Après le Brexit ?

Actualité
par  J.-P. MON
Publication : juillet 2016
Mise en ligne : 10 décembre 2016

« Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut point entendre », dit un vieux proverbe populaire. Il pourrait très justement expliquer l’optimisme béat des pro-européens de tous crins. Ainsi, deux jours avant le référendum britannique, M. Yves Bertoncini, directeur de l’Institut Jacques Delors, ne craignait-il pas d’intituler son article dans le Monde : « Bruxelles contre les peuples, une légende noire et non une réalité » [1] et d’expliquer que « contrairement à une idée reçue, les référendums européens ont été suivis d’effets, et ce sera aussi le cas le 23 juin. Le déni de démocratie serait plutôt d’entériner la primauté d’un peuple sur les autres ». Comble de l’audace, il ose préciser : « C’est seulement lorsque des “référendums de gouvernance” portant sur des enjeux plus indivisibles s’avèrent plus négatifs qu’il est plus délicat de prendre leur verdict en considération au niveau européens.[…] La solution politique doit être recherchée par un examen des raisons ayant poussé une majorité des votants à dire non lorsqu’elles ont un rapport direct avec le texte rejeté. » D’où il déduit froidement que c’est « cette stratégie qui a permis de transformer le traité constitutionnel de 2005 en traité de Lisbonne en l’expurgeant d’éléments qui avaient fait l’objet d’un rejet en France et aux Pays-Bas ».

Restant dans les vieux dictons, j’ajouterais bien à l’adresse de M. Bertoncini :« voilà pourquoi votre fille est muette ! ».

 De l’autre côté de la Manche

Quatre jours après le Brexit, “l’élite” londonienne, (de farouches partisans du maintien du Royaume-Uni dans l’union européenne) se réunissait à Londres dans les locaux de la British Academy pour chercher à comprendre ce qui s’était passé : certains mettaient en avant l’absence d’un leader travailliste d’envergure, d’autres les chiffres fantaisistes de la contribution du Royaume-Uni au budget de Bruxelles, ou le risque imaginaire de voir arriver des millions d’émigrés, l’hostilité de la presse… et l’ignorance poussée qu’ont les Bri­tanniques du fonctionnement compliqué de l’UE. En bref tout semblait montrer que le parti conser­vateur était en majorité devenu euro­sceptique, voire europhobe. Mais en bons pragmatiques, certains observaient que « ce vote s’inscrit dans la protestation qui se lève un peu partout dans le monde occidental contre les conséquences de la globalisation économique » [2]. Une enquête récente [3] sur l’évolution de la société du Royaume-Uni montrait que plus de la moitié des Britanniques appartiennent toujours à la classe des travailleurs (ouvriers et employés), tout comme lors de l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher au début des années 1980. Si Londres est plus que jamais une ville prospère, créatrice d’emplois et de près de 45% de la richesse du pays, elle constitue une exception : il y a aussi le Nord-Est, région qui a, plus que d’autres, souffert des coupes budgétaires (initiées par le gouvernement conservateur, non pas par Bruxelles…), et où l’industrie est en ruines. Pas étonnant donc que ses habitants soient « passés d’un vote depuis longtemps travailliste à un vote protestataire », comme l’explique [4] l’ancien ministre travailliste des affaires européennes Denis Macshane : « Il y a trois éléments. D’abord, nous avons eu une propagande anti-européenne qui n’a, je pense, pas d’équivalent en France. Il suffit d’ouvrir un journal, qu’il s’agisse d’un tabloïd ou d’une édition sérieuse comme le Times ou le Daily Telegraph, pour voir, tous les jours, cette propagande anti-européenne. Ensuite, au Royaume-Uni, comme partout en Europe, nos travailleurs se sentent réellement laissés pour compte. Pour eux, l’Europe n’est que pour les riches et les diplômés [5]. Avec l’arrivée massive de travailleurs venus des autres pays européens et celle des réfugiés, avec les mensonges des partisans du “out” (comme, par exemple, l’intégration imminente de la Turquie à l’UE…), ils ont été guidés par la peur. Enfin, il y a l’état dans lequel se trouve l’Europe elle-même : nous regardons la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne… et nous nous demandons : où est la croissance ? Où sont les réformes nécessaires ? Y a-t-il un projet, une volonté ? Les réponses à ces questions ont cruellement manqué et contribué à propager une image négative de l’Europe ».

Il en faut plus pour ébranler les certitudes du Monde qui titrait le 16 juillet Regain du sentiment pro-européen après le Brexit en s’appuyant sur une enquête IFOP menée dans six pays européens (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Italie et Pologne) soigneusement sélectionnés. « L’euro­scepticisme est en déclin, même à l’extrême-droite », ajoutait-il. (Ce qui procède d’un sérieux optimisme quand on constate par ailleurs la progression, non seulement européenne [6] mais aussi américaine (voir le succès de Donald Trump aux États-Unis), des idées et même des succès électoraux de l’extrême-droite).

Comme souvent, il faut aller chercher dans l’Histoire les racines du mal.

 La mondialisation

Pourquoi le contrôle du mouvement des capitaux, orthodoxe en 1944, est-il devenu hérétique en 1977 ?

La littérature économique classique se focalise sur le rôle des États-Unis dans la promotion de la mondialisation financière, mais elle ne précise pas que les États-Unis ne s’intéressaient essentiellement qu’à des libéralisation bilatérales : « Les responsables politiques américains n’ont jamais établi de règles multilatérales codifiant les normes de la mobilité du capital. Ce sont au contraire les politiciens européens et, parmi eux paradoxalement les Français, qui ont établi les règles les plus importantes de la libéralisation du mouvement des capitaux. L’Europe n’a pas capitulé face au capital ! Et ce sont les Européens qui ont organisé le régime financier globalisé, alors que les É-U ne s’intéressaient qu’à une mondialisation basée sur l’accumulation d’échanges bilatéraux » [7].

Bien sûr, Margaret Thatcher et Donald Reagan ont ouvert la voie à cette “libéralisation” mondiale en popularisant les idées que le marché avait toujours raison, qu’il était donc plus efficace que l’État, qu’il fallait baisser les impôts (surtout pour les plus riches), réduire fortement les dépenses de l’État, déréguler la finance, autoriser les banques à créer librement des produits extraordinaires, spéculer sur n’importe quel produit, …et laisser les gens s’occuper eux-mêmes de leur retraite,… Mais il n’en reste pas moins vrai que les sociaux-démocrates européens se sont empressés de copier ce programme.

Dans les dernières décennies, l’intronisation de la libre circulation du capital comme norme politique, par l’UE, l’Organisation de Développement et de Coopération Economiques (OCDE) et le Fonds Monétaire International (FMI), a été incontestablement la décision la plus néfaste pour l’économie mondiale. Ce travail a été engagé à la fin des années 1980 et au début des années 1990 non pas par des idéologues du marché libre mais par des technocrates français comme Jacques Delors (pour la Commission européenne) et par Henri Chavranski (pour l’OCDE) qui étaient tous deux étroitement liés au parti socialiste français. De même aux États-Unis, ce sont des technocrates associés au très keynésien parti démocrate comme Lawrence Summers (ancien président du conseil économique des États-Unis) qui ont mené le combat de la dérégulation financière. Il semble que les technocrates du Parti socialiste français aient conclu de l’expérience keynésienne manquée de Mitterrand au début des années 1980 que la gestion de l’économie nationale n’était plus possible et qu’il n’existait pas d’alternative valable à la mondialisation financière. À leur avis, ce qu’on pouvait faire de mieux c’était de promulguer des règles pour l’ensemble de l’Europe de façon à empêcher des nations puissantes, comme l’Allemagne ou les États-Unis d’imposer les leurs. Ce qu’ils firent. Dès lors, la primauté de l’économie fut proclamée : « les agences de notation, les gestionnaires de fonds, prirent le pas sur les politiques : l’évasion fiscale et les investissement dans des paradis fiscaux devinrent de sages démarches, car la compétition ainsi créée accroît la pression sur les gouvernement afin qu’ils réduisent les taxes et les impôts, et satisfait les marchés… L’impérialisme de la finance est tel qu’aujourd’hui les élus rongent leurs ongles dans l’attente de la réaction des marchés à leurs programmes ! » [6]

Il est vrai que, dès leur création, « les institutions européennes sont devenues les meilleurs promoteurs de la mondialisation. Le marché unique et les accords commerciaux obtenus par la Commission européenne ont largement ouvert les portes de l’Europe à la mondialisation. En soi, a priori, il n’y a rien de mal à ça » [8]. Mais, hier comme aujourd’hui, la mondialisation crée inévitablement des gagnants et des perdants et les institutions européennes n’ont rien fait pour organiser l’indispensable compensation pour les perdants. Elles n’ont en effet aucun pouvoir sur les politiques sociales qui sont restées du ressort des autorités nationales… dont les mains sont enchaînées par les règles fiscales établies par les institutions européennes. Qui plus est, depuis au moins cinq ans, la Commission européenne a imposé une austérité rigoureuse à tous les membres de l’Eurozone, provoquant une stagnation économique et une augmentation du chômage pour ceux qui étaient déjà durement touchés par la mondialisation. Rien de surprenant donc si ces perdants de la mondialisation se détournent de ces froides institutions européennes prêtes à condamner des millions de personnes à vivre dans la misère.

 La révolte des perdants

La mondialisation ne fait pas que des perdants économiques. Elle affecte aussi tous ceux qu’elle prive d’avenir. Dans les vingt ou trente ans qui ont suivi la guerre, “l’ascenseur social” a très bien fonctionné : il a offert à de nombreux jeunes de la classe ouvrière ou de la classe moyenne des possibilités d’obtenir de “meilleures situations”, d’arriver à des emplois plus qualifiés, mieux payés… Aujourd’hui, avec la financiarisation de l’économie mondiale et depuis la crise financière, les inégalités se sont fortement accentuées (quelques milliardaires possèdent autant que les 3,5 milliards de personnes les plus pauvres du monde), “l’ascenseur social“ s’est arrêté et a même commencé à descendre de sorte que la jeune génération reste constamment sous pression pour simplement conserver sa modeste position. Tous ceux qui, pour diverses raisons, ne peuvent pas maintenir leurs efforts plongent dans la précarité.

Le “marché libre et non faussé“ fait en définitive baisser le niveau de vie, ou même tomber dans la pauvreté, une fraction importante de la population mondiale. Ceux qui en sont victimes lancent des mouvements de protestation contre toute nouvelle progression des mesures de mondialisation et autres initiatives politiques telles que les programmes de libéralisation et de privatisation des services (l’eau, par exemple)… « Ces mouvements anti-mondialisation – considérés comme des retours en arrière par l’establishment – continueront et feront voler en éclats les partis politiques, notamment ceux qui sont supposés les protéger de l’arbitraire des forces du marché. Beaucoup se sentent piégés et même des États-membres peuvent se sentir perdants » [9].

On peut se demander si le Brexit n’est qu’un “accident” ou le prélude d’un effondrement de l’Union Européenne car nombre de ses dirigeants semblent ne pas être conscients de ce danger imminent : le Président du Conseil européen, Donald Tusk, écarte toute « utopie » sur l’Europe, le ministre allemand des finances, Wolfgang Schaüble, a déjà dit que la réponse aux crises actuelles n’était pas plus d’intégration ; le président du Parlement européen, Martin Schulz, n’a rien trouvé de mieux que de proposer un “véritable gouvernement”, sans programme précis, renforçant ainsi l’impression que Bruxelles ne s’occupe pas des perdants. Et pourtant, avec l’appauvrissement croissant des classes moyennes et populaires des pays les plus riches du monde, le statut quo n’est plus tenable.

 La fin d’un monde ?

Selon l’économiste David Lizoain, c’est l’extension de l’insécurité économique, l’anxiété culturelle et le désir de reprendre le contrôle de la souveraineté nationale qui ont provoqué le Brexit qui pourrait être en fait le symptôme d’un plus grand bouleversement : la fin du “Premier Monde” [10] dans lequel les économies stagnent, les inégalités augmentent et où les démocraties nationales sont contraintes par des forces externes corrompues par l’argent [11]. Le véritable coupable de ce bouleversement, ce n’est ni la mondialisation, ni les marchés, ni même le capitalisme, mais le “pouvoir politique” qui, par ses carences en matière de solidarité sociale, pousse les populations à se réfugier dans le nationalisme et le protectionnisme, avec en toile de fond, une anxiété culturelle qu’exploitent les démagogues de tous bords.

Le choc du Brexit montre à quel point les économistes et les hommes politiques ont sous-estimé la fragilité de la mondialisation. La révolte populaire en cours prend diverses formes qui se superposent : réaffirmation des identités locales ou nationales, demande d’un plus grand contrôle démocratique, de responsabilité, rejet des partis politiques centristes, méfiance des élites et des experts.

Seuls quelques rares économistes avaient prévenu des conséquences qu’aurait l’extension de la globalisation économique : l’hypermondialisation du commerce et de la finance a mis en pièces les sociétés des États-nations.

Pour fonctionner, la démocratie a besoin de frontières. Aujourd’hui, les deux grands défis du monde globalisé consistent à réguler les flux de capitaux et les flux de réfugiés qui ne sont évidemment pas équilibrés : les capitaux n’ont pas besoin de visa pour voyager, tandis que les pauvres sont majoritairement contraints à émigrer vers les pays les plus riches. La crise provoquée par les migrations en Europe montre que ce ne sont pas les migrants eux-mêmes qui constituent le plus grand problème, mais la réponse politique que génère leur présence. Et dans le contexte d’anxiété économique généralisée dans lequel nous vivons, plus de migrations offre plus d’occasions à la droite radicale d’accroître son influence.

Malheureusement, ce n‘est qu’un début, car avec le changement climatique qui s’affirme, les flux migratoires vont encore croître fortement : des dizaines, puis des centaines de millions de personnes seront déplacées. La droite radicale proposera une Europe fortifiée et un apartheid écologique. Pour ne pas en arriver là et préserver nos libertés il faut plus de solidarité sociale à la fois dans les pays et entre les pays, ce qui implique de meilleurs mécanismes de distribution des richesses. Qui plus est, une rapide “décarbonisation” des économies riches est indispensable pour sauver la planète. Prendre le changement climatique sérieusement devient désormais un impératif moral mais aussi une question d’intérêt personnel.


[1Le Monde, 22/06/2016.

[2Le Monde, 06/07/2016.

[3Daily Telegraph, 30/06/2016.

[4Denis Macshane, ancien ministre travailliste des affaires européennes, www.touteleurope.eu, 24/06/­2016.

[5« Qu’est-ce que ça veut dire pour les oubliés du Nord-Est les programmes Erasmus, les échanges scientifiques ? » demandait la romancière Helen Harris, lors de la réunion à la British Academy.

[6A New Economic Paradigm To Fight Populism, Thomas Fricke, Social Europe, 21/06/2016

[7Rawi Abdelal, Writing the rules of global finance : France,Europe, and capital liberalization, Review of International Political Economy 13:1, Février 2006.

[8L’UE doit être du côté des perdants de la Mondialisation, Paul de Grauwe, Social Europe, 04/07/2016.

[9Le crépuscule des Dieux, Wolfgang Kowalsky, Social Europe, 14/07/2016.

[10Au lendemain de la seconde guerre mondiale, me “Premier Monde” désignait l’ensemble des riches démocraties industrielles occidentales à économie de marché que Churchill appelait “Monde Libre” par opposition au bloc de l’Est “socialiste” à économie planifiée.

[11Brexit shows us what real First World problems look like, David Lizoain, Social Europe, 18/07/2016.


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