Des Trains à Géométrie Variable

SNCF :
Publication : janvier 1999
Mise en ligne : 2 avril 2006

Depuis 1937, année de formation de la SNCF (après la faillite des sociétés de chemins de fer privées ), le réseau français était bien l’application de la géométrie moderne dont la définition est : « étude des invariants du groupe opérant sur des ensembles de points » ! En effet, du centre de gravité, situé à Paris, la toile d’araignée du réseau desservait l’ensemble des points de l’Hexagone, selon une tarification égalitaire (1er invariant), selon un objectif de respect des horaires (l’exactitude SNCF, tant admirée par les étrangers, 2ème invariant), et dans l’esprit “service public” incontestable (allant jusqu’à un engagement patriotique qui en valait bien d’autres, souvenez-vous de La Bataille du Rail, 3ème invariant).

Pendant longtemps, le citoyen fût considéré comme un “voyageur” (le fameux mobile des problèmes du Certificat d’études, nous étions encore dans une géométrie euclidienne), puis apparut “l’usager” de la SNCF. à ce titre, on le sensibilisa sur le coût du transport ferroviaire (toujours trop élevé, selon les pouvoirs publics, sans qu’une information claire sur le bilan de la Société soit accessible à tous).

Enfin, voici venu le temps du “client”, pour qui un nouvel invariant (n’est-ce pas plutôt une variable ?) a été introduit : la rentabilité. Il faut toutefois reconnaître que pour mieux fidéliser ce client à la modernité on lui a accordé une gratification, la Très Grande Vitesse (car “time is money” !).

Ainsi, de voyageur, le Français est devenu, pour la SNCF, consommateur (de Kiwi, de Jockey,... qui n’ont rien d’alimentaire mais sont cependant de purs produits commerciaux consommables).

Trop caricaturale, cette métaphore ? Mais ne répond-elle pas à la définition du petit Robert concernant ce qui est “à géométrie variable ” ?

La situation actuelle répond bien aux trois critères indiqués par notre dictionnaire :

- Variation dans les dimensions : du réseau (par abandon de lignes secondaires non rentables), ou des trains (longueur adaptée au coefficient de remplissage). Essayez le trajet de Paris à Saint-Gilles-Croix-de-Vie. De Paris à Nantes le TGV, c’est facile ; après, et malgré la voie ferrée existante jusqu’à Saint-Gilles, vous choisirez le car (parfois aléatoire) ou... le taxi.

- Variation dans le fonctionnement : réservations selon Socrate (qui n’eut pas d’ailleurs, à ses débuts, la rigueur mathématique d’Euclide et qui parfois nous joue des variations..., toujours selon Socrate !)

- Variation selon les besoins.

Les deux premiers critères ont prévalu dans les décisions politico-techniques, sans aucune consultation de ces braves clients (néanmoins contribuables !) du Service public. Le dernier critère a donné lieu à un questionnement des clients en 1997, mais ne fût finalement qu’une consultation de pure forme, censée améliorer les services fournis à la clientèle. Mais, quid des intentions de la Direction générale, quant aux orientations futures du Service public, pour répondre aux besoins des clients ? L’année 1998 nous a révélé que cette variation devait satisfaire, d’abord, au besoin d’équilibre budgétaire de l’État. Ainsi, peu importe que les transports collectifs, et le train en particulier, participent de la « cohésion sociale » si souvent claironnée (il a permis, ne l’oublions pas, le rapprochement des familles trop souvent dispersées par l’émigration des campagnes vers les villes, et favorise bien la mobilité de l’emploi, tant prônée par le patronat !).

Malgré les déclarations de principe des dirigeants, ou des ministres des transports, sur la pérennité de notre Société nationale, des signes avant-coureurs d’une évolution étaient apparus. Parallèlement à une campagne publicitaire digne des grandes firmes américaines (« Avec la SNCF, c’est facile »...), se préparait la concession du réseau de télécommunications par fibre optique que la SNCF avait installé pour ses besoins propres. Saviez vous qu’après un appel d’offres restreint, cette part de notre patrimoine commun était concédée, pour exploitation, à Cegetel (filiale du groupe privé Vivendi, ex-Générale des Eaux) ? Il faut reconnaître que l’information concernant ce transfert fût discrète ; elle avait exigé quand même une modification du statut de la Société nationale. L’usager, devenu client, n’avait eu aucune information, sinon celle distillée par la presse. On peut supposer que ce transfert permettait de rentabiliser un réseau de télécommunications insuffisamment utilisé par la SNCF, ou de réduire, par ce biais, une partie du lourd déficit de l’entreprise (150 milliards de dettes [1]).

En ce début 1999, et à la veille du passage d’une géométrie de l’Hexagone à une géométrie dans l’espace (européen bien sûr), que reste-t-il de cette grande entreprise nationale et quelles en sont les évolutions probables ?

En l’absence d’un plan défini clairement vis-à-vis du client-contribuable, il nous faut écouter la rumeur publique, les indiscrétions ministérielles, ou les communiqués dispersés dans la presse spécialisée. Alors qu’on nous sollicite, par sondage interposé, de prendre position sur le service minimum que les agents de la SNCF devrait assurer en cas de grève, suite aux déclarations péremptoires du chef de l’État (leur patron !), rien ne semble totalement clarifié en ce qui concerne la restructuration lancée par la réforme de 1997. Ce service public avait créé deux établissements publics : le RFF (Réseau Ferré de France), auquel était attribuée la propriété de la totalité des voies, et la SNCF qui gardait l’exploitation des chemins de fer. L’année 1998 a été consacrée à l’arbitrage, par le gouvernement, des transferts financiers entre les deux établissements publics, et à mettre en place des garde-fous pour ne pas sacrifier certaines activités (comme les trains de banlieue ! Il faut quand même réduire la facture sociale à défaut de réduire la “fracture sociale” ) [2].

Ce qui parait clair, par contre, c’est que le temps des cheminots a vécu. Sans disposer de chiffres exacts, il est probable, à ce jour, que leur nombre a diminué au moins du tiers (le “dégraissage” par le non remplacement des retraités depuis une quinzaine d’années n’a rien à envier aux licenciements collectifs des sociétés privées). Pour les dirigeants, les progrès techniques ont permis de remplacer un personnel revendicatif (car trop syndiqué, selon certains), par un équipement informatique, des distributeurs automatiques, et des sous-traitants. Plaignons les voyageurs peu habitués aux questions/réponses d’un distributeur ou aux personnes âgées qui ne trouvent pas d’agent disponible pour les informer. Sommes-nous trop critiques ? C’est hélas le vécu, et les agents n’y peuvent rien, la SNCF travaille à ressources humaines optimisées. On comprend que les revendications des contrôleurs, objet des dernières grèves de décembre 1998, aient dû embarrasser la Direction de la SNCF. Elles étaient, reconnaissons-le, anachroniques par rapport aux soucis des responsables qui sont confrontés aux comptes d’épiciers de la restructuration (ce qu’en termes libéraux, on nomme “vision comptable”). Le temps du Service public à la française, comme du Chaix (ancien horaire SNCF) et des cheminots est révolu.

Mais alors, qu’est-ce qui fait courir les dirigeants de la SNCF ? Comme les autres services publics français, la SNCF, profite du mouvement international de privatisations. « Davantage que l’idéologie, l’ouverture des marchés est un puissant facteur de changement au sein de ces entreprises3 ». Elle mise ainsi sur la conquête de marchés à l’étranger. “Le progrès ne vaut que s’il est partagé » lisions nous sur ses panneaux publicitaires, il y a quelques temps. Cette belle formule, digne de figurer dans la GR, nous n’en avions pas compris le sens second. Voyez plutôt la suite de l’article du Monde : « En 2003, les hommes d’affaires taïwanais se réjouiront-ils de pouvoir traverser l’île en TGV ? Ils devraient alors être transportés par la SNCF et la Deutsche Bahn, qui ont présenté une candidature commune pour l’exploitation de la future ligne que construiront le français Alsthom et l’allemand Siemens, leurs fournisseurs respectifs ». Vous avez compris : le progrès doit être partagé entre tous... les hommes d’affaires. D’ailleurs, notre Société nationale est déjà prête : en janvier 1998 elle a créé SNCF International, filiale à 100%, pour pouvoir exploiter des lignes dans d’autres pays (avec perspectives en Australie, Floride, Canada).

Quelle conclusion peut-on tirer de cette démonstration ? Que le voyageur-citoyen est obligé de prendre le train en marche et d’accepter le risque moral (“moral hasard”) de la déstructuration de la SNCF, par suite de l’asymétrie de l’information. On pourra dire, comme pour l’Europe : « Cette SNCF à géométrie variable ». Car, face aux décisions d’une oligarchie technicienne, relayée par les politiques (et sous la pression de la Commission de Bruxelles), est-on sûr que tous les risques de cette orientation ont été objectivement évalués ?

D’ores et déjà, pour la France, Frédéric Lemaître a raison d’écrire « Il n’en demeure pas moins que ces succès [de la SNCF à l’étranger] rendent de plus en plus difficile la défense des “monopoles à la française” sur le marché intérieur ». On pourrait alors imaginer une SNCF, dans le cadre de la régionalisation en cours, concédant à des sociétés privées l’exploitation du transport voyageurs afin de développer son rôle de railways operator à l’étranger.

Nous avons oublié les marchandises...

Mais restera-t-il des gares et des trains pour les accueillir ? Le réseau routier et les autoroutes sont si proches des clients. La Commission de Bruxelles a déjà émis une demande de libéralisation immédiate du fret ferroviaire !


[1d’après le Monde du 10/9/98.

[2Lire dans Le Monde du 6/11/98 “La SNCF découvre les conséquences financières de la réforme du rail”


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