Crise ou mutation


par  A. PRIME
Publication : mai 1988
Mise en ligne : 16 juillet 2009

Lionel Stoléru, à l’Université d’été de l’UDF, dans les années 80, s’écriait : "La crise est terminée". Il y a environ un an, dans le Monde, il tentait de persuader les lecteurs qu’il y avait deux sortes de crises, les bonnes et les mauvaises. Celle des années 30 était mauvaise : faillites, chômage, misère, guerre... ; par contre celle que nous vivons (remarquons en passant, qu’elle n’est pas terminée comme le croyait Stoléru) est une bonne crise, saine, constructive parce qu’elle n’a pas conduit à l’effondrement de l’économie et qu’elle est en fait la manifestation d’une grande mutation qui oblige à repenser l’économie et la société (1).
La plupart de nos hommes politiques, journalistes, économistes parlent couramment de "la crise", en précisant parfois qu’elle est davantage devant nous que derrière nous ; quelques-uns, dans des écrits ou discours plus savants, parlent de mutation ou mieux de "profonde mutation". Il arrive qu’on marie crise et mutation : la profonde mutation qui s’opère est cause de la crise actuelle, quand ce n’est pas la mutation qui est fille de la crise.
Alors, crise ou mutation ? Mutation ou crise ? Je serais tenté de répondre : les deux. Echappatoire, boutade ? Ce n’est pas si sûr, car telle est vraisemblablement la vérité.

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La crise des années 30 fut comme J.Duboin le comprit et l’analysa immédiatement, la conséquence de la forte accélération des progrès techniques dans la production des biens, accélération due en partie à la guerre. L’imprévision totale, le manque de garde-fous sociaux fit que l’économie s’effondra brutalement et qu’on entra dans une crise qui ne trouva de "solution" que dans la seconde guerre, mondiale par essence. On peut donc dire qu’il y eut successivement : grande mutation technologique... puis crise... jusqu’en 1945.

Dans la crise actuelle, les protections sociales ont joué, l’économie ne s’est pas effondrée malgré un taux de chômage - seul point vraiment noir - de 8 à 14 % de la population active dans les principaux pays industrialisés. Alors crise ou mutation ?

Une fois encore, et bien qu’ils fussent sur le qui-vive, les intéressés furent surpris et les chocs pétroliers eurent bon dos pour masquer leur imprévision. En ce sens, on a pu parler de crise ; une baisse de 3/4 points de la production suffit à engendrer un certain marasme dans les affaires et un chômage dont personne n’avait imaginé l’ampleur. Comme avant 1929, il se trouve que les 15 années qui ont précédé le déclenchement de la crise ont connu une fantastique avancée technologique. Du jamais vu, bien illustré par le voyage sur la lune (1969), extraordinaire synthèse des progrès de la science. Les robots se multiplient, l’électronique envahit tous les domaines ; dans l’agriculture, l’amélioration des rendements et la mécanisation réduisent les paysans à moins de 7 % de la population active.

Autre remarque importante : la crise elle-même conduit à une compétitivité accrue, qui accéléra encore le développement technologique, qualitativement et quantitativement. Autrement dit, la "crise" renforce et précipite la mutation : le chômage, par exemple, croit sensiblement plus vite qu’il n’aurait fait "naturellement" sous la seule poussée du progrès technique. Et il continuera à croître parallèlement à ce progrès.
-On peut donc résumer ainsi la période actuelle : très forte mutation technologique (années 60) ; crise (vers 1975), avec développement important, continu et irréversible du chômage, malgré un traitement social qui masque le nombre réel de chômeurs ; maintien d’une croissance de 2 à 3 %, tout cela provoquant une mutation de la société dans divers domaines.

La mutation est multiple.

1 - Technologique
Nous ne nous étendrons pas sur ce chapitre patent pour tous et évoqué ci-dessus. Rappelons simplement que le tertiaire, voire le primaire, sont envahis par la technique au même titre que le secondaire et les trois secteurs comportent désormais de larges plages de recouvrement technique.

2 - Industrielle
2.1. C’est un des aspects les plus intéressants. Nous voulons parler là, non de technique, mais de restructuration. Certes, nous connaissons depuis longtemps les multinationales. Ce qui se passe depuis le krach boursier est nouveau et déterminant pour le futur. Au moment du krach, c’est à qui découvrait que la spéculation boursière, si juteuse depuis 4 ou 5 ans, était totalement déconnectée de l’économie réelle, que cette "économie casino" ne pouvait durer. Il apparait aujourd’hui que nombreux sont ceux qui, brusquement sortis d’un beau rêve, se retrouvent les pieds sur terre. La spéculation boursière seule ? Dangereux. Retour en force à l’industrie, valeur d’avenir. La guerre économique prend tout son sens. C’est ainsi qu’on assiste à un nouveau spectacle : le "casinoindustrie" : raids (en anglais raider=bandit), OPA sauvages pour contrôler de vastes secteurs : de Benedetti à l’assaut de la Générale de Belgique (1/3 de l’économie du pays), Pirelli s’attaquant à Firestone (finalement enlevé par le Japonais Bridgestone), Schneider surenchérissant sur Framatome pour accaparer la Télémécanique  : là, les ouvriers se fâchent (verra-t-on des grèves anti-OPA ?) et Balladur lui-même doit songer à "moraliser" les OPA. On ne parle plus que des "nouveaux Condottieri", des "Chevaliers noirs"...
Quand ce n’est pas par la violence, les regroupements se font par fusions ou rachats : Vuitton-Moët Hennesy, Printemps-Redoute...
Ce "retour aux valeurs sérieuses", l’industrie, n’exclut pas bien entendu les activités financières juteuses autant que douteuses, quelquefois combinées, liées aux OPA sauvages. Ainsi, dans la bataille qui a opposé l’Anglais Grand Metropolitan au Canadien Seagram pour le contrôle de Firino-Martell, de surenchère en surenchère, l’action est montée à 3 475 F. Quand Grand Metropolitan a renoncé, il a tout de même vendu les 20 % qu’il possédait en encaissant la bagatelle de 400 millions  ; cela, sans aucune production de richesses. Notons que ce sont ces mêmes individus, ou leurs commis gouvernementaux qui prêcheront une politique d’austérité pour les travailleurs...
De plus en plus, les OPA se font au niveau planétaire. Mais la coïncidence krach boursier 1987-Europe de 1992 fait que les regroupements en OPA sont nombreux en vue de cet objectif : européens, japonais, américains sont présents.

2.2. Les industries à bas salaires.
Il y a là un autre aspect, capital, de la mutation industrielle... qui accentue la "crise" (chômage...) dans les "pays riches", c’est le transfert de la production industrielle dans les pays à bas salaires (de 5 à 10 fois moins élevés).
Phénomène déterminant : les usines sont ultra-modernes, possèdent toutes les avancées industrielles de nos pays. En effet, la plupart du temps, elles sont montées par des Japonais, des Américains (Corée du Sud, Taiwan, Singapour) et des Européens. La qualité des produits ne diffère pas de celle des nôtres.
Et dans cette stratégie, les Japonais sont passés maîtres  : dès qu’ils ont vu - notamment après la forte appréciation obligée du yen - les dangers courus pour leurs produits "made in Japan", ils ont immédiatement (en moins de deux ans) délocalisé leurs usines vers des pays voisins à bas salaires. Ainsi des téléviseurs, dont 6 millions sont déjà fabriqués dans ces conditions.
Mais les pays européens - et la France n’est pas la dernière - font également, et de plus en plus, fabriquer dans les pays pauvres.’ Et nos "bons apôtres" qui n’hésitent pas à importer du chômage en France, sont les premiers, par la voix du CNPF, la presse et autres médias, à dénoncer le gouvernement - surtout s’il est socialiste - incapable d’empêcher la montée du chômage, les grèves, les trous de la sécu... Tout leur est permis ils ont le pouvoir réel, l’économie et les moyens d’information.
Peut-on éviter l’évolution d’une telle mutation : délocalisation de productions vers les pays à bas salaires ? A notre avis, non. Il faudra des décennies pour que les nouveaux pays industriels connaissent une augmentation des salaires et charges qui les mette à égalité avec nous. Et, cela serait-il, que de nouveaux pays pauvres prendraient le relais.
Nous avons l’argent, les pays pauvres auront le travail. C’est leur revanche. C’est une nouvelle donne qui peut un jour transformer la mutation en crise aigue, aussi bien au coeur des pays riches qu’au niveau Nord-Sud.

3. Culturelle
Les fabuleux marchés de l’information qui s’ouvrent tous azimuts et ne font que balbutier excitent également les appétits. Cette information aura des répercussions au niveau mondial et, "orientée", elle peut être désastreuse pour toutes les cultures. Prenons le cas des séries télé et de nombreux films américains : amortis avec 250 millions d’habitants, ils sont revendus à bas prix dans tous les pays du "monde libre", trop heureux de meubler leurs programmes à bon marché. Résultat : des cultures aussi différentes que celles d’Amérique du Sud, de l’Afrique, de l’Europe, de l’Asie se trouvent "américanisées". Coca cola de l’esprit, violence en plus. Très grave, surtout pour les jeunes générations : c’est le supermarché de la médiocrité.

4. Démographique
Ce n’est pas la moins inquiétante. Avec l’évolution des mentalités sur la sexualité et la contraception, les pays industrialisés ont réduit considérablement leur développement démographique : disons même qu’à l’heure actuelle, il ne se fait que par l’augmentation de la longévité. Le taux de reproduction est au mieux de 2 ; en Allemagne, 1,3, le plus bas. Le chômage qui s’aggrave développe également le réflexe : "A quoi bon faire des enfants ? Pour qu’ils soient chômeurs ?". Par contre, les pays pauvres en sont souvent - hygiène, religion, contraception - à l’âge de nos aieux ; d’où des familles de 6, de 12, de 18 enfants. Et comme à ce jour, ils représentent déjà plus des 2/3 de l’humanité, on voit la direction - et à terme l’importance historique - de la mutation démographique.

***

Nous avons essayé de noter l’essentiel des mutations ’que recouvre la GRANDE MUTATION qui s’opère sous nos yeux, depuis 15 ans principalement, derrière le brouillard de "la crise". Où celà nous mène-t-il ?

Sortie à droite
En mars 1984, dans un article intitulé "sortie de la crise  : à gauche ou à droite", nous écrivions : "Avec le boom des nouvelles industries liées au microprocesseur et l’augmentation des dépenses militaires, une telle évolution - sortie à droite - n’est pas exclue : il faut que les gens de gauche en soient bien persuadés pour redoubler d’efforts". Quatre ans plus tard, nous pensons qu’une sortie à droite de la crise-mutation, loin d’être exclue, semble, hélàs, l’hypothèse la plus plausible.
Le krach boursier a, nous l’avons vu, suscité une sorte de reconversion industrielle plus solide, plus structurée. Vous lisez chaque jour dans la presse les résultats de 1987 des groupes industriels (Peugeot : 5 milliards de francs), bancaires, assurances : presque tous affichent des bénéfices en hausse, souvent très importants (+ 25 à + 45 %). Des pays engrangent des réserves fabuleuses (RFA, Japon, Taiwan, Corée du Sud...). Nous apprenons que l’Angleterre, qu’on disait en déclin, a vu sa production augmenter de 4,4 % en 1987.
Sur un plan plus prosaïque, on voit de plus en plus de Mercédès, de BMW, de grosses voitures les restaurants font rarement faillite ; les stations de sports d’hiver et d’été affichent complet  ; pour les fêtes de fin d’année en France, des records de consommations d’huîtres, foie gras, caviar, ont été battus.
L’économie capitaliste fonctionne, même avec 1 ou 2 % d’augmentation de la production ; les gens qui ont un job ou une retraite correcte vivent normalement. Enorme point noir les chômeurs ; Alors, on essaie de les oublier (voir la campagne électorale qui en parle  ?) : ce sont des oubliés, des exclus, des non solvables inintéressants.
Le capitalisme, il faut le reconnaître - même si on enrage - garde une faculté d’adaptation assez remarquable. Lénine avait écrit, en 1916 "L’impérialisme, stade suprême du capitalisme". Nous pensons que, si cet impérialisme ne date pas d’aujourd’hui (multinationales, etc...), il passe aujourd’hui, après un krach boursier d’avertissement, la vitesse supérieure.
La mondialisation accentuée de la production et des échanges, les perspectives de l’Europe de 1992, poussent à un impérialisme plus agressif, plus concentré : le capitalisme populaire des Chirac et Balladur ne peut tromper que de braves gens crédules et mal informés.
"The Economist" écrit : "Les français sont maso, ils s’inquiètent alors que l’économie est prospère et le déclin une hypothèse non vérifiée". Avant la crise, les grands groupes avaient reconstitué des "trésors de guerre" (puisque guerre il y a), tant par leurs opérations boursières. Ainsi Siemens dispose de 25 milliards de DM de liquidités, plus de 80 milliards de francs, de quoi racheter 4 ou 5 grosses affaires, en Europe ou ailleurs.
La société duale va s’accentuer, le nombre des déqualifiés et des exclus va croître sous la poussée conjuguée des progrès technologiques et des transferts d’industrie dans les pays à bas salaires. On surveillera les risques d’explosion  : pour cela - tous nos présidensiables parlent maintenant de solidarité - on créera une société de petits boulots. Quand la pression sera trop forte, on donnera un minimum vital, de l’ordre de 2.000 F. Avec les médias - et notamment les télés privées - on favorisera l’inculture des masses, on leur servira - c’est bien parti en France- des jeux (panem - 2.000 F - et circenses). L’université et la formation seront orientées dans un sens élitiste et essentiellement utilitaire.
L’évolution du système s’adaptera, lentement, uniquement sous la pression des faits : ainsi la réduction du temps de travail, bien partie déjà en Allemagne capitaliste (36 h 5 en RDA pour la métallurgie, sans diminution des salaires) : c’est possible dès lors que les gains de productivité compensent la réduction des horaires. Il faut être absolument persuadé que le capitalisme peut réaliser ces "avancées" sur 10 à 12 ans et ce, sans réduction du nombre de chômeurs, au contraire.

Sortie à gauche
Que faire face à cette évolution maintenant perceptible et quasi certaine de la grande mutation en cours ? Je suis désolé de ne pas paraître optimiste, mais tiens à dire que je ne suis pas non plus pessimiste : seulement objectif et, à terme, optimiste. En effet, tout d’abord, il peut survenir des "accidents de parcours" imprévus (cf. Mai 1968, krach boursier...) qui modifieront le cours de l’Histoire.
Deuxièmement, des forces sociales et intellectuelles devront peser sur le développement de cette société inhumaine. Je pense que nous devons faire nôtre cette réflexion de Juquin (France Inter le 21 mars) : "Je n’ai pas fini de déranger".
Dérangeons. L’histoire de l’homme s’est toujours déroulée de façon dialectique. Les plus belles conquêtes sociales ont été obtenues dans l’opposition par l’écrit et par les luttes : il n’y a donc aucune raison de désespérer. Mais il faut faire connaître - nous ne sommes pas seuls - l’autre société, l’alternative : celle du temps libre pour tous, du travail réduit pour tous, d’un revenu maximum pour tous, d’une culture à la portée de tous, de la paix enfin.

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Conclusion : mutation ou plus précisément mutations ? c’est indubitable, nous l’avons vu. Crise ? Certainement le chômage, la société duale qui s’appronfondit, les guerres "exutoires" ou répressives, les destructions et limitations de richesses, c’est cela la crise. Crise de société, crise de civilisation, comme l’avait déjà souligné Malraux en 1968, avant la "crise" économique.

Mais comme toute entreprise humaine, le capitalisme impérialiste doit dépérir et mourir un jour. Car le ver (les éléments de la crise) est dans le fruit des mutations en cours. Et les hommes doivent continuer à se battre pour acquérir un jour la "citoyenneté intégrale", selon la belle expression (encore lui !) de Pierre Juquin.

(1) Jean Boissonnat, il y a plusieurs années écrivait : "il faut analyser la crise comme une période de transition qui peut durer un quart de siècle".


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