C’est ainsi. Dans le foisonnement des médias, si l’on veut bien abandonner un instant la connotation péjorative, souvent justifiée, attribuée à ces derniers, émergent parfois des contradictions salutaires. En avril dernier, le quotidien l’Humanité, célébrant le 110ème anniversaire de sa fondation par Jean Jaurès (combattant infatigable de la paix et du progrès social, dont on honore également cette année la mémoire, 100 ans après sa disparition, assassiné à la veille du déclenchement de la première guerre mondiale) offrait à ses lecteurs une nouvelle formule, ambitieuse, insistant sur la qualité de l’écrit, tout en se coulant dans les moyens modernes de communication. C’est à ce moment que parvenait à la Grande Relève l’article de Serge Bagu, intitulé « On n’est pas sortis de l’auberge... libérale », qui laissait planer une certaine désespérance, à laquelle participe la presse aujourd’hui.
Certes, nous partageons l’analyse de Serge Bagu lorsqu’il décrit la désolation de la régression économique et sociale dans laquelle nous plonge le néolibéralisme conquérant, dont la construction européenne est devenue l’un des puissants rouages, servi en France avec toujours plus de docilité par les gouvernements qui se succèdent. Nous partageons ses inquiétudes sur ce qui est à venir avec les conséquences des négociations secrètes du projet de libre-échange entre l’Europe et les États-Unis (TTIP ou TAFTA). Et nous ne contredisons pas davantage le rôle des « grands » médias, serviles dans l’enfumage des citoyens. « L’auberge libérale » est donc bien celle dont Serge a entrebâillé la porte, dans laquelle la liberté d’expression ne véhicule plus qu’une pensée unique, consumériste, concédant parfois la part du feu, seulement pour paraître crédible.
Pourtant il y a, par les chemins de traverse, des colonnes conquérantes qui tendent vers une autre auberge, riche celle-là de ce que les uns et les autres apportent de leurs différences, de leurs réflexions, de leurs analyses, de leurs luttes (une sorte « d’auberge espagnole », symbole peut-être d’une démocratie vivifiante) et l’espérance est encore de mise. Ces colonnes sont celles de la Grande Relève, du Monde Diplomatique, de l’Humanité, Politis, Regards, de certains blogs d’Alternatives économiques... et de quelques autres titres sans doute, même si tous ne figurent pas parmi les « grands » médias à la devanture des kiosques.
Évolution de l’Humanité
Pour la circonstance, nous nous limitons ici à l’exemple du journal l’Humanité qui revendique clairement de dépasser le statut d’organe du Parti Communiste Français (PCF), en s’ouvrant à tous ceux qui luttent contre le néolibéralisme, se mobilisent pour un monde plus juste et plus durable, et tiennent à en débattre. Patrick Le Hyaric, son directeur, prévient [1] : « Les changements auxquels nous procédons (...) visent à permettre à toutes et tous, à gauche, dans la sphère syndicale ou politique, d’accéder à des informations, des savoirs, de la culture, des décryptages d’évènements qui stimulent leur réflexion personnelle et leur permettent ainsi d’être toujours mieux actrices et acteurs des indispensables transformations sociales, démocratiques et écologiques ».
Et Patric Le Hyaric va au-delà de nos « chemins de traverse » en intitulant « Les chemins de l’émancipation » [2] un avant-propos où l’on peut lire : « Partout dans le monde, une multitude de penseurs produisent des idées, des réflexions, des analyses. L’Humanité ambitionne de les porter à la connaissance du plus grand nombre, convaincus que nous sommes que « la réalisation de l’humanité », selon les mots de Jean Jaurès, sera l’œuvre des peuples rassemblés qui s’en fixeront l’objectif ou ne sera pas ». On ne saurait être plus fidèle à l’éditorial fondateur du journal tel que le concevait Jean Jaurès [3] : « C’est par des informations étendues et exactes que nous voudrions donner à toutes les intelligences libres le moyen de comprendre et de juger elles-mêmes les évènements du monde ».
L’avant-propos précédent introduisait le recueil de 50 contributions parues dans le quotidien au cours de l’été 2013 en appelant à « Penser un monde nouveau » [2]. Nous ne pouvons énumérer ici tous leurs auteurs « intellectuels qui émettent une critique radicale du libéralisme », mais leur qualité et la diversité de leurs disciplines assurent la richesse de la réflexion.
Quelques exemples.

Edgar Morin (sociologue) : « L’idée de métamorphose dit qu’au fond tout doit changer » ; Isabelle Stengers (philosophe) : « La gauche a besoin de manière vitale que les gens pensent » ; Catherine Larrère (philosophe) : « Il faut sortir de l’idée du combat et apprendre à coopérer avec la nature » ; André Tosel (philosophe) : « Il se manifeste une multitude de résistances au capitalisme » ; Louise Gaxie et Alain Obadia (syndicaliste et économiste) : « Les rapports sociaux ne sont pas naturels, on peut les changer » ; Elsa Dorlin (philosophe) : « Le féminisme a pour ambition de révolutionner la société » ; Bernard Friot (sociologue) : « Le salariat, c’est la classe révolutionnaire en train de se construire » ; Roland Gori (psychanalyste) : « Il n’y aura pas d’émancipation politique sans émancipation culturelle ».
L’Humanité des débats

Cette rubrique constitue, depuis plusieurs années, un supplément (12 pages actuellement) inséré chaque semaine dans le numéro du quotidien daté vendredi-samedi-dimanche. Elle nous emmène au cœur de la réflexion politique, sous ses aspects multiples (histoire, philosophie, sociologie, sciences de l’environnement et autres, économie, création artistique...). Nous nous y sommes souvent référés. Je ne prendrai que trois exemples, issus d’un même numéro d’avril, pour illustrer encore l’appel d’air que respire le journal. D’abord une table ronde, qui ouvre le supplément sur deux pages, sur le thème « Peut-on réinventer la démocratie ? » [4], d’où l’on retient notamment, de la part de Catherine Colliot-Thélène (professeur de philosophie), ce propos d’actualité : « Beaucoup ne vont pas voter. Tous n’ont pas pour autant l’impression d’être apolitiques (...). Ils ont un intérêt pour la chose publique. Selon moi, il faut plutôt penser la démocratie en termes de démocratisation et de (dé)démocratisation. Il n’y a pas un moment dans notre histoire où l’on pourrait considérer que la démocratie a été pleinement réalisée. La croissance actuelle des inégalités, à laquelle contribue le (dé)tricotage des services publics et des droits sociaux, marque une phase de (dé)démocratisation ».
Plus loin, Pierre Dardot (philosophe) et Christian Laval (sociologue), dans un entretien également sur deux pages intitulé « Il est temps de libérer l’imagination pour construire l’alternative » [5], à propos de leur ouvrage « Commun », en référence à la mise en clôture des terres communales à partir du XVème siècle, d’abord en Angleterre (les « commons »), suggèrent une stratégie : « réorganiser la société autour du principe du commun c’est la réorganiser autour de ce qui n’est pas appropriable ».
Toujours dans le même numéro, alors que la nouvelle formule du journal fait ses premiers pas, on trouve dans le bloc-notes de Jean-Emmanuel Ducoin, intitulé « Rotatives » [6], un point de vue sur la presse écrite qui vient à l’appui du constat de Serge Bagu : « Pour les libéraux de tout poil, c’est bien commode : (...) sitôt exprimée, une idée doit être déjà périmée, recyclée, pour le plus grand bonheur de ceux qui veulent maintenir à distance toutes les formes de résistances et de regards critiques ». Mais ici, on ne se résigne pas : « Et alors ? Nous sommes (...) bien placés pour savoir qu’aucun journal (...) ne survivra s’il ne recrée un puissant désir chez son lecteur, au-delà du simple attachement politique et militant. Les journalistes doivent repartir à la recherche de cette dimension particulière (...) : la relation à l’autre et le rapport à la vérité, si chère à notre fondateur ». Tout simplement parce que subsiste ici une idée qui n’a plus cours dans le monde marchand dans laquelle a sombré la “grande” presse, et c’est peut-être le plus rassurant pour Serge : « N’en déplaise aux orthodoxes du monde marchand, le journalisme de presse écrite n’est pas devenu une langue morte. Les rotatives, certes moins triomphantes qu’avant, vont encore tourner longtemps, et des citoyens plus courageux que d’autres sans doute continueront de lire des mots imprimés sur du papier blanc ».
Motivations
La lecture de l’Humanité des débats peut ainsi être une source limpide et infinie d’optimisme où pointent de nouvelles idées qui fondent la réflexion et donnent envie de mettre son grain de sel. C’est peut-être ce qui a encouragé Stéphane Paoli, journaliste de référence à France-Inter, à inviter Patrick Le Hyaric et Marie-José Sirach (responsable de la rubrique culture) pour discuter de « la nouvelle Humanité » dans l’émission magazine 3 D [7] du dimanche (de 12h à 14h). Une émission qui réconcilie pour un temps avec les “grands” médias. D’entrée, Stéphane Paoli a ces mots qui ont dû surprendre ceux qui ne lisent jamais ce journal : « Les pages culture de l’Huma sont parmi les meilleures de la presse française ». Des mots qui, bien sûr, vont droit au cœur de la responsable, mais Marie-José Sirach admet que « c’est chaque jour un défit dans les conditions économiques actuelles ». Elle nous dit plus tard la volonté de la rédaction d’associer culture et savoirs, en abordant les sujets toujours en dehors de la voie marchande. Anticipant l’émission, un questionnement public « en quête d’humanité », sut trouver des réponses à « échelle humaine », sur la portée du mot « humanité » : on rencontre plus d’humanité « chez les gens qui ont peut-être moins de choses matérielles à leur disposition et sont donc plus ouverts et plus accueillants aux autres », mais l’humanité est mise en péril par « la peur, l’envie, l’attrait du pouvoir, l’appât du gain » et sans humanité « on est seul et on ne peut rien ».
Prenant appui sur le même numéro de l’Humanité des débats cité plus haut , Stéphane Paoli s’interroge sur la construction d’une alternative : « Comment trouver une solution à l’échelle planétaire pour concilier le développement de l’humanité et la sauvegarde de la nature ? ». Il montre alors de la curiosité pour le projet d’une société construite autour du « Commun », évoqué précédemment. Patrick le Hyaric rappelle que les 67 personnes les plus riches possèdent autant que la moitié de la population mondiale la plus pauvre [8]. Évoquant une crise de « (dé)civilisation », à laquelle « il n’y a pas d’issue à partir de la surexploitation du travail manuel et du travail intellectuel, ni de la surexploitation de la nature », il confirme qu’« il faut une double révolution, anthropologique et écologique », sinon l’humanité est effectivement menacée, pour conclure : « La question est donc bien celle de la mise en commun des richesses ».
Et Marie-José Sirach souligne aussi cette dualité : alors que les marques s’emploient à « privatiser notre imaginaire », par exemple en scrutant, à leur insu, les réactions des clients dans les rayons des supermarchés ou des magasins face à leurs produits, « la culture résiste, (...) les artistes racontent, inventent le monde, libèrent notre imaginaire ». Enfin, pour souligner la jonction entre culture et savoirs, que revendiquent les pages culturelles du journal, comment ne pas rapporter cette exclamation de Stéphane Paoli « Ce qui n’est pas vendable doit être arrêté. C’est de la folie ! », qui a lu cet article, toujours dans le même numéro cité plus haut : « Vers la fin des découvertes scientifiques » [9]. Parce que, nous explique Jean-Marc Lévy-Leblond (physicien et critique de science), « Nous entrons dans une période où la recherche fondamentale est menacée par la loi du marché qui s’impose à toutes les activités de création ».
Ce que me semble réussir ce journal, et peut-être un des seuls à y réussir, c’est à la fois à décrypter les causes et les mécanismes de la crise immense que traverse l’humanité à la surface de la Terre, sous l’emprise du néolibéralisme, et en même temps, en plaçant le lecteur au carrefour de multiples réflexions, à nous laisser ce sentiment que des solutions existent et que chacun peut contribuer à leur émergence.
Au terme de l’émission de France-Inter, une voix semblait partager, avec finesse et humour, l’énergie de l’Huma pour aller de l’avant, après déjà 110 ans de luttes, car « le pessimiste se condamne à être spectateur ». J’ai cherché l’auteur : Goethe. Cette citation peut aussi être mise à toutes les sauces... libérales, mais à France-Inter ce jour-là, comme à La Grande Relève, il n’y a pas de confusion.