Lionel Stoléru, à l’Université
d’été de l’UDF, dans les années 80, s’écriait :
"La crise est terminée". Il y a environ un an, dans
le Monde, il tentait de persuader les lecteurs qu’il y avait deux sortes
de crises, les bonnes et les mauvaises. Celle des années 30 était
mauvaise : faillites, chômage, misère, guerre... ; par contre
celle que nous vivons (remarquons en passant, qu’elle n’est pas terminée
comme le croyait Stoléru) est une bonne crise, saine, constructive
parce qu’elle n’a pas conduit à l’effondrement de l’économie
et qu’elle est en fait la manifestation d’une grande mutation qui oblige
à repenser l’économie et la société (1).
La plupart de nos hommes politiques, journalistes, économistes
parlent couramment de "la crise", en précisant parfois
qu’elle est davantage devant nous que derrière nous ; quelques-uns,
dans des écrits ou discours plus savants, parlent de mutation
ou mieux de "profonde mutation". Il arrive qu’on marie crise
et mutation : la profonde mutation qui s’opère est cause de la
crise actuelle, quand ce n’est pas la mutation qui est fille de la crise.
Alors, crise ou mutation ? Mutation ou crise ? Je serais tenté
de répondre : les deux. Echappatoire, boutade ? Ce n’est pas si
sûr, car telle est vraisemblablement la vérité.
***
La crise des années 30 fut comme J.Duboin le comprit et l’analysa immédiatement, la conséquence de la forte accélération des progrès techniques dans la production des biens, accélération due en partie à la guerre. L’imprévision totale, le manque de garde-fous sociaux fit que l’économie s’effondra brutalement et qu’on entra dans une crise qui ne trouva de "solution" que dans la seconde guerre, mondiale par essence. On peut donc dire qu’il y eut successivement : grande mutation technologique... puis crise... jusqu’en 1945.
Dans la crise actuelle, les protections sociales ont joué, l’économie ne s’est pas effondrée malgré un taux de chômage - seul point vraiment noir - de 8 à 14 % de la population active dans les principaux pays industrialisés. Alors crise ou mutation ?
Une fois encore, et bien qu’ils fussent sur le qui-vive, les intéressés furent surpris et les chocs pétroliers eurent bon dos pour masquer leur imprévision. En ce sens, on a pu parler de crise ; une baisse de 3/4 points de la production suffit à engendrer un certain marasme dans les affaires et un chômage dont personne n’avait imaginé l’ampleur. Comme avant 1929, il se trouve que les 15 années qui ont précédé le déclenchement de la crise ont connu une fantastique avancée technologique. Du jamais vu, bien illustré par le voyage sur la lune (1969), extraordinaire synthèse des progrès de la science. Les robots se multiplient, l’électronique envahit tous les domaines ; dans l’agriculture, l’amélioration des rendements et la mécanisation réduisent les paysans à moins de 7 % de la population active.
Autre remarque importante : la crise elle-même
conduit à une compétitivité accrue, qui accéléra
encore le développement technologique, qualitativement et quantitativement.
Autrement dit, la "crise" renforce et précipite la
mutation : le chômage, par exemple, croit sensiblement plus vite
qu’il n’aurait fait "naturellement" sous la seule poussée
du progrès technique. Et il continuera à croître
parallèlement à ce progrès.
-On peut donc résumer ainsi la période actuelle : très
forte mutation technologique (années 60) ; crise (vers 1975),
avec développement important, continu et irréversible
du chômage, malgré un traitement social qui masque le nombre
réel de chômeurs ; maintien d’une croissance de 2 à
3 %, tout cela provoquant une mutation de la société dans
divers domaines.
La mutation est multiple.
1 - Technologique
Nous ne nous étendrons pas sur ce chapitre patent pour tous et
évoqué ci-dessus. Rappelons simplement que le tertiaire,
voire le primaire, sont envahis par la technique au même titre
que le secondaire et les trois secteurs comportent désormais
de larges plages de recouvrement technique.
2 - Industrielle
2.1. C’est un des aspects les plus intéressants. Nous voulons
parler là, non de technique, mais de restructuration. Certes,
nous connaissons depuis longtemps les multinationales. Ce qui se passe
depuis le krach boursier est nouveau et déterminant pour le futur.
Au moment du krach, c’est à qui découvrait que la spéculation
boursière, si juteuse depuis 4 ou 5 ans, était totalement
déconnectée de l’économie réelle, que cette
"économie casino" ne pouvait durer. Il apparait aujourd’hui
que nombreux sont ceux qui, brusquement sortis d’un beau rêve,
se retrouvent les pieds sur terre. La spéculation boursière
seule ? Dangereux. Retour en force à l’industrie, valeur d’avenir.
La guerre économique prend tout son sens. C’est ainsi qu’on assiste
à un nouveau spectacle : le "casinoindustrie" : raids
(en anglais raider=bandit), OPA sauvages pour contrôler de vastes
secteurs : de Benedetti à l’assaut de la Générale
de Belgique (1/3 de l’économie du pays), Pirelli s’attaquant
à Firestone (finalement enlevé par le Japonais Bridgestone),
Schneider surenchérissant sur Framatome pour accaparer la Télémécanique
: là, les ouvriers se fâchent (verra-t-on des grèves
anti-OPA ?) et Balladur lui-même doit songer à "moraliser"
les OPA. On ne parle plus que des "nouveaux Condottieri",
des "Chevaliers noirs"...
Quand ce n’est pas par la violence, les regroupements se font par fusions
ou rachats : Vuitton-Moët Hennesy, Printemps-Redoute...
Ce "retour aux valeurs sérieuses", l’industrie, n’exclut
pas bien entendu les activités financières juteuses autant
que douteuses, quelquefois combinées, liées aux OPA sauvages.
Ainsi, dans la bataille qui a opposé l’Anglais Grand Metropolitan
au Canadien Seagram pour le contrôle de Firino-Martell, de surenchère
en surenchère, l’action est montée à 3 475 F. Quand
Grand Metropolitan a renoncé, il a tout de même vendu les
20 % qu’il possédait en encaissant la bagatelle de 400 millions
; cela, sans aucune production de richesses. Notons que ce sont ces
mêmes individus, ou leurs commis gouvernementaux qui prêcheront
une politique d’austérité pour les travailleurs...
De plus en plus, les OPA se font au niveau planétaire. Mais la
coïncidence krach boursier 1987-Europe de 1992 fait que les regroupements
en OPA sont nombreux en vue de cet objectif : européens, japonais,
américains sont présents.
2.2. Les industries à bas salaires.
Il y a là un autre aspect, capital, de la mutation industrielle...
qui accentue la "crise" (chômage...) dans les "pays
riches", c’est le transfert de la production industrielle dans
les pays à bas salaires (de 5 à 10 fois moins élevés).
Phénomène déterminant : les usines sont ultra-modernes,
possèdent toutes les avancées industrielles de nos pays.
En effet, la plupart du temps, elles sont montées par des Japonais,
des Américains (Corée du Sud, Taiwan, Singapour) et des
Européens. La qualité des produits ne diffère pas
de celle des nôtres.
Et dans cette stratégie, les Japonais sont passés maîtres
: dès qu’ils ont vu - notamment après la forte appréciation
obligée du yen - les dangers courus pour leurs produits "made
in Japan", ils ont immédiatement (en moins de deux ans)
délocalisé leurs usines vers des pays voisins à
bas salaires. Ainsi des téléviseurs, dont 6 millions sont
déjà fabriqués dans ces conditions.
Mais les pays européens - et la France n’est pas la dernière
- font également, et de plus en plus, fabriquer dans les pays
pauvres.’ Et nos "bons apôtres" qui n’hésitent
pas à importer du chômage en France, sont les premiers,
par la voix du CNPF, la presse et autres médias, à dénoncer
le gouvernement - surtout s’il est socialiste - incapable d’empêcher
la montée du chômage, les grèves, les trous de la
sécu... Tout leur est permis ils ont le pouvoir réel,
l’économie et les moyens d’information.
Peut-on éviter l’évolution d’une telle mutation : délocalisation
de productions vers les pays à bas salaires ? A notre avis, non.
Il faudra des décennies pour que les nouveaux pays industriels
connaissent une augmentation des salaires et charges qui les mette à
égalité avec nous. Et, cela serait-il, que de nouveaux
pays pauvres prendraient le relais.
Nous avons l’argent, les pays pauvres auront le travail. C’est leur
revanche. C’est une nouvelle donne qui peut un jour transformer la mutation
en crise aigue, aussi bien au coeur des pays riches qu’au niveau Nord-Sud.
3. Culturelle
Les fabuleux marchés de l’information qui s’ouvrent tous azimuts
et ne font que balbutier excitent également les appétits.
Cette information aura des répercussions au niveau mondial et,
"orientée", elle peut être désastreuse
pour toutes les cultures. Prenons le cas des séries télé
et de nombreux films américains : amortis avec 250 millions d’habitants,
ils sont revendus à bas prix dans tous les pays du "monde
libre", trop heureux de meubler leurs programmes à bon marché.
Résultat : des cultures aussi différentes que celles d’Amérique
du Sud, de l’Afrique, de l’Europe, de l’Asie se trouvent "américanisées".
Coca cola de l’esprit, violence en plus. Très grave, surtout
pour les jeunes générations : c’est le supermarché
de la médiocrité.
4. Démographique
Ce n’est pas la moins inquiétante. Avec l’évolution des
mentalités sur la sexualité et la contraception, les pays
industrialisés ont réduit considérablement leur
développement démographique : disons même qu’à
l’heure actuelle, il ne se fait que par l’augmentation de la longévité.
Le taux de reproduction est au mieux de 2 ; en Allemagne, 1,3, le plus
bas. Le chômage qui s’aggrave développe également
le réflexe : "A quoi bon faire des enfants ? Pour qu’ils
soient chômeurs ?". Par contre, les pays pauvres en sont
souvent - hygiène, religion, contraception - à l’âge
de nos aieux ; d’où des familles de 6, de 12, de 18 enfants.
Et comme à ce jour, ils représentent déjà
plus des 2/3 de l’humanité, on voit la direction - et à
terme l’importance historique - de la mutation démographique.
***
Nous avons essayé de noter l’essentiel des mutations ’que recouvre la GRANDE MUTATION qui s’opère sous nos yeux, depuis 15 ans principalement, derrière le brouillard de "la crise". Où celà nous mène-t-il ?
Sortie à droite
En mars 1984, dans un article intitulé "sortie de la crise
: à gauche ou à droite", nous écrivions :
"Avec le boom des nouvelles industries liées au microprocesseur
et l’augmentation des dépenses militaires, une telle évolution
- sortie à droite - n’est pas exclue : il faut que les gens de
gauche en soient bien persuadés pour redoubler d’efforts".
Quatre ans plus tard, nous pensons qu’une sortie à droite de
la crise-mutation, loin d’être exclue, semble, hélàs,
l’hypothèse la plus plausible.
Le krach boursier a, nous l’avons vu, suscité une sorte de reconversion
industrielle plus solide, plus structurée. Vous lisez chaque
jour dans la presse les résultats de 1987 des groupes industriels
(Peugeot : 5 milliards de francs), bancaires, assurances : presque tous
affichent des bénéfices en hausse, souvent très
importants (+ 25 à + 45 %). Des pays engrangent des réserves
fabuleuses (RFA, Japon, Taiwan, Corée du Sud...). Nous apprenons
que l’Angleterre, qu’on disait en déclin, a vu sa production
augmenter de 4,4 % en 1987.
Sur un plan plus prosaïque, on voit de plus en plus de Mercédès,
de BMW, de grosses voitures les restaurants font rarement faillite ;
les stations de sports d’hiver et d’été affichent complet
; pour les fêtes de fin d’année en France, des records
de consommations d’huîtres, foie gras, caviar, ont été
battus.
L’économie capitaliste fonctionne, même avec 1 ou 2 % d’augmentation
de la production ; les gens qui ont un job ou une retraite correcte
vivent normalement. Enorme point noir les chômeurs ; Alors, on
essaie de les oublier (voir la campagne électorale qui en parle
?) : ce sont des oubliés, des exclus, des non solvables inintéressants.
Le capitalisme, il faut le reconnaître - même si on enrage
- garde une faculté d’adaptation assez remarquable. Lénine
avait écrit, en 1916 "L’impérialisme, stade suprême
du capitalisme". Nous pensons que, si cet impérialisme ne
date pas d’aujourd’hui (multinationales, etc...), il passe aujourd’hui,
après un krach boursier d’avertissement, la vitesse supérieure.
La mondialisation accentuée de la production et des échanges,
les perspectives de l’Europe de 1992, poussent à un impérialisme
plus agressif, plus concentré : le capitalisme populaire des
Chirac et Balladur ne peut tromper que de braves gens crédules
et mal informés.
"The Economist" écrit : "Les français sont
maso, ils s’inquiètent alors que l’économie est prospère
et le déclin une hypothèse non vérifiée".
Avant la crise, les grands groupes avaient reconstitué des "trésors
de guerre" (puisque guerre il y a), tant par leurs opérations
boursières. Ainsi Siemens dispose de 25 milliards de DM de liquidités,
plus de 80 milliards de francs, de quoi racheter 4 ou 5 grosses affaires,
en Europe ou ailleurs.
La société duale va s’accentuer, le nombre des déqualifiés
et des exclus va croître sous la poussée conjuguée
des progrès technologiques et des transferts d’industrie dans
les pays à bas salaires. On surveillera les risques d’explosion
: pour cela - tous nos présidensiables parlent maintenant de
solidarité - on créera une société de petits
boulots. Quand la pression sera trop forte, on donnera un minimum vital,
de l’ordre de 2.000 F. Avec les médias - et notamment les télés
privées - on favorisera l’inculture des masses, on leur servira
- c’est bien parti en France- des jeux (panem - 2.000 F - et circenses).
L’université et la formation seront orientées dans un
sens élitiste et essentiellement utilitaire.
L’évolution du système s’adaptera, lentement, uniquement
sous la pression des faits : ainsi la réduction du temps de travail,
bien partie déjà en Allemagne capitaliste (36 h 5 en RDA
pour la métallurgie, sans diminution des salaires) : c’est possible
dès lors que les gains de productivité compensent la réduction
des horaires. Il faut être absolument persuadé que le capitalisme
peut réaliser ces "avancées" sur 10 à
12 ans et ce, sans réduction du nombre de chômeurs, au
contraire.
Sortie à gauche
Que faire face à cette évolution maintenant perceptible
et quasi certaine de la grande mutation en cours ? Je suis désolé
de ne pas paraître optimiste, mais tiens à dire que je
ne suis pas non plus pessimiste : seulement objectif et, à terme,
optimiste. En effet, tout d’abord, il peut survenir des "accidents
de parcours" imprévus (cf. Mai 1968, krach boursier...)
qui modifieront le cours de l’Histoire.
Deuxièmement, des forces sociales et intellectuelles devront
peser sur le développement de cette société inhumaine.
Je pense que nous devons faire nôtre cette réflexion de
Juquin (France Inter le 21 mars) : "Je n’ai pas fini de déranger".
Dérangeons. L’histoire de l’homme s’est toujours déroulée
de façon dialectique. Les plus belles conquêtes sociales
ont été obtenues dans l’opposition par l’écrit
et par les luttes : il n’y a donc aucune raison de désespérer.
Mais il faut faire connaître - nous ne sommes pas seuls - l’autre
société, l’alternative : celle du temps libre pour tous,
du travail réduit pour tous, d’un revenu maximum pour tous, d’une
culture à la portée de tous, de la paix enfin.
***
Conclusion : mutation ou plus précisément mutations ? c’est indubitable, nous l’avons vu. Crise ? Certainement le chômage, la société duale qui s’appronfondit, les guerres "exutoires" ou répressives, les destructions et limitations de richesses, c’est cela la crise. Crise de société, crise de civilisation, comme l’avait déjà souligné Malraux en 1968, avant la "crise" économique.
Mais comme toute entreprise humaine, le capitalisme impérialiste doit dépérir et mourir un jour. Car le ver (les éléments de la crise) est dans le fruit des mutations en cours. Et les hommes doivent continuer à se battre pour acquérir un jour la "citoyenneté intégrale", selon la belle expression (encore lui !) de Pierre Juquin.
(1) Jean Boissonnat, il y a plusieurs années écrivait : "il faut analyser la crise comme une période de transition qui peut durer un quart de siècle".