Du productivisme au consumérisme, toujours le capitalisme
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Publication : juin 2022
Mise en ligne : 15 octobre 2022
Guy Évrard nous livre ses interrogations sur l’orientation que va pouvoir prendre notre société. Va-t-elle choisir un retour à l’intégration dans son écosystème, ou continuer la fuite en avant dans sa quête de croissance ?
Un article de Jean-Claude Mairal, président du conseil de développement du pays Vichy-Auvergne, paru dans l’Humanité des débats du 26 novembre 2021, et intitulé « Une révolution à bas bruit, mais qui fait mal ! » [1], m’incite à revenir sur la nécessaire convergence des luttes face aux défis écologiques et pour le progrès social, avec l’objectif de dépasser le capitalisme [2]. Une analyse qui semble peu à peu admise, mais ne l’est pas en réalité, au fond de bien des consciences militantes. Ce qui explique certainement l’impossible mobilisation commune entre formations de gauche et écologistes, même à l’approche d’une échéance politique majeure dans le cadre de nos institutions actuelles [3].
S’appuyant sur deux ouvrages de l’analyste d’opinion et politologue Jérôme Fourquet [4] [5], Jean-Claude Mairal cite : « Nous sommes passés en quarante ans d’une économie de production à une économie de consommation et de services. De l’intérêt général à l’individualisme ; de l’engagement et de la responsabilité à la victimisation ; de l’universalisme à la française à l’américanisation de la pensée ; de la fierté vis-à-vis de nos scientifiques et de la recherche française au refus du progrès scientifique et technologique ; de la croissance à l’idéologie de la décroissance ; du progrès au principe de précaution pour tout et d’ouverture du parapluie ; d’un regard positif sur l’avenir à la peur du lendemain ; de la réalité d’aujourd’hui et de ses contradictions à la nostalgie d’un passé magnifié ; de la confiance à un pessimisme majoritaire ». Cette perception d’un déclin contribue à en appréhender les causes et à entrevoir les voies d’un nouvel avenir, sans doute un peu différentes de celles que suggère le texte de Jean-Claude Mairal.
D’une économie de production à une économie de consommation
Le constat, repris deux fois après la citation, est bien la marque de l’évolution socio-économique de la société occidentale, sous l’emprise du capitalisme, depuis la seconde guerre mondiale. La guerre a détruit de l’immobilier, des infrastructures et du capital industriel. En Europe, la reconstruction est une aubaine pour ceux qui ont conservé des moyens financiers. C’est donc une économie de production qui se met en place, avec le concours du plan Marshall américain, pilotée par les États, et répondant aux besoins des populations. Certes, en France, le programme « Les Jours heureux » du CNR (Conseil National de la Résistance) [6], déployé dès la Libération, va réduire ou spolier les profits du capital privé. Le temps de se rendre de nouveau présentable, après la collaboration durant la guerre, le grand patronat n’aura de cesse, dans les années puis les décennies qui suivent, de détricoter les conquis sociaux, les derniers arrivant à passer datant de 1968 et 1981-1982, et la réduction du temps de travail à 35 heures par semaine en 2000.
- Manifestation durant la grève des mineurs en 1984,Royaume-Uni.
(© Nick, 2008, Flickr)
Outre la revanche de classe, la décolonisation aux lendemains de la guerre (1945-1962), le premier choc pétrolier (1973) et la fin des « trente glorieuses » (1945-1975) terminent en France une période de profitabilité élevée du capital, accompagnant une forte croissance de la productivité. Une nouvelle stratégie du capitalisme va se mettre en place à l’échelle mondiale, via la « révolution conservatrice » impulsée par Ronald Reagan et Margaret Thatcher à partir des années 1980, afin de renouer avec une hausse des taux de profit. Pour réduire les coûts de production, les groupes industriels délocalisent les usines dans les pays à bas coût de main d’œuvre. En France, comme le souligne Jean-Claude Mairal, le pouvoir d’achat des salariés n’est plus assuré par le niveau des salaires mais par les prix bas des produits importés, qui entrent en concurrence avec les productions nationales. Le consumérisme se fonde alors sur trois piliers : bas coût d’une production externalisée, grande distribution et débauche publicitaire. Une expérience personnelle, qui remonte aux années 1970, témoigne de cette mutation : dans la grande entreprise industrielle où je travaillais, des acteurs du service marketing nous révélèrent en aparte que la stratégie de développement et donc de communication de l’entreprise reposait désormais sur le consumérisme. Je ne mesurais pas pleinement à l’époque le sens et les implications de cette stratégie.
Nous étions bien passés d’une économie de production, destinée d’abord à satisfaire de vrais besoins, mais qui tendait à dériver vers le productivisme (par exemple l’extraction du charbon, la construction automobile, l’agriculture…), à une économie de consommation, suivant une même logique, assurer la profitabilité du capital, avec la complicité de l’État. Le dogme libéral de l’économie de marché se déployait à l’échelle mondiale, sans plus se soucier de répondre équitablement à de réels besoins de la population, ni de structurer l’appareil productif du pays. À cette logique s’ajoute, comme le rappelle également Jean-Claude Mairal, la volonté d’éclater les grandes concentrations ouvrières, qui favorisaient l’émergence de puissantes luttes sociales (1936, 1968). Dans les années 1960, on s’empressa d’ailleurs de développer le tout pétrole aussi pour ne plus être « à la merci » des luttes des mineurs de charbon (grandes grèves de 1947, 1948 et 1963), qui avaient su mobiliser la solidarité citoyenne, après leur engagement massif pour le redressement du pays à la sortie de la guerre. Notons qu’en se substituant à l’économie de production, le consumérisme n’efface pas le productivisme mais s’y superpose ou le déplace.
Progrès techniques ou fuite en avant capitaliste ?
La concurrence internationale et la course à la puissance favorisent sans doute la recherche et l’innovation, d’abord militaires mais aussi dans l’économie civile, puisque conquérir des marchés alimente le moteur du capitalisme. Mais il ne s’agit guère alors de contribuer au bonheur humain, la théorie du ruissellement n’étant qu’un avatar occasionnel. À ce petit jeu, la France, qui ne peut plus compter sur son empire colonial, perd logiquement quelques places, comparée à de grands pays émergents. C’est par l’intelligence de leurs orientations, leur volonté de cheminer vers un monde meilleur et la mise en place de coopérations internationales appropriées que les chercheurs de notre pays peuvent garder leur rang et il me semble qu’ils y parviennent. À la condition que l’État ne leur rogne pas les ailes dans la recherche publique, et que les grands groupes privés ne sacrifient pas les équipes de recherche sur l’autel des dividendes à court terme pour les actionnaires.
À l’heure où j’écris ces lignes, une fusée Ariane 5 vient de lancer le nouveau télescope spatial James-Webb depuis la base de Kourou. Fruit d’une coopération entre la NASA [7] et les agences spatiales européenne (ESA [8], dans laquelle on sait que notre pays tient toute sa place) et canadienne. Selon un commentateur de la NASA : « Depuis une forêt tropicale jusqu’aux frontières temporelles, James-Webb entame un voyage vers la naissance de l’Univers », rapporte Le Monde [9]]… Autre exemple de la notoriété de chercheurs français : les responsabilités exercées au sein du GIEC [10] par les climatologues Jean Jouzel (coprésident du groupe 1 de 2002 à 2015), Valérie Masson-Delmotte (coprésidente du groupe 1 depuis 2015) et Hervé Le Treut (expert membre du groupe 1), et leur engagement public dans la lutte contre le réchauffement climatique. Il n’y a pas lieu ici de partager les regrets de Jean-Claude Mairal, « À Glasgow, aucune trace de l’importance de la recherche scientifique dans la lutte contre le réchauffement climatique », puisque c’est sur la base des synthèses du GIEC, communiquées aux États et rendues publiques, que les COP (Conférences des parties) délibèrent annuellement, traduisant les rapports de force entre nations, sous la pression des lobbies, et où les organisations non gouvernementales (ONG) tentent de se faire entendre. Dernier exemple : les ingénieurs de notre pays ont su convaincre la communauté internationale de construire sur notre territoire (sur le site du CEA [11], à Cadarache) le prototype de tokamak destiné à démontrer sa capacité à fournir de l’énergie grâce à des réactions de fusion nucléaire (projet ITER [12]) [13]. Un réel défi pour l’avenir.
La recherche scientifique, en croisant peut-être davantage sciences dites dures et sciences humaines que par le passé, nous ouvre, me semble-t-il, deux voies opposées vers le futur. La première voie est celle qui nous rappelle que l’humanité est composante d’une nature en équilibre, un équilibre certes dynamique mais que l’on ne doit pas rompre au risque de provoquer une catastrophe irréversible. C’est dans cet équilibre que l’homme peut s’épanouir. Son émancipation sera alors collective et d’autant plus pérenne que la biosphère sera attentivement préservée. La seconde voie est prédatrice et fait feu de tout bois, dans le seul but d’aller toujours plus loin dans l’exploitation du travail, des savoirs et des ressources de la nature pour la minorité qui a le pouvoir et rêve d’échapper un jour à la condition terrestre. C’est la voie de la fuite en avant capitaliste, celle que suivent les libertariens, qui flirtent avec le trans-humanisme. N’est-ce pas cette dualité qui rend les citoyens hésitants, face aux progrès scientifiques et techniques, dont ils n’ont pas la maîtrise politique qui pourrait leur redonner confiance, maintenant qu’ils sont davantage avertis de la finitude du monde ?
Un pessimisme précurseur de nouveaux engagements ?
Non, Jean-Claude Mairal, les mouvements écologistes n’ont pas, a priori, « une approche réactionnaire », même si on attend parfois qu’ils choisissent leur camp, notamment sur les questions sociales. Et l’écologie n’est pas non plus « à la mode », comme je l’ai entendu lors d’un récent débat sur l’immigration [14]. La sanctuarisation de la nature peut être une solution momentanée pour sauver des espèces sur un territoire, et l’humanité doit éviter certaines proximités, comme nous le rappelle la pandémie actuelle, car elle partage bien un monde unique, qu’elle doit faire durer. C’est l’approche scientifique qui nourrit aujourd’hui le plus souvent l’argumentation.
Non, la remise en question de la croissance économique (celle du PIB) n’émerge pas davantage de milieux hors du temps. Nous avons souligné, dans un précédent numéro de la Grande Relève [15], cette évidence pour un physicien, « que la croissance durable n’existe pas ! » [16]. Lire le récent ouvrage [17] (en bande dessinée) de l’ingénieur Jean-Marc Jancovici peut aider à s’en convaincre. En rappelant également que l’alerte avait été lancée à la face du monde dès 1972 par le rapport Meadows [18], commandé par le Club de Rome, une institution éminemment libérale prenant soudain conscience de la fragilité d’un des fondements du capitalisme, qui ne saurait donc être un ressort pour un nouvel avenir.
- Rapport Meadows : Les limites à la croissance
Dans la bataille idéologique, le libéralisme oppose volontiers l’individualisme de la liberté d’entreprendre et de jouir sans entrave de biens matériels dans une société de compétiteurs prenant des risques, à l’initiative individuelle au service d’une solidarité collective dans une société apaisée de justice sociale. Dans cette croisade, la prise en mains des médias et d’une certaine production culturelle, longtemps miroir de l’Amérique du Nord, par les puissances financières, est évidemment une arme redoutable. Mise en avant, la culture du risque est assez représentative de l’opposition des valeurs. Si le risque est l’affaire de chacun, une composante de la liberté individuelle, c’est aussi une valeur sûre du libéralisme lorsqu’il devient une marchandise, dont le prix grimpe avec la probabilité avérée de l’accident, par exemple via un évènement du type Fukushima. Mais de quel droit fait-on prendre des risques à l’humanité et à la Terre entière ? Ainsi, ne jouons pas aux apprentis sorciers en envisageant la géo-ingénierie afin de réduire le réchauffement climatique. Jean-Claude Mairal ne l’envisage pas explicitement mais il attend de la science et de la technologie qu’elles nous sauvent de nos excès. C’est justement le droit qui peut arbitrer, par exemple au moyen du principe de précaution, ou grâce aux lanceurs d’alerte, qui ont tant de mal à valoriser leur action au bénéfice de la société.
Une confiance profonde des citoyens en l’avenir doit s’appuyer sur leur implication collective dans la marche du monde, à rebours de l’idéologie libérale qui recherche toujours un champion qui saura verrouiller le débat politique. Pour conclure ici, citons un article de l’hebdomadaire Politis, publié au terme d’une collecte sauvant le journal de la cessation de paiement : « Dans la bataille culturelle qui se joue, nous voulons contribuer à reprendre l’offensive pour dire quelle société nous voulons construire et comment. L’urgence démocratique, écologique et sociale nous oblige. L’heure n’est plus à débattre de la nécessité de bifurquer, mais à construire des espaces pour accélérer les changements nécessaires. Nous sommes convaincus qu’il n’y a pas d’avenir possible sans rupture franche avec le productivisme, le consumérisme, les logiques prédatrices, et donc avec le capitalisme. Qu’il n’y a pas d’avenir possible sans prise en charge radicale et immédiate du péril écologique, sans partage des richesses, sans sortie du patriarcat, sans dénonciation inconditionnelle de toute forme de racisme » [19]. La Grande Relève ne s’inscrit-elle pas dans ce même objectif ?
[1] Jean-Claude Mairal, « Une révolution à bas bruit mais qui fait mal ! », L’Humanité des débats, 26-28 novembre 2021, p.17.
[2] Guy Évrard, « Biodiversité, climat et question sociale », La Grande Relève, N°1224, janvier 2022, p.2.
[3] NDLR : Cet article, écrit avant la mise en place des coalitions pour les élections législatives, continue d’interroger sur la viabilité de ces alliances après les élections.
[4] Jérôme Fourquet, « L’archipel français », éd. Seuil, Documents, 2019.
[5] Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, « La France sous nos yeux », éd. Seuil, Sciences humaines, 2021.
[7] NASA : Administration nationale de l’aéronautique et de l’espace des États-Unis.
[8] ESA :Agence spatiale européenne.
[9] https://www.lemonde.fr/sciences/article/2021/12/25/le-telescope-james-webb-pret-a-etre-lance_6107278_1650684.html?xtor=EPR-32280629-[a-la-une]-20211226-[zone_edito_2_titre_4
[10] GIEC : Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat
[11] CEA :Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives
[12] ITER : Réacteur thermonucléaire expérimental international
[13] De la recherche à l’industrie - La fusion nucléaire pour produire de l’énergie (cea.fr)
[14] Au cours de ce débat sur l’immigration, en novembre 2021, c’est la réponse peu convaincante qui m’a été donnée par l’intervenante, exerçant des responsabilités politiques nationales sur le sujet, alors que je demandais pourquoi il semblait plus difficile d’obtenir des succès en faveur des migrants en se basant sur le droit international existant, alors que les droits de la nature devenaient un outil de lutte efficace et que des victoires juridiques étaient enregistrées dans des contentieux avec les États, condamnant leur inaction face au réchauffement climatique.
[15] Guy Évrard, « Science et vision politique pour tracer le chemin », La Grande Relève, N°1223, octobre 2021, p.4.
[16] Philippe Pajot, « Exponentielle et adaptation », La Recherche, N°566, Juillet/Septembre 2021, p.3. Référence à une présentation de l’astrophysicien Aurélien Crida, lors des Journées de la Société française d’astronomie et d’astrophysique, le 8 juin 2021.
[17] Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain, « Le monde sans fin », éd. Dargaud, 2021.
[18] Une analyse de ce rapport "The limits to growth" (les limites à la croissance) est proposée par Jean-Marc Jancovici : https://jancovici.com/recension-de-lectures/societes/rapport-du-club-de-rome-the-limits-of-growth-1972/
[19] Le billet d’Agnès Rousseaux (directrice de l’hebdomadaire), Politis, le 05 janvier 2022. — https://www.politis.fr/articles/2022/01/campagne-de-dons-un-immense-merci-43928/