Un fabuleux marché

La formation ?
Publication : janvier 1999
Mise en ligne : 2 avril 2006

Connaissez-vous l’ERT ? C’est, en français, la Table ronde européenne des industriels. Fondée en 1983, elle regroupe quarante sept des plus importants dirigeants de l’industrie européenne [1]. C’est lorsque le “socialiste” Jacques Delors présidait la Commission de Bruxelles que son influence sur la politique européenne est devenue déterminante : monnaie, transports routiers, emploi,... elle exerce son action dans tous les domaines [2]. « L’éducation et la formation, considérés comme des investissements stratégiques vitaux pour la réussite future de l’entreprise » [3] ne pouvaient lui échapper.

Reprenant à son compte, avec empressement, les idées de l’ERT, la Commission européenne considère que la formation doit devenir un “marché” où les étudiants sont des “clients” et les cours des “produits” : « Une université ouverte est une entreprise industrielle, et l’enseignement supérieur à distance est une industrie nouvelle. Cette entreprise doit vendre ses produits sur le marché de l’enseignement continu que régissent les lois de l’offre et de la demande » [4].

Pour atteindre ces objectifs, la Commission souligne qu’il faut mettre en place « des structures d’éducation qui devraient être conçues en fonction des besoins des clients [...]. Une concurrence s’instaurera entre les prestataires de l’apprentissage à distance... ce qui peut déboucher sur une amélioration de la qualité des produits » [5].

Mais tout cela ne suffit pas à l’ERT, décidément mise en appétit : « La responsabilité de la formation doit en définitive être assurée par l’industrie... Le monde de l’éducation semble ne pas bien percevoir le profil des collaborateurs nécessaires à l’industrie... L’éducation doit être considérée comme un service rendu au monde économique... L’éducation vise à apprendre, non à recevoir un enseignement... Nous n’avons pas de temps à perdre » [6]. Au fil des ans, l’idée fait son chemin et l’OCDE surenchérit [7] : « L’apprentissage à vie ne saurait se fonder sur la présence permanente d’enseignants [...] Il doit être assuré par des “prestataires de services éducatifs” [...] La technologie crée un marché mondial dans le secteur de la formation ... ».

Pour l’OCDE, le rôle des pouvoirs publics doit se borner à « assurer l’accès à l’apprentissage de ceux qui ne constitueront jamais un marché rentable et dont l’exclusion de la société en général s’accentuera à mesure que d’autres vont continuer à progresser ». Autrement dit, les enseignants (dont le nombre devrait fortement diminuer grâce aux nouvelles technologies) ne s’occuperont plus que de la population “non rentable”. En outre, il faut : « un engagement plus important de la part des étudiants dans le financement d’une grande partie des coûts de leur éducation » [8].

Mais il reste encore des obstacles à surmonter : dans de nombreux pays, l’enseignement à distance dépend du système éducatif ; il est réglementé et l’enseignement par correspondance commercial est contrôlé par les législations nationales. Qu’à cela ne tienne ! Les juristes de la Commission ont trouvé la parade [9] qu’on peut ainsi résumer [10] : « l’enseignement à distance est un service ; les services peuvent être fournis par tout prestataire, public ou privé, dans l’ensemble du marché intérieur ; la souveraineté nationale en la matière est donc limitée ».

Dernier obstacle à franchir pour l’ERT dans sa conquête du marché de la formation : l’attribution et la reconnaissance des diplômes qui appartiennent encore au domaine national ou public. Abolir toutes les législations nationales prendrait beaucoup de temps et, on l’a vu, l’ERT “n’a pas de temps à perdre”. Alors, la Commission a inventé “la carte d’accréditation des compétences” [11] pour permettre au patronat de gérer son propre système de formation sans se soucier du contrôle des États et du monde universitaire. Mais ce qu’il y a de plus inquiétant, c’est de constater que certains dirigeants universitaires, tout comme de nombreux responsables politiques, confrontés à la rigueur budgétaire imposée par la Banque centrale européenne, acceptent, voire encouragent, la commercialisation de l’enseignement [10].

Cela semble être le cas du Ministre français de l’éducation nationale, de la recherche et de la technologie, qui, après avoir déclaré qu’il avait pour objectif « d’instiller cet esprit d’entreprise et d’innovation qui fait défaut dans le système éducatif français », a annoncé la création d’une Agence pour la promotion de la formation à l’étranger et claironné :« Nous allons vendre notre savoir-faire à l’étranger, et nous nous sommes fixé un objectif de 2 milliards de francs de chiffre d’affaires en trois ans. Je suis convaincu qu’il s’agit là du grand marché du 21ème siècle... » [12].

C’est pourtant le même Claude Allègre qui écrit [13] : « Au nom de l’efficacité, le service public d’éducation est menacé par toute une série d’entreprises marchandes qui prennent des formes multiples. Ici, elles empruntent le visage moderne des nouvelles technologies pour proposer des cursus privés sur Internet ; là, elles s’emparent de la formation continue pour établir des “brevets de compétences” préparés librement et reconnus par les entreprises comme “équivalents” des diplômes. Ailleurs, il s’agit d’une autre “industrie” des cours particuliers, greffés sur l’école publique et qui se présente comme le seul recours à l’échec scolaire. L’internationalisation des échanges, le retard dans les politiques d’harmonisation des diplômes à l’échelle mondiale, permettent de craindre l’extension de ces pratiques. Nous ne les laisserons pas se développer sans réagir.[...] Les universités privées, payantes, concurrentielles ne correspondent ni à nos traditions ni à nos principes... » Peut-on en être rassuré ? Il va être bien difficile pour le Ministre de conquérir les marchés de la formation à l’étranger et, en même temps, de protéger son propre système national des attaques commerciales des autres !

Il pourrait déjà s’attaquer aux “ennemis de l’intérieur”, à ceux qui, sous couvert de “mission citoyenne” ont entrepris de préparer les élèves à “leur monde” de demain, c’est à dire d’en faire de bons consommateurs, bien familiarisés avec le nom, ou pour les plus petits, avec le logo, de leur entreprise. Ce marché potentiel paraît si juteux que les grandes entreprises se sont dotées de départements “pédagogiques” et font couramment appel à des agences de communication spécialisées dans la confection de mallettes pédagogiques comprenant des diapositives, des cassettes-vidéo, des cahiers d’exercices ou de jeux, des échantillons de produits (bien sûr), des CD-ROM... sans oublier un guide pour l’enseignant. Le comble est que les documents fournis sont rédigés ou relus par des enseignants ou des inspecteurs d’académie, afin de cautionner la démarche. Vivendi fournit gratuitement un « mini-laboratoire permettant de nombreuses expériences autour de l’eau », qui vaut environ 1.000 Francs, mais qui est distribué gratuitement aux écoliers des communes qu’elle dessert. Peu à peu, les enseignants, les responsables d’établissements, qui manquent souvent de moyens, se laissent tenter et deviennent demandeurs. Les deux tiers des directeurs d’écoles élémentaires ont accepté un kit pédagogique « En route pour l’Euro, dossier pédagogique réalisé à l’initiative des centres Edouard Leclerc », d’autres chefs d’établissement acceptent que les murs extérieurs des lycées ou des collèges se transforment en support d’affiches publicitaires. C’est une pratique devenue courante avec la décentralisation, d’autant plus qu’aucune disposition législative n’interdit l’affichage publicitaire sur l’enceinte ou les murs extérieurs des établissements scolaires. La généralisation de ces pratiques « place les établissements dans une logique de privatisation puisqu’à terme, les collectivités diminueront leurs dotations qui seront remplacées par ces ressources propres... C’est la fin de la stabilité des ressources et de l’égalité entre établissements » [14]. Et, bien que la publicité à l’école soit strictement interdite par de nombreuses circulaires, on pourrait multiplier les exemples de son intrusion de plus en plus fréquente dans les établissements scolaires. Mais pour le Ministère, tout est clair : « on part du principe qu’il n’existe pas de publicité dans les établissements ». Qu’attend donc Claude Allègre pour faire respecter la loi, lui pour qui « le service public, c’est le fondement de l’État. Mais le service public républicain, c’est plus que cela : l’affirmation quotidienne dans la vie des citoyens, que l’État cherche à établir l’égalité entre eux.... » [13] ?


[1Parmi eux : J-L. Beffa (Saint-Gobain), J-R. Fourtou (Rhône-Poulenc), A.Joly (Air Liquide), J.Monod(Vivendi), L.Schweitzer (Renault), ...

[2Voir Gérard de Sélys, Privé de public, à qui profitent les privatisations, Ed. EPO, Bruxelles, 1995, et Susan George, Cinquième colonne à Bruxelles, Le Monde Diplomatique, décembre 1997.

[3Education et compétence en Europe, Rapport de l’ERT à la Commission européenne, 1989.

[4Rapport sur l’enseignement supérieur et à distance dans la Communauté européenne, mai 1991.

[5Mémorandum sur l’apprentissage ouvert et à distance dans la Communauté européenne, novembre 1991.

[6Une éducation européenne, vers une société qui apprend, Rapport de la Table ronde européenne des industriels, février 1995.

[7Adult Learning and Technology in OECD Countries, OCDE, Paris, 1996.

[8Internationalisation of Higher Education, OCDE, Paris, 1996.

[9L’enseignement à distance dans le droit économique et le droit de la consommation du marché intérieur, Office des publications officielles des Communautés européennes, Luxembourg, 1996.

[10Gérard de Sélys, Le Monde Diplomatique, juin 1998.

[11Elle permettrait à un jeune d’acquérir, en les payant, auprès de fournisseurs commerciaux d’enseignement, des “compétences” dans un ou plusieurs domaines. Au fur et à mesure de son auto apprentissage, les fournisseurs d’enseignement le créditeront, sur une disquette glissée dans son ordinateur, des connaissances qu’il aura acquises. Lorsqu’il cherchera un emploi, il lui suffira de se connecter à un site “offre d’emplois”, géré par une association patronale.

[12Les Échos, 3/2/1998.

[13Claude Allègre, Le Monde, 15/12/1998.

[14F. Berguin, secrétaire national du SNES.


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