Et l’on tuera tous les aphteux…


par  P. LAZULY
Publication : mai 2001
Mise en ligne : 4 octobre 2008

18 mars 2001 : chronique des abattages excessifs…

La Brigade d’épuration avait soudainement investi la ferme et s’affairait à présent autour du bétail, dans les bâtiments d’une propreté douteuse où porcs et moutons étaient cloîtrés. Dans la salle à manger, seuls Joe Paddington et un fonctionnaire du Ministère de l’Agriculture étaient restés enfermés. Le premier ressassait de noires pensées et sortait seulement de son silence pour donner quelque information sur son cheptel lorsque le second, qui remplissait un formulaire d’indemnisation, lui posait une question. Les animaux sacrifiés lui seraient remboursés au prix du marché, expliquait-il, un peu gêné. Il faut dire que le prix du marché, ce n’était plus grand-chose ; la viande, plus personne n’en mangeait.

L’irruption d’un vétérinaire de la Brigade, dans sa combinaison orange ornée d’un logo, plutôt malvenu, qui représentait une vache hilare, arracha Joe à ses pensées. L’abattage de ses bêtes venait de commencer : on avait repéré, dans une de ses étables, un cas suspect. Joe savait qu’il ne servait à rien de protester. Un seul cas suspect, et tout le cheptel y passait. Principe de précaution, comme ils disaient. En réalité, le vétérinaire venait surtout s’informer de la raison pour laquelle un cochon se trouvait en dehors de la porcherie, juste à côté du poulailler.

— Ah, lui ? C’est Copain, expliqua Joe d’un air las. C’est le cochon qu’on élève pour notre consommation personnelle. Il ne mange pas la même chose que les autres, vous comprenez. Le vétérinaire comprenait. Mais même s’il vivait à l’écart de ses congénères, le cochon biologique devait lui aussi y passer. Il n’y avait pas de Copain qui tienne, Joe le savait. La loi du marché voulait que son cochon brûlât, il brûlerait. Tout blasé qu’il était, Joe eut néanmoins un vif frisson d’horreur lorsqu’il vit le regard du vétérinaire de la Brigade se poser froidement sur Jeremy, son épagneul chéri. L’agriculteur et le véto n’échangèrent pourtant pas un mot : il n’y avait rien à dire, et rien à objecter. Le fonctionnaire ajouta le chiffre 1 à la ligne “Chien” de son formulaire, et Jeremy suivit en frétillant de la queue le vétérinaire orange qui tenait dans sa main droite quelque chose qui ressemblait à s’y méprendre à un morceau de chocolat, mais dont on ne se remettait pas.

Une bonne heure s’écoula. Le fonctionnaire avait fini de remplir son formulaire, mais il était resté attablé. Ni Joe ni lui n’avaient le cœur à bavarder. Dehors, la Brigade d’épuration s’affairait toujours à sa tâche et l’on commençait à percevoir l’odeur répugnante des carcasses se consumant sur le brasier. C’est alors que le vétérinaire réapparut dans la salle à manger, flanqué cette fois de trois autres membres de la Brigade, l’air gêné. Joe leur jeta un regard inquiet, et c’est lorsqu’il les vit détourner la tête que soudain, il comprit : le principe de précaution ne s’arrêterait pas à Jeremy. Il avait longtemps cru qu’il lui suffirait de se désinfecter les pieds dans un quelconque pédiluve, mais avec l’extension de l’épidémie, ces modestes exigences sanitaires avaient vécu : selon un récent sondage, le consommateur était en effet persuadé que la désinfection des pieds ne suffisait pas à garantir l’innocuité d’un fermier. Le Ministère en avait tiré les conclusions qui s’imposaient, même si la Brigade avait le plus grand mal à s’y habituer. Le nez sur son dernier café, Joe sentait leurs regards sur lui posés. Il n’y avait rien à dire, il le savait : le consommateur avait toujours raison. Aussi se leva-t-il, résigné, et sortit bravement de la salle à manger, escorté des quatre combinaisons orange, sans même que le vétérinaire n’ait eu à agiter le moindre morceau de chocolat.

Le calme était revenu dans la pièce. Le fonctionnaire, zélé ajouta le chiffre 1 à la ligne “Agriculteur” de son formulaire. Sale métier. Mais comme l’avait rappelé le Ministre de l’Agriculture, dans cette période électorale mal engagée, le consommateur avait plus que jamais besoin d’être rassuré.


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