « l’expertise de l’ère industrielle n’est plus celle dont nous avons besoin et que pour réinventer le travail, il faut d’abord, d’urgence, réinventer l’éducation ».

Nous ne pouvons qu’être entièrement d’accord. Allons voir maintenant si on a trouvé quelque autre solution du côté de Davos où l’on a aussi beaucoup parlé de l’emploi.

 Davos 2014

Il semble que, cette année, les médias ont été beaucoup plus discrets que d’habitude sur ce célèbre “sommet” qui réunit annuellement les “puissants“ du monde. Serait-ce parce que Klaus Schwab, le fondateur du Forum, en 1970, a alerté ses pairs sur les dangers de la concentration des richesses en trop peu de mains ? Ou parce qu’on ne sait pas trop comment résoudre les problèmes de l’emploi ?

Dans son style imagé, Larry Elliott, journaliste au Guardian, fait part de ses impressions : « Vu du dehors, on pourrait penser que les leaders mondiaux du business qui se réunissent tous les ans à Davos pour “tailler une bavette” ne se préoccupent que de leur enrichissement. Les grincheux habituels pourraient imaginer que les patrons des grandes entreprises, volant à bord de leur hélicoptère vers le Forum économique et social de Davos, à 1.600 mètres d’altitude dans les Alpes suisses, avec, en remorque, leurs épouses en manteau de vison, ont oublié les luttes des pauvres. Les grincheux auraient tort ! En effet, tout en faisant leurs derniers préparatifs pour leur semaine dans la “montagne magique”, les riches et les puissants veulent lancer un message : ils savent qu’il existe des inégalités » [5]. Cette prise de conscience serait due à la publication d’un rapport du Forum Économique Mondial selon lequel quelque 700 de ses membres ont déclaré que le plus grand danger qui menaçait l’économie mondiale pour la décennie à venir était l’inégalité [6].

Klaus Schwab a beaucoup apprécié cette nouvelle. En bon social-démocrate, démodé, il souhaite que les membres du Forum prennent une leçon d’histoire et réalisent que le capitalisme ne peut survivre si les revenus et la richesse sont accaparés par trop peu de personnes. Même Eric Schmidt, le très médiatique patron de Google, a pris, à sa manière, conscience du problème : « Le travail a changé, dit-il, […] Je ne crois pas que le problème de l’emploi sera résolu, pas dans les trente années qui viennent. Il est clair, pour moi, que nous pourrons avoir le plein emploi mais les salaires baisseront. Nous sommes dans un modèle où les nouvelles technologies ont causé d’énormes perturbations. Nous vivons une course entre l’homme et l’ordinateur et il faut que l’homme gagne » [7].

Ce constat n’est pas passé inaperçu : « l’analyse de Schmidt est quelque peu inquiétante parce qu’elle officialise la tendance des entreprises à réduire les salaires et à remplacer, quand c’est possible, leur personnel par des machines automatisées. Ce qui réduit la part des salaires dans l’économie, et donc freine la demande » [7]… Ce n’est pourtant pas un scoop puisque la pression à la baisse sur les salaires réels dure depuis un quart de siècle et s’intensifie. La nouveauté, c’est que les “Davosiens” commencent à comprendre que cela va fare problème. Mais restons sérieux : il n’y a aucune chance pour que Klauss Schwab appelle ses invités à mettre en œuvre quelques unes des mesures proposées par Oxfam pour réduire les inégalités. Par exemple, que les entreprises renoncent à utiliser les paradis fiscaux pour échapper aux impôts dans leur pays. Ou que leurs dirigeants acceptent un impôt progressif sur leurs revenus. Ou qu’ils accordent des salaires décents à leurs salariés… Mais « Schwab pourrait rendre la vie plus insupportable à ses invités en nommant et en blâmant ceux qui trichent pour ne pas payer d’impôts… et en refusant de les accueillir à son sommet annuel. Il est vrai que cela ferait beaucoup de chambres libres à Davos ! » [1]

La conclusion qu’on peut tirer de tout ce qui précède, c’est que l’emploi, l’emploi décent, assurant un salaire permettant de vivre normalement, est en train de disparaître, et de plus en plus vite. Les beaux discours sur la croissance n’y feront rien, ils ne pousseront qu’à une catastrophe écologique destructrice. Et que dire du discours de Hollande sur la politique de l’offre : « il faut d’abord produire avant de distribuer ». Produire quoi, pour qui ? À croire que le Président n’a jamais mis les pieds ni sur un marché ni dans une grande surface : ceux-ci regorgent de marchandises qu’une publicité débile et envahissante essaie en vain de faire acheter. Peut-être n’a-t-il jamais remarqué dans le voisinage d’une usine d’automobiles ces aires de stockage débordant de voitures ? Quelle est la production miracle que l’on pourra acheter avec des salaires de plus en plus faibles ?

La logique capitaliste n’est plus soutenable quand « la grande relève de l’homme par la science » permet de mettre fin au salariat. C’est le moment d’inventer une économie démocratique de partage, pour mettre fin, du même coup, à « l’exploitation de l’homme par l’homme ».


Pour comprendre notre monde…

… Rien de tel (en plus de La Grande Relève, évidemment !) que les publications du CADTM, le Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (dont l’adresse est avenue de l’Observatoire 345, 4000 Liège, Belgique). En vous abonnant à sa revue trimestrielle Les autres voix de la planète, (38 euros par an), ou en visitant leur site www.cadtm.org, vous apprécierez leurs analyses des événements que les grands médias passent en général sous silence. Au sommaire de son N°61 qui vient de sortir, citons : — Les chômeurs saignent l’État ou bien l’État saigne les chômeurs ?— Les politiques d’austérité au Portugal — Emprunts toxiques en France — Esclavage et réparations — d’autres articles concernent par exemple, la dette tunisienne, Lampedusa, les Philippines, le Pakistan, Haïti, le Mali, le Maroc…

M-L D.

[1Le Monde, 4/2/14.

[2Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, Race Against The Machine.

[3Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, The Second Machine Age, (Work, Progress, and Prosperity in a Time of Brilliant Technologies).

[4d’après le site Amazon.

[5Davos debates income inequality but still invites tax avoiders, Larry Elliott, The Guardian, 19/01/2014.

[6Rapport annuel Oxfam : Working For The Few. (Les 85 personnes les plus riches du monde possèdent autant que la moitié de la population mondiale.

Aux E-U, 1% des plus riches a accaparé 95% de la croissance financière post crise depuis 2009 tandis que les 90% des plus pauvres sont devenus encore plus pauvres).


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