Distribuer l’eau n’est pas de l’économie distributive.
Mise en ligne : 2 avril 2006
Curieusement, et de manière choquante, la gestion de l’eau n’a jamais été considérée comme un service public. Elle offre ici un exemple de ce que devient un service public ... lorsqu’il est service au public sous un statut privé... Est-ce le modèle à suivre ?
Il n’est point besoin d’insister sur l’importance de l’eau, élément clé dans l’évolution de l’humanité. En 1980, J-J Annaud présentait la guerre du feu, qui sévit pendant notre préhistoire, entre tribus, pour la possession de cet autre élément vital qu’est le feu ; mais dès cette époque, I’eau était de fait la richesse première. L’évolution de l’homme n’a pu se faire qu’autour des sources d’eau. L’histoire récente, illustrée par Jean de Florette et Manon des sources, bien au-delà du drame humain propre à une fiction, nous rappelait que la survie d’un village en France, au début du siècle, dépendait encore directement de son alimentation en eau.
Ce que je veux vous apporter, c’est de l’eau claire. A peine ça. Mon ami le fontainier m’a dit : “La vie c’est de l’eau. Mollis le creux de la main, tu la gardes. Serre le poing, tu la perds.” (L’eau vive, Jean Giono)
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A l’aube du 19ème siècle, le constat est sévère : I’eau demeure l’élément que l’homme n’a encore jamais su maîtriser intelligemment. Car l’eau est entre toutes les richesses la moins bien partagée sur notre planète.
Et l’on comprend la question de Mohamed Sid-Ahmed, journaliste égyptien, qui demande [1] :« La prochaine grande guerre sera-t-elle celle de l’eau ? ».
Cet article faisait suite à la conférence sur l’eau, organisée à Paris du 19 au 21 mars 1998, à l’initiative de M. J.Chirac (et dont nos médias n’ont pas fait grand état ; peut-on faire un “scoop” sur un tel problème ?). Cette conférence devait sensibiliser les nations participantes au problème posé par la pénurie d’eau qui nous guette, suite à l’augmentation rapide de la consommation et à la réduction des réserves naturelles.
Et de nous rappeler que la consommation double tous les 20 ans, qu’en 2.000 les réserves d’Afrique auront baissé de 75% depuis 1950, et d’environ 60% en Amérique latine et en Asie.
Des propositions réalistes ou des projets ont-ils émergé de cette conférence ? - Pas à notre connaissance, jusqu’à présent.
Mais était-ce véritablement l’objectif recherché ? On peut en douter, lorsque J.Chirac, a déclaré tout à trac : « l‘eau a un prix », et qu’il faut mettre un terme « aux oppositions stériles entre le marché et l’État, entre la gratuité et la tarification, entre la souveraineté sur les ressources et la nécessaire solidarité ».
Et Mohamed Sid-Ahmed de noter que Lionel Jospin a dû nuancer ses propos, dans le discours de clôture de la conférence : « Vous avez renoncé à une vieille croyance, trop longtemps répandue, celle considérant que, don du ciel, I’eau ne pouvait être que gratuite. Cette approche économique ne doit cependant pas être confondue avec une vision commerciale. L ‘eau n ‘est pas, en effet, un produit comme les autres. Elle ne peut entrer dans une pure logique de marché, régulée seulement par le jeu de l’offre et la demande. »
Face à la déclaration de J.Chirac, nous ne pouvons que rappeler les propos tenus par Fidel Castro (déjà cités par J-P Mon dans la GR de juillet), lors de la 5ème Assemblée mondiale de la santé, à Genève, en mai dernier. Ces propos traduisent l’opinion de l’ensemble des pays du Tiers monde, qu’ils soient issus de la “sphère” communiste ou de la “zone” sous influence néo-libérale « ...les mers et l’atmosphère se réchauffent, l’air et les eaux se contaminent, les sols s’érodent, les déserts s’étendent, les forêts disparaissent, l’eau se fait rare. ».
Ce constat, qu’aucun scientifique ne peut contester, résume la situation présente. La dégradation, en particulier, des eaux est le résultat de la politique d’industrialisation poussée ou d’agriculture intensive menée par les pays les plus riches de la planète, chez eux ou dans les pays du Tiers monde (par le biais de leurs filiales). De ce point de vue, il s’agit bien de politique économique, et non d’idéologie politique car les pays ex-communistes d’Eu-rope n’ont pas mieux protégé leurs ressources en eau que les pays occidentaux (la Vistule, en Pologne, est l’exutoire de tous les rejets industriels, sans parler de la Russie dont certaines zones sont polluées pour des dizaines d’années, voire plus...).
On peut comprendre que les représentants des pays du Sud aient été quelque peu choqués des propos de J.Chirac, eux justement dont les conditions climatiques naturelles font que l’eau est rare et coûteuse à capter et distribuer. Même lorsqu’ils disposent de richesses minières, en Afrique par exemple, le désert n’est pas loin, et les profits tirés de l’exploitation des gisements vont rarement au pays producteur pour développer ses infrastructures dans l’approvisionnement en eau, ou pour protéger ses faibles ressources des pollutions industrielles. Pour être objectif, il faut noter que des aides financières ont été apportées par la Banque Mondiale, l’UNICEF ou les Caisses de Coopération européennes à certains pays, mais ces aides sont restées ponctuelles et permettaient surtout aux entreprises européennes de réaliser quelques bons contrats (en utilisant souvent des technologies peu adaptées aux conditions locales de maintenance). Les ONG, grâce aux dons des particuliers, ont dû prendre le relais des institutions d’aide ou de coopération, mais, là aussi, les moyens demeurent limités et les réalisations restent précaires et dispersées. Aussi, l’Afrique, pour ne citer que ce continent, continue-t-elle de mourir autant de soif que de faim, et ses enfants, lorsqu’ils ne meurent pas de soif, souffrent de maladies hydriques. Qui n’a pas eu un pincement au cœur à la vue d’enfants africains décharnés, “exposés ” sur les photos qui tapissent parfois les panneaux publicitaires du métro ?
L’eau a un prix , c’est évident, mais la vie a un prix inestimable.
Pour les dirigeants des pays d’Afrique (mais le problème est le même pour d’autres continents), en dehors des lieux touristiques ou du centre des grandes villes, la survie et la santé de la population dépendent de l’eau qui, lorsqu’elle est potable, est encore distribuée par porteurs depuis la borne fontaine. Dans les régions (hors Sahel, où l’on se trouve alors dans la préhistoire de l’alimentation en eau !), le puits reste le centre du village quand ce n’est pas un simple marigot, lieu de rencontre des hommes et des bêtes... Dans ces pays, qui doit payer, qui peut payer, quand on sait que la majeure partie des familles n’est pas solvable ? Ce ne sont pas les quelques sociétés ou particuliers aisés qui peuvent régler la facture totale. Où est ici « l’opposition entre la souveraineté des ressources et la nécessaire solidarité » ? Pourquoi y aurait-il « oppositions stériles entre le marché et l’État » ?
L’État, dans un pays en voie de développement, tente de faire face à l’approvisionnement en eau pour répondre aux besoins vitaux et urgents de la population. Ne s’agit-il pas là d’économie concernant un besoin fondamental de l’homme plutôt que d’économie de marché ? L’organisme gestionnaire (d’État) n’a pas de trésorerie. En outre, il dispose rarement de crédits pour construire des installations de traitement ou des réseaux de distribution. Enfin, il doit résoudre des problèmes de formation du personnel peu qualifié pour assurer la maintenance des installations.
On ne peut imaginer que J.Chirac ignore l’état des lieux dans ces pays. Au cours de ses nombreux voyages, ses accompagnateurs industriels, et en particulier ceux des professions de l’eau, l’informent suffisamment de ces problèmes.
En fait, l’alimentation en eau potable (et dans peu de temps la dépollution des eaux usées et industrielles) va conduire les pays à se positionner, non pas sur un plan technique (les techniques de traitement d’eau sont fiables, et il est reconnu que les sociétés françaises sont dans ce domaine des leaders mondiaux), mais sur un principe de politique économique. L’État doit-il continuer à assumer ce service, ce qui est le cas dans la majorité des pays du Tiers monde, mais aussi dans des pays comme l’Egypte, la Chine ou l’Inde, ou n’est il pas plus rentable de confier ce service à des sociétés privées ?
Et Fidel Castro, quelles que soient les critiques que l’on puisse formuler à son encontre par ailleurs, a bien compris l’enjeu, lorsqu’il a posé à Genève la question : « Qui sauvera notre espèce ? La mondialisation néo-libérale ? Une économie qui croît en soi et pour soi, comme un cancer qui dévore l’homme et détruit la nature ? Ceci ne peut être la voie, ou bien ne le sera que pendant une période très brève de l’histoire ».
En effet, compte tenu de sa pénurie, l’eau (l’or bleu), au même titre que le pétrole (l’or noir) lors des crises pétrolières, devient un nouvel élément dans les enjeux économiques. Et l’on comprend mieux l’agacement de notre Président devant l’attitude des représentants de pays où l’eau est encore considérée comme un bien social, et non comme un bien de consommation courante (l’expression “avoir l’eau courante”, en France, est d’ailleurs tombée en désuétude, ce qui en dit long sur la différence entre nos besoins et ceux d’autres pays). Bien que le rappel de L.Jospin concernant l’abandon de la vieille croyance en l’eau “don du ciel ?”, donc “gratuite”, soit superfétatoire, sa conclusion de clôture reflétait bien, semble-t-il, l’opinion des représentants des pays face aux pétitions de principe de J. Chirac.
Au-delà de ces discours, déclarations et prises de position, quel pouvait être l’objectif d’une telle conférence, réunie, rappelons-le, à l’initiative de la France ? - Parlons clair : proposer le modèle de gestion français.
Recours
L’association de consommateurs de Saint-Étienne “Eau Service Public” (sic !), vient, après huit ans de procédures, d’obtenir gain de cause auprès du Tribunal d’instance, pour sa requête concernant les tarifs “abusifs” pratiqués par le Concessionnaire (23 F/m3). En fait, la mairie de St-Étienne avait procédé à une majoration de 120% du prix du m3 d’eau potable, sans justification technique, au moment de confier la concession de la distribution à la Société Stéphanoise (filiale d’un des groupes privés). N’y aurait-il pas eu un dysfonctionnement du “Régulateur” politique, face à la demande d’une “meilleure rentabilité” (dans le sens d’une rente de situation...) du Concessionnaire privé ? Informations télévisées du 26/10/1998.
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Il faut savoir que, contrairement à une grande majorité des pays du monde, où l’État, via des services publics, gère la distribution de l’eau, en France, les collectivités publiques ont progressivement confié ce service à des sociétés privées (cette politique remonte à plus de 50 ans). Il n’y a d’ailleurs jamais eu chez nous de Service public de l’eau, ou de structure équivalante à celle de l’EDF. En Grande-Bretagne par exemple, et jusqu’à la privatisation décidée par M. Thatcher, les “Water Utilities” dépendaient de l’État.
Cette situation particulière a toujours étonné les étrangers, la France étant connue comme pays où la distribution de biens consommables, “stratégiques”, était assurée par des services publics. En France même, une majorité de nos concitoyens (y compris des politiciens) ignoraient encore récemment que la distribution de l’eau en France était confiée à des sociétés privées ! Cela pouvait sembler en effet surprenant, compte tenu du fait que l’électricité, le gaz, les Charbonnages, feu les Postes et Télécommunications étaient “nationalisés”. Est-ce cette ignorance ou un oubli qui a permis aux sociétés telles que la Compagnie Générale des Eaux, ou la Lyonnaise des Eaux de ne figurer ni dans le Programme Commun (PS/PC), ni dans le Programme du PS, au chapitre des sociétés à nationaliser ?
Ce paradoxe français a permis ainsi aux heureux concessionnaires de croître et diversifier progressivement leurs activités dans d’autres domaines : bâtiment et travaux publics, santé, et plus récemment téléphonie (ce qui, il faut le reconnaître, est signe d’une bonne capacité à gérer). Car la gestion de l’eau (on disait autrefois :“l’exploitation de l’eau”, mais la connotation était trop voyante...) est une activité très lucrative, au même titre que la distribution des carburants, de l’électricité ou du gaz. Pas de problèmes de trésorerie (l’abonné payant en début d’année une avance pouvant s’élever à 60% de sa future consommation estimée). En cas d’investissements lourds (construction de stations ou de réseaux), les crédits sont apportés par les collectivités locales (donc payées par le consommateur, in fine), ou par un investissement, répercuté sur le prix de vente du mètre cube d’eau.
La tarification, en France, est « à la carte », elle dépend de votre situation géographique (le m3 peut être facturé 14 F en région parisienne et 40 F à Saint-Malo !). Le système de distribution de l’eau constituant une véritable nébuleuse de sociétés locales (mais contrôlées à 80% par les grands groupes), le prix du m3 est encore plus variable que celui de la vignette automobile.
Il faut souligner toutefois que cette tarification différente ne résulte pas uniquement du coût facturé par le concessionnaire, mais qu’elle dépend aussi des différentes taxes imposées par les collectivités locales (redevances communales, syndicales, intersyndicales, Agences de l’eau, aide au développement des réseaux ruraux, voies navigables) ou par l’État (TVA réduite à 5,50%). Ces impositions peuvent atteindre 140% du coût demandé par la société de distribution. Ainsi l’eau est-elle devenue, en France, un bien de consommation générateur d’impôts indirects aussi important que l’essence. Certes, il reste compétitif par rapport à l’eau embouteillée ! (dont le m3 est vendu au moins 100 fois le prix du m3 d’eau au robinet). Quant à la concurrence, au niveau du consommateur, vous n’avez pas le choix : les Villes ou les syndicats intercommunaux ont choisi pour vous le fournisseur, et vous boirez un produit Vivendi (CGE), Lyonnaise des Eaux, Saur (Bouygues), ou Cise. Par ailleurs, les infrastructures (usines de traitement d’eau, réseaux...) ont été, pour la majorité, réalisées par leurs filiales. Et malgré les appels d’offres officiels, la concurrence réelle entre ces groupes ne peut être garantie, par suite de leurs zones d’implantation ou d’accords tacites de non-ingérence dans ces zones (nous ne dévoilons ici aucune information confidentielle, c’est une situation connue, et qui a donné lieu à des condamnations de certaines sociétés, pour non-respect de la concurrence). Cette situation va-t-elle évoluer dans le cadre européen ?
Voilà, brièvement décrit, le modèle français qui, si on a bien compris J.Chirac, devrait être importé par les pays subissant la pénurie d’eau. On peut supposer que les grands groupes français spécialisés dans ce domaine ne peuvent qu’approuver ce point de vue (la taille de ces groupes leur permettrait d’affronter des pays comme la Chine, l’Inde, etc. soit quelques milliards de futurs abonnés, quel pactole !) Dans l’économie néo-libérale actuelle, mondialisée, acceptée ou subie par l’ensemble des pays, qui pourrait reprocher à ces groupes leur “agressivité” commerciale ? Si ce n’est eux, ce seront les groupes américains, anglais ou japonais, qui réaliseront les projets.
Mais cette vision purement économique du problème n’a pas, déjà en France, l’assentiment de tous, puisque L.Jospin reconnaît, et nous le citons à nouveau, que « L’eau n’est pas, en effet, un produit comme les autres. Elle ne peut entrer dans une pure logique de marché, régulé seulement par le jeu de l’offre et de la demande ». Mais, est-ce une déclaration diplomatique pour atténuer l’effet des propos de J.Chirac ou son opinion personnelle ? Cette reconnaissance de la spécificité sociale de l’eau serait une nouveauté chez les socialistes, qui ont cohabité, si l’on peut dire, avec les grands groupes français privés pendant deux septennats, sans être choqués par leur “vision commerciale”.
Comme on le voit, le débat est ouvert, et les responsables des pays du Tiers monde, aussi bien que des pays avancés, doivent maintenant se positionner entre l’eau = bien social dont l’État doit garder le contrôle et la gestion, ou l’eau = produit commercial, support de valeur ajoutée et de fiscalité.
On pourrait très bien concevoir que les pays où l’eau est rare s’associent pour des grands projets, afin de réaliser les infrastructures de base (captage, réserves, stations d’épuration, ré-seaux...), au lieu de faire la course aux armements nucléaires (on pense, évidemment à l’Inde et au Pakistan). Le transfert d’une partie des énormes budgets de recherche pour l’armement ou la conquête spatiale suffirait amplement à assurer le financement de la part la plus coûteuse de l’alimentation en eau potable. Ce serait, en outre, comme le propose Mohamed Sid-ahmed, « un facteur de coopération israélo-arabe », en particulier dans une région où l’eau manque cruellement.
Mais il faut que les dirigeants politiques soient conscients des enjeux et prennent rapidement des décisions, car le train libéral roule déjà à très grande vitesse. Les grands groupes privés internationaux maîtrisent parfaitement les contrats, notamment ceux désignés par les anglo-saxons sous le vocable : « BOT Projects » (Building Operating Tranfer), qui consistent, pour une entreprise, à prendre en charge la construction (avec financement), l’exploitation et le transfert, au bout de 20 à 30 ans, des installations à un organisme local (public ou privé). Ce système oblige le ministère signataire à garantir au concessionnaire un prix de vente de l’eau (calculé, bien entendu, par ce dernier). Il n’est plus question d’un prix “social” mais d’amortissement, de taux d’intérêts, de juste rétribution pour services rendus... Dans ce montage technico-financier, qui a le contrôle réel de l’opération, s’il n’existe pas de structure publique spécifique et compétente, si ce n’est l’entreprise concessionnaire ?
Mais il est à craindre qu’il ne soit déjà trop tard pour les politiques d’opérer ce choix car, comme l’écrivait en 1991 Octavio Paz : « Le marché libre a deux ennemis : le monopole étatique et privé. Ce dernier a tendance à s’imposer. Son influence s’étend à tous les domaines de la vie contemporaine, de l’économie à la politique, et ses effets sont particulièrement pervers sur les consciences ».
L’Usine Nouvelle du 16 septembre 1998 apporte de l’eau à notre moulin. Dans un article intitulé : L‘industrie française de l’eau a soif d’international, on nous apprend que « le marché mondial de l’eau s’envole, poussé par un fort vent de privatisations et des besoins croissants à satisfaire ».
L’expression “besoins croissants à satisfaire” nous parait un euphémisme face à la réalité dans les pays où l’eau manque cruellement depuis des décennies (rappelons nous la sécheresse du Sahel, dont les médias ne parlent plus...). Quant à l’industrie française, on est heureux d’apprendre qu’elle a “soif d’international”. Les grands groupes privés français rêvent déjà de “devenir des multinationales de l’eau”, d’autant que, comme le souligne l’un des dirigeants de la Lyonnaise des eaux, « nous gagnons trois fois plus d’argent à l’international qu’en France ».
À la lecture de cet article, il apparaît bien que le processus de privatisation de l’eau dans le monde est lancé maintenant, avec l’accord des gouvernements. Les plus gros marchés sont en cours ou imminents, et les montants engagés sont colossaux ( Rio, 6 milliards de F ; Sao Paulo, 15 ; Mexico, 5 ; Berlin, 7...).
On comprend que dans une situation où la notion de gestion par service public disparaît dans ces pays, au profit d’une gestion par des groupes privés, les industriels français qui maîtrisent maintenant le marché français à hauteur de 85% ont “soif ”de profits à “l’international”.
D’après l’Usine Nouvelle, l’évolution des parts de marché du secteur privé dans l’eau s’établirait ainsi :
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Mais déjà le “social” rattrape le “gestionnaire” : l’exemple cité du “contrat du siècle” (signé entre la Lyonnaise et la ville de Buenos Aires) montre les limites financières du système. « Un million de personnes accèdent à l’eau potable. Mais la majorité d’entre elles ne peuvent acquitter les 500 dollars de raccordement ; le contrat a été renégocié. Place au troc : les consommateurs démunis se transforment en main-d’œuvre au fil des travaux ». Autre exemple cité : « Rostock a été le premier contrat de concession signé en Allemagne. Frappés par le chômage, les habitants quittent Rostock, les ventes d’eau chutent de 17,3 millions de m3 à 11,7 millions. L’usine équilibre à peine ses comptes ».
Le Loto financier qui perdure maintenant ne risque-t-il pas d’aggraver encore la situation et tempérer le bel optimisme des industriels français ? D’autant que la pénurie d’eau touche déjà les pays qui sont toujours les perdants des spéculations mondialisées.
Ne serait-il pas temps de revoir nos concepts occidentaux et considérer que l’alimentation en eau relève plus de l’aide humanitaire que de la fourniture d’un bien marchandable ? L’action contre la soif n’est-elle pas aussi prioritaire que l’action contre la faim ?
Ainsi, notre conclusion s’appuiera-t-elle sur la question finale d’I.Ramonet : « Le phénomène principal de notre époque, la mondialisation, n’est point piloté par les États. Face aux firmes géantes, ceux-ci perdent de plus en plus de prérogatives. Les citoyens peuvent-ils tolérer ce coup d’État planétaire de nouveau type ? » Dans le domaine de l’alimentation en eau, tellement essentiel à la vie des hommes, il faudra bien que les dirigeants politiques admettent le rôle capital que doit jouer l’État, non pas “l’Etat-Providence”, mais l’État de droit, responsable des droits de l’homme à consommer l’eau en toute équité.
Or, le “modèle français” présente, en réalité, une structure hétérogène, inégalitaire, et a conduit à une “monopolisation” du domaine d’activités par quelques groupes privés.
Les réflexions actuellement en cours sur la réglementation et les politiques publiques touchant les télécommunications, l’électricité, le gaz ou les postes, lui échappent totalement.
Qui se soucie en France, concernant la distribution d’eau, des notions de :
- transparence de la gestion ;
- péréquation territoriale (c’est-à-dire une politique de tarification fondée sur la notion de solidarité et non sur le fonctionnement du “marché”, qui devait être théoriquement concurrentiel) ;
- de la protection du consommateur (la Presse alerte périodiquement ceux-ci sur la non potabilité de l’eau du robinet, par suite de pollutions plus ou moins accidentelles, d’où la nécessité d’acheter de l’eau embouteillée, cent fois plus chère !).
Or les gouvernements français successifs se sont toujours satisfaits de la situation actuelle, considérant que pour l’eau, la délégation de service public peut être confiée à des entreprises privées, la “régulation” par les représentants des syndicats de communes ou des villes étant suffisante.
Nous nous sommes un peu... étendus sur l’eau ! En suivant ce fil on voit bien à quoi mène l’économie libérale quand on sait que plus de 1,4 milliard d’humains n’ont pas accés à l’eau potable, mais que Vivendi... est une société internationale en pleine expansion.
C’est ce qui arrive « quand l’intérêt de celui qui gagne devient l’intérêt général », selon l’expression de R.Petrella [2].
Arrêtons là cette énumération de domaines vitaux dans lesquels l’idéologie libérale du marché, du chacun pour soi, est en train de détruire la société et son environnement. Notre intention, en entreprenant ce numéro exceptionnel, était d’être le plus objectifs possible, en rapportant simplement des faits dont la convergence apparaîtrait d’elle-même. Or nous avons eu la chance formidable que viennent spontanément nous aider dans cette tâche des personnes qui connaissaient bien les sujets qu’elles ont choisis précisément parce qu’elles en ont l’expérience, qu’elles ont été témoins en tant que cadre, ingénieur, chercheur, des transformations qu’elles décrivent. Chacun de nous a donc marqué certains passages de sa “patte”. Mais comme ce numéro a été un travail collectif, il a été décidé de ne pas signer chaque article. Remercions donc ici, et très chaleureusement, tous ceux qui y ont participé [3]. Ce sont, par ordre alphabétique : J. AURIBAULT, P. BRACHET, L. CATUTELLE, Dédé, M.-L. DUBOIN, Y. ÉMERY, Lasserpe, J.-P. MON, J.-C. PICHOT, R. POQUET, A. PRIME et J. REDON.
Merci aussi à tous les lecteurs qui nous ont envoyé des documents... en nous laissant le soin de les exploiter.
Aux lecteurs qui nous découvriraient par ce numéro, nous tenons à dire que notre action ne se limite pas à la critique du système capitaliste, de moins en moins redistributif et de plus en plus libéral. Nous défendons un véritable projet de société, et pour cela nous avons des propositions regroupées souvent sous le nom “d’économie distributive”. Elles font l’objet de plusieurs ouvrages, dont certains sont disponibles, et nos numéros habituels offrent une tribune libre pour en débattre. Ici, nous nous sommes contentés de montrer que laisser libre cours aux forces du marché c’est abandonner la notion même de société, c’est refuser de tenir compte des exigences sociales, c’est sacrifier l’intérêt commun, détruire le patrimoine et compromettre l’avenir. La dictature qu’impose aujourd’hui le marché est un danger totalitaire, aussi grand que furent le stalinisme et le nazisme. Le système capitaliste, en devenant mondial, s’est introduit dans des domaines qui ne le concernent pas et il met ainsi l’humanité en péril.
Or le biais par lequel passent ces menaces est du domaine de l’économie, parce que le moyen utilisé est le pouvoir financier. Celui-ci, qui a déjà asservi le pouvoir politique, tient sa force... de l’opinion, et de l’idée, qui y est trop généralement répandue, selon laquelle l’économie et la finance constituent une science si compliquée et si rébarbative qu’il faut l’abandonner, puisqu’on n’est pas compétent, à des experts. Et c’est ainsi que meurt la démocratie...
À tous ceux qui, sous prétexte qu’ils sont écœurés par la politique des politiciens, renoncent à participer à toute lutte “utopiste” pour une société meilleure et préfèrent ne penser qu’à leur entourage immédiat, se donnant bonne conscience (en pleine idéologie libérale) en prétendant que l’effort égoïste de chacun pour échapper à la dictature de l’argent contribuera à renverser, par miracle, le veau d’or, nous dédions, pour finir, cette citation de Pierre Calame et André Talmant, dans “l’état au cœur” [4] : « La crise morale et financière des systèmes publics s’accompagne en apparence d’un triomphe sans partage des idées démocratiques [...]. Mais le mouvement qui prive l’État de ses domaines traditionnels d’action en prive, dans le même mouvement, le politique lui-même [...]. Ainsi, la crise de l’action publique, loin d’être le reflet d’une victoire de la démocratie et de la revanche du citoyen risque d’entraîner la démocratie dans son propre déclin pour la remplacer par la tyrannie du marché. Cette crise est d’autant plus forte que l’autonomie de l’État-nation se réduit dans de nombreux domaines [...]. Dès lors le fonctionnement du service public et son évolution deviennent l’objet premier de l’action politique [...]. Or la politique [...] c’est ce qui permet de construire des représentations et une parole collective à partir desquelles les citoyens, individuellement impuissants, peuvent avoir prise sur leur destinée collective ».
[1] Le Monde Diplomatique juin 1998.
[2] Dans Le bien commun, éloge de la solidarité éd. Labor, 158 Chaussée de Haecht, 1030 Bruxelles, 1996.
[3] de près ou de loin, et ceux qui y ont participé de près ont apporté, en plus, leur bonne humeur, ce qui ne gâtait rien !
[4] Ed. Desclée de Brouwer, 1997.