Les voleurs d’énergie

Lectures
par  M. BERGER
Publication : décembre 2018
Mise en ligne : 9 mars 2019

L’énergie que l’homme puise dans la nature ayant façonné toute l’évolution de notre civilisation, la façon dont les puissances économiques ont cherché à l’accaparer est édifiante.

Les éditions Utopia viennent de publier “Les voleurs d’énergie”, un livre que éclaire cette histoire, et que Michel Berger analyse et commente :

Nul n’ignore la puissance industrielle et financière des grands fournisseurs d’énergie. Ils écument le monde grâce à des pratiques concurrentielles déjà fort anciennes. Si la grande révolution dans ce domaine a eu lieu dès la fin du XIXème siècle avec l’utilisation massive du pétrole et du gaz naturel, elle avait été précédée par celle du charbon, et un peu plus ancienne, par celle du bois. Notamment en France où elle aboutit à une déforestation telle que sa couverture forestière était, au milieu du XIXème siècle, inférieure à ce qu’elle est maintenant et la crise du bois n’a été surmontée que grâce à l’usage intensif du charbon. L’ouvrage d’Aurélien Bernier Les voleurs d’énergie nous apporte un éclairage très complet de cette histoire mondiale déterminante au cours des trois derniers siècles

 

L’énergie a façonné toute l’évolution de notre civilisation, celle que nous avons connue depuis deux siècles et demi. Durée longue à l’échelle individuelle, mais très courte par rapport à l’histoire de l’humanité et bien plus de celui du monde.

Au début de cette période, chaque être humain ne disposait encore que de son énergie propre, soit environ 0,5 kW, augmentée du modeste secours des énergies animales et de celles, plus généreuses mais encore embryonnaires, de l’eau et du vent.

Aujourd’hui chaque être humain peut revendiquer en moyenne l’assistance de 200 kW d’énergie artificielle avec bien sûr de grandes disparités d’un pays à un autre.

Ce besoin nouveau et massif a évidemment attiré les prédateurs potentiels qui se sont rués sans retenue sur les ressources de la planète. Ruée que les gouvernements locaux ont en général tenté de contenir, l’énergie devant à leurs yeux conserver le statut de service public.

Depuis, l’histoire de l’expansion énergétique s’est traduite un peu partout par une rivalité entre le secteur privé et le secteur public. Aurélien Bernier en traduit avec érudition et précision les multiples épisodes. Rivalités fluctuantes dont s’est emparé le capitalisme occidental pour dominer le monde, au point d’entraîner toute l’humanité dans une surexploitation des ressources naturelles et dans les débordements environnementaux que nous connaissons.

Mais cette domination n’a pas été continue ni homogène dans tous les pays du monde. Notamment, après la fin de la deuxième guerre mondiale, en Europe en particulier, la majeure partie des fournitures d’énergie était revenue au secteur public. Ce fut l’époque des “trente glorieuses“, époque hélas fugitive.

 

En France la première société privée d’exploitation du charbon a été la Société des Mines d’Anzin fondée en 1757. D’autres ont suivi, pour exploiter d’autres gisements. Les premières sources massives d’énergie sont nées avec le capitalisme, avec son cortège de dérapages, de menées spéculatives sur la valeur des actions. On en relève certaines dont la valeur a été multipliée en quelques mois par 50…

Aux États-Unis l’énergie électrique s’est développée à partir des inventions de T. Edison, bientôt rejoint par Westing­house. Les deux se sont associés pour fonder General Electric, devenu depuis une des firmes mondiales les plus influentes. Dans le domaine du pétrole le plus représentatif a été Rockefeller avec la création de Standard Oil.

En Europe, les exploitations de gisements pétroliers ont été initiées à proximité de la mer Caspienne, en collaboration avec des fonds Russes.

Le Canada a mieux résisté à la pression privative des grands acteurs de l’énergie, peut être parce que les sources principales étaient de nature hydroélectrique, dont le fleuve Niaraga, difficilement privatisable. Existaient cependant des producteurs privés, dont les prix de vente étaient entre 2 et 7 fois supérieur à ceux du secteur public. Comme quoi depuis longtemps la concurrence ne se traduit pas nécessairement par des baisses de prix.

Concurrence d’ailleurs relative  : aux États-Unis le sénateur Sherman fit adopter en 1890 une loi antitrust pour limiter le pouvoir de Rockefeller.

Entre les deux guerres on assiste à une vague de nationalisations, notamment en France avec la création en 1924 de la Compagnie Française des Pétroles (CFP).

Le Front Populaire a tenté de nationaliser les compagnies productrices d’électricité, mais il n’en eut pas le temps. La seule nationalisation importante a concerné le réseau de transport ferroviaire, avec la création de la SNCF, regroupant au sein du même organisme les compagnies privées qui se partageaient alors le réseau Français.

Mais c’est après la guerre, sous l’impulsion du Conseil National de la Résistance (CNR), que les nationalisations ont repris, les houillères d’abord, puis EDF et Gaz de France en 1946.

Beaucoup de pays d’Amérique du Sud, d’Asie et d’Afrique, ont emprunté le même chemin, lié souvent à leur désir d’accès à l’indépendance.

 

Le secteur privé de l’énergie n’avait cependant pas baissé les bras et de multiples interventions, plus ou moins occultes, auprès des gouvernants préparaient l’avenir que nous connaissons.

Quoiqu’il en soit, au tournant des années 1980, l’énergie était devenue assez largement, dans la majorité des états, et en particulier en Europe, un service public. Hélas les prestations publiques n’étaient pas toujours rentables car les gouvernements étaient attachés à les vendre au prix le plus bas possible pour les rendre accessibles au plus grand nombre. De là une légende tenace soigneusement entretenue pas les tenants du capitalisme : « l’état est un mauvais gestionnaire et il gaspille les moyens dont il dispose trop facilement »  ! En 1967, le rapport Nora prétendait que le tiers de l’impôt sur le revenu servait à financer les entreprises publiques.

La vision keynésienne de l’économie en partie dominante depuis la grande crise de 1929 se fissurait.

 

Dès 1975, avec Carter à la présidence des États-Unis, en Grande-Bretagne avec Margareth Tachter, ou au Chili avec Augusto Pichet, les services publics de l’énergie de ces pays se sont trouvés fragilisés. Fragilité entretenue par les organismes internationaux : FMI, Banque Mondiale, sous l’emprise de l’idéologie libérale. En Europe, à l’exception de certains pays du Nord, la plupart des gouvernements ont été dominés régulièrement par les partis de droite, dont la Commission Européenne applique encore avec ténacité, les impératifs.

Le maître-mot est toujours le même : « la concurrence », supposée répandre ses bienfaits en tous lieux et en tous temps : ressources inépuisables, renouvelées en permanence, garantie de prix les plus bas, émulation dans la recherche de technologies innovantes. Bref, le paradis de la croissance éternelle  !

En France le démantèlement des entreprises publiques, EDF, Gaz de France, Elf Aquitaine, n’a pas été sans difficulté. Gaz de France a été regroupé avec Suez, pour former le groupe ENGIE où l’état français n’est plus majoritaire, amorçant ainsi la main mise d’une entreprise privée sur la majeure partie de la production de gaz.

La privatisation de l’énergie ne va cependant pas sans de multiples difficultés, car ce n’est pas une marchandise comme une autre.

Elle exige en effet trois activités bien distinctes : la production, le transport et la distribution.

Le transport s’effectue en réseau, et on n’imagine pas que chaque producteur dispose du sien. La libération du marché de l’électricité n’a été que partielle. En 2017, encore 85 % du marché est encore entre les mains d’EDF dont la majeure partie des prestations est de nature nucléaire, avec des impératifs concurrentiels surréalistes : ils sont concrétisés par le dispositif dit « Accès Régulé à l’Energie Nucléaire Historique » (ARENH) appuyé sur la loi NOME, pour « Nouvelle organisation du marché de l’électricité » promulguée en 2010. Elle impose à EDF de vendre à ses concurrents jusqu’au quart de sa production. Or aucun d’entre eux ne peut s’aligner sur les prix de production d’EDF. Comme le dit Aurélien Bernier : « Une personne saine d’esprit imaginerait-elle une seule seconde que la loi puisse contraindre un fabricant de téléviseurs ou de voitures à vendre à un concurrent le quart de sa production à prix coûtant ? Imaginerait-on qu’une commune produise elle-même son eau potable, et soit obligée de la revendre à prix coûtant à une multinationale comme Veolia, qui pourrait ensuite la commercialiser ? » [1]

Une telle loi, apparemment stupide, a pourtant été votée par près de 3 députés sur 5  ! Elle résume bien le credo libéral : « au privé ce qui est rentable, au public ce qui ne l’est pas ».

 

Les énergies renouvelables n’ont pas manqué de susciter les mêmes appétits. En particulier l’éolien terrestre, source de nuisances, de pollution et de surcoûts, dont n’ont guère conscience la plupart de nos édiles , endormis par des lobbys, le plus souvent étrangers. Comme l’énergie éolienne a un coût facilement 4 fois plus élevé que celui de l’énergie produite par EDF, on impose à celle-ci d’acheter aux producteurs le courant électrique au prix de 82 € le MWh, pour un prix moyen de revente au public d’environ 50 € le MWh  ! Il faut, bien sûr, financer cette différence. Nos factures d’électricité nous l’imposent sous le titre ambigu de « Contribution au service public de l’électricité ». En fait, il s’agit d’une contribution au bénéfice du secteur privé. Le surcoût pour les abonnés au réseau public s’élève environ à 8 milliards d’euros par an, correspondant à un peu plus de 16% du montant des consommations...

Encore faut-il savoir que beaucoup d’installateurs d’éoliennes sont des compagnies internationales qui se bornent à en recueillir les bénéfices. Les externalités ne sont jamais financées, comme la dépréciation des biens immobiliers voisins, le coût des infrastructures de transport, le démantèlement en fin d’usage parfois mis à la charge des propriétaires de terrain. Les sociétés propriétaires des éoliennes ne sont en effet que des filiales transparentes qu’il est facile de mettre en faillite, en laissant la charge des travaux aux propriétaires de terrain.

 

En ce début du XXIème siècle, une double préoccupation agite le monde :

• une prise de conscience de plus en plus claire de sa finitude et de la nécessité de limiter nos besoins, en particulier en matière d’énergie.

• mais à l’inverse, une mise en coupe réglée de tous les biens indispensables à sa survie : ressources agricole, eau, énergie, espèces vivantes, par un réseau de groupes financiers internationaux dont la puissance dépasse celle des gouvernements et des instances internationales.

Ces groupes financiers se livrent des luttes à mort pour s’approprier toutes les richesses du monde et en particulier tous les services publics encore demeurés entre les mains des gouvernements nationaux.

Les échanges internationaux se sont ainsi accrus massivement. Entre 2000 et 2007, dans le seul domaine de l’énergie, les transports (qu’il s’agisse du charbon, du pétrole ou du gaz liquéfié) sont passés de 600 à 900 millions de tonnes.

Le démantèlement des services publics reste un peu partout un objectif absolu pour les grandes firmes internationales.

En France, dont la tradition Colbertiste est encore vivante, leur disparition progressive modifie la structure de nos liens sociaux. Étrangère à nos habitudes profondes, génératrice d’inégalités entre les territoires et les classes sociales, la financiarisation de nombreuses activités détruit une partie de notre cohésion nationale. Le malaise dans le fonctionnement de notre démocratie, la remise en cause de notre système de gouvernance, avec la menace de débordements que cela implique, se manifestent de plus en plus.

L’incohérence entre un système économique purement concurrentiel, soumis à l’apologie de la croissance éternelle, et l’indispensable tempérance dans l’usage de nos biens communs, a profondément envahi la conscience collective, comme en témoignent les violentes réactions populaires auxquelles nous assistons.

Se libérer du productivisme est donc un préalable indispensable.

Nationaliser le système de l’énergie dans un seul pays n’est pas simple, en raison de ses multiples ancrages internationaux, en particulier pour les pays européens qui peinent à adopter des politiques communes courageuses.

La propriété des services publics n’est pas suffisante.

Il faut d’abord persuader le peuple de son efficacité et des dangers de la privatisation. Les progrès technologiques que mettent en avant les opérateurs privés, et en particulier la toute puissance des réseau numériques, mènent tout droit à la surveillance des utilisateurs, à la volatilité des prix de vente asservis à la demande. Le tout sous le faux prétexte d’efficacité. « Toute l’argumentation des libéraux repose sur un mensonge, répété comme un psaume : le secteur privé est plus efficace que le secteur public. Ce qui revient à dire que l’appât du gain est plus efficace que le sentiment de contribuer au bien commun. » [2]

 

Reste qu’il est impossible de s’émanciper totalement du secteur privé. D’abord parce que la gestion publique n’a pas toujours été sans défaut. Une régulation efficace des échanges peut être dans certains cas suffisante, à condition que l’on puisse éradiquer les stupidités du système privé : mode de gestion dispersé, coût de la commercialisation, publicité concurrentielle, rémunération du capital  : « La propriété privée des systèmes énergétiques a déjà été mise en œuvre et nous savons à quoi elle mène : le moins disant social et environnemental, les inégalités de traitement, la spéculation, la privatisation des choix énergétiques » (Les voleurs d’énergie p. 181).

 

Reste à organiser le transfert du secteur privé vers le secteur public.

Les expériences tentées par des gouvernements de gauche, en France, n’ont pas toujours été probantes. La propriété publique ne suffit pas si elle n’est pas complétée par une gestion politique.

 Il ne faut pas se borner à « nationaliser »,
il faut aussi « socialiser ».

« C’est ainsi que l’on pourra placer l’énergie au cœur du débat public, et faire des politiques un aspect (tout à fait central) d’un projet plus global de sortie du capitalisme. » [3]

Ce projet pourra sembler utopique, dans la mesure où il s’oppose à toute une organisation internationale dont les agissements en sous-main ont été à la source de multiples conflits. Il faudrait pour cela générer une vision coopérative et non concurrentielle entre les pays. Les COP 21 et la prochaine COP 24 pourraient en être la préfiguration.

À défaut d’être optimiste on pourrait au moins être ambitieux, comme nous y invite Aurélien Bernier !


[1Aurélien Bernier, Les voleurs d’énergie, éd Utopia.

[2idem, p.178

[3idem, p.190.


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